Relatos en francés y traducción, 1945

En esta página: 

1.- La Coiffure de Madame Mornay.
Notice biographique de Madame Mornay. 
2.- Comme l´Enclos de la cité Victorine, janvier 1945.
3.- Nocturne de Neige
4.- Petite chose, 25 mars 1945.
4.- Adagio de la Sonate au Clair de Lune, avril 1945. 
Traducción en español. 
4.- Les Trois Grâces, mai 1945. 
5.- Une fois... Pénélope, mai 1945.
6.- Angélus, 2 juin 1945.
7.- Clair-obscur sentimental, juillet 1945.
8.- La veillée des morts, juillet 1945.
9.- Swing à l´Hôtel de Londres.
10.- Tapis d´Automne.
11.- Une fois je vis les Rois Mages.
12.- Une leçon au Collège Yolande d´Anjou.
Traducción en español.



LA COIFFURE DE MADAME DE MORNAY

Saumur, le 15 Janvier 1945


         Toutes les existences humaines, si sérieuses et pathétiques soient-elles, offrent toujours quelque aspect qui ne l´est pas du tout. Celle de Madame de Mornay n´échappe pas à cette loi et j´ai surpris à ce sujet au t. II des Mémoires et Correspondance de Duplessis-Mornay une anecdote véritablement réjouissante. La voici : Madame de Mornay, cette femme si grave et cette calviniste si zélée, fut excommuniée pendant quelque temps par ses coreligionnaires à cause de sa coiffure ! Incroyable ! Voici comment la chose s´est passée.
         C´était au commencement de l´été 1584. Duplessis-Mornay, alors superintendant de la Maison du roi de Navarre, importante citadelle des réformes. Naturellement le premier souci des Duplessis fut d´entrer en relation avec ses coreligionnaires. Mais tout n´allait pas pour le mieux dans la communauté protestante montalbanaise. Un véritable schisme sévissait dans son sein depuis quatre ans. Motif ? La coiffure des femmes réformées. Ni plus ni moins. Le ministre Bérault, interprétant bizarrement une disposition du dernier Synode général où il était question des « quinquenalets », avait essayé d´imposer aux femmes la prestation d´un serment en vertu duquel «elles ni leurs filles ne porteraient jamais leurs cheveux ou fil d´arecheal dedans». Réellement la prétention était exagérée et par surcroît grotesque. Il n´est donc pas étonnant que les femmes se révoltèrent. Il en résulta excommunication, scandales aux temples, tumultes dans les rues et même un procès d´injures devant la Cour de Justice du Parlement de Toulouse.
         La famille Duplessis-Mornay en s´installant à Montauban, n´avait certainement pas l´intention d´attiser encore la discorde; mais voici que la maladresse du ministre Bérault la poussa bientôt dans cette voie.
         A son arrivée à la ville, Madame de Mornay entortillait elle aussi ses cheveux avec les damnés fils d´archal. Et pourquoi pas ? La bible ne le défend pas. En outre, c´était la mode et dame Charlotte Arbaleste faisait partie de la Cour du Roi de Navarre ; c´est-à-dire, du cercle des dames les plus élégantes. Comme la famille Duplessis n´était pas habitante de Montauban et relevait au point de vue religieux du ministre de la même Cour, il va de soi que Madame de Mornay n´était pas obligée de se soumettre à la discipline singulière de la communauté montalbanaise. Cependant pour donner l´exemple, la brave dame était prête à l´accepter humblement, quand entre-temps le ministre Bérault, faisant preuve d´un manque absolu de savoir-vivre, se permit de refuser sans aucune explication, à la famille des Duplessis-Mornay les méreaux pour la prochaine fête de la Cène. Un tel refus équivalait pratiquement à une dénégation d´admission au sein de l´église de Montauban ; et la famille le prit comme cela. Cela n´empêcha pourtant pas que peu de temps après, des émissaires du ministre Bérault osassent intimer à Madame de Mornay, d´une façon assez impolie, de renoncer elle aussi à sa coiffure. Naturellement celle-ci se refusa à obéir. Puisque ces messieurs n´avaient pas voulu l´admettre au sein de leur église, elle n´était pas non plus obligée de se plier à leur bizarre discipline.
         La guerre entre le ministre chicaneur, appuyé par une partie du consistoire montalbanais, et la famille Duplessis-Mornay éclata par la suite. C´était la guerre de la coiffure. Deux réunions extraordinaires des Consistoires de la Ville et de la Cour furent célebrés pour connaître l´affaire. Des notables comme De Serres et De la Place y assistèrent. Mais cela ne lui servit à rien. Bérault était un homme entêté et il ne désarma pas. Au contraire, il parvint à force d´intrigues à ce que le ministre même de la Cour, Cahier, refusât lui aussi les méreaux de la Cène à toute la famille Duplessis. Donc celle-ci se trouva de facto excommuniée, sans aucune condamnation régulière. C´était inouï ! Deux pasteurs obscurs et sans renom excommuniant le Pape même des huguenots !
         Une protestation verbale très énergique de Philippe de Mornay, ainsi que deux autres écrites de sa femme, appelant au prochain Synode National, aboutirent au même résultat. Madame de Mornay eut beau protester de sa foi et conjurer le consistoire montalbanais de lui montrer un texte de la Bible, des Sts. Pères ou du moins du dernier Synode Général, condamnant la façon de se coiffer. Tout en vain. Bérault et ses satellites ne voulurent rien entendre, rien comprendre ni rien discuter. Mais oui : ils continuèrent à exiger obstinément de Madame Charlotte Arbaleste comme condition sine qua non de la levée de l´excommunication, le renoncement préalable aux fils d´archal.
         Alors pour prendre part à la Cène rituelle de la Noël 1584, la famille du Pape des huguenots n´eut d´autre solution que de s´adresser au village de Villemeux, distant de trois lieues de Montauban dont le pasteur Hardy n´était pas un fanatique intransigeant.
         Somme toute, le Consistoire de Montauban ne céda pas ; mais Madame de Mornay non plus.
         Et à plus forte raison. Dame, non ! Ni un ni cent consistoires d´hommes ne réussiront jamais à vaincre l´obstination d´une femme, blessée dans son amour-propre. Il ne manquerait plus que cela !
         D´autre part, a-t-on jamais vu dans la vie qu´une femme élégante, si dévote fût-elle, ait renoncé à se coiffer à la mode de peur des anathèmes des consistoires et des synodes ?

NOTICE BIOGRAPHIQUE DE MADAME DE MORNAY

Manuel García Sesma

Tout le monde connaît en Anjou, du moins sommairement, la vie et l´œuvre du plus illustre gouverneur de Saumur: messire Philippe de Mornay, seigneur du Plessis-Marly. Mais y en a-t-il beaucoup qui sachent quelque chose sur Madame de Mornay…?
Pourtant elle fut une dame illustre, digne sous tous les rapports du grand chef huguenot. Mais c´est justement à cause de cela qu´elle demeure complètement ignorée.
Bah ! les femmes honnêtes sont comme les peuples heureux: elles n´ont pas d´histoire… Du moins, on le répète souvent. Mais est-ce vrai…? Pas du tout. Elles n´ont pas d´histoires, ce qui est très différent…
Mais oui: les femmes honnêtes ont toujours une histoire touchante. Touchante, mais non bruyante. Ah ! «le bien -disait St-François de Sales– ne fait pas du bruit et le bruit ne fait pas du bien…»
Voilà le secret.
Quant aux femmes des grands hommes qui ont su être dignes de leurs maris, leur histoire a de surcroît une longue portée.
L´œuvre de ceux-là s´explique souvent par l´influence de celles-ci ; elle porte du moins l´empreinte de cette influence. Est-il donc juste l´oubli absolu auquel les condamne couramment la postérité..?
Madame Duplessis-Mornay est une des victimes de cette injustice. Personne –que je sache– ne lui a consacré une biographie modeste. Même parmi les coréligionnaires.
Pourtant il s´agit d´une dame « dont les vertus et le savoir ne brillèrent pas d´un moindre éclat que ceux de son époux.»
Cette affirmation n´est pas de moi, mais des auteurs de l´édition complète des « Mémoires et correspondance de Duplessis-Mornay », faite à Paris en 1824.
C´est en feuilletant les 12 volumes de cette œuvre curieuse pour étudier la pensée et l´action hispanophobes de Duplessis-Mornay, que je fus frappé par la personnalité singulière de sa femme. Voici, à la façon d´une exquise biographique, les notes rapides que je pris sur sa vie.
Madame Duplessis-Mornay, née Charlotte Arbaleste, vint au monde en 1549. Son père, seigneur de la Borde et vicomte de Melun, fut pendant quelque temps Président de la Chambre des Comptes de Paris: charge « qu´il exercea –écrit sa fille dans ses «Mémoires»- avec beaucoup d´intégrité, fort aymé des comptables qui avoient affaire à luy, hayssant les présens et refusant des parties jusques à du fruict et confitures.»
Le seigneur de la Borde fut d´abord catholique, mais ayant été persécuté comme sympathisant des réformes à cause de son amitié avec le prince de Condé, il devint protestant. Il mourut à Melun le 15 Août 1570, âgé de 58 ans.
La mère de Madame de Mornay fut Madeleine Chevalier, fille du Seigneur d´Esprunes et sœur de l´évêque de Senlis. Elle demeura toujours catholique et décéda à Vignau le 31 Décembre 1590. Son corps fut enterré dans l´église de Melun.
Charlotte Arbaleste étant issue d´une famille seigneuriale, reçut une éducation appropriée à son rang. Elle fut une femme très cultivée. Les « Mémoires » qu´elle nous a laissés sur la vie de son mari, composant un volume in-8º d´environ 500 pages, accusent incontestablement la plume d´une femme de lettres. Elle excellait dans les humanités, la théologie, les mathématiques et la peinture. Quoique élevée dans le catholicisme, elle embrassa de bonne heure la Réforme. Elle épousa à 17 ans Jehan de Pas, seigneur de Fouquères et de Retz, premier maréchal de camp de l´armée de Bourbon et de Coligny. Il n´est pas besoin de remarquer qu´il était lui aussi calviniste. Leur mariage fut célébré à Brye Comte Robert le 29 Septembre 1567. Le seigneur de Fouquères qui venait de prendre part à la tentative de Meaux, pour enlever Charles IX, dut quitter sa jeune épouse deux jours après son mariage, pour aller se battre à la plaine de St-Denis. Entre-temps, elle demeura pour le moment à la Borde, auprès de son père; puis, ils partirent tous les deux pour Orléans. C´est ici que son mari vint la rejoindre après la paix de Londjumeau (27 Mars 1568). Ensuite ils firent un nouvel et bref séjour à la Borde, avant de partir en été pour les Ardennes. Le seigneur de Fouquères ayant offert ses services au Prince d´Orange, comme beaucoup d´autres seigneurs protestants, passa bientôt comme maréchal de camp auprès du Duc de Deux-Ponts. Il laissa entre-temps sa jeune femme à Sedan, où elle accoucha d´une fille, Suzanne de Pas, le 29 Décembre 1568.
Cinq mois après, le 23 Mai 1569, Jehan de Pas mourait prématurément à la Charité, à la suite d´un coup de pied de cheval. Charlotte Arbaleste n´avait en ce moment que 19 ans. L´année suivante elle perdit encore son père, une sœur et son beau-père.
Tous ces coups venant s´ajouter à sa situation affreuse à Sedan, éloignée qu´elle était de ses parents, de son pays y de ses biens, marquèrent pour toujours de leur trace la santé de la jeune veuve. Pour comble de mauvaise chance, la St-Barthélémy la surprit peu après à Paris. Elle y était arrivée faire le partage de la succession de son père. Le récit qu´elle a laissé dans ses «Mémoires» sur ses péripéties pendant le massacre, tient du roman d´aventures. La maison fut fouillée et pillée par les domestiques du Duc de Guise. Un de ses oncles maternels, Charles Chevalier, fut assassiné dans la rue de Betizy. Elle se sauva avec sa fille, âgée en ce moment de trois ans, se cachant tout d´abord pendant trois jours chez son parent le seigneur de Perreuze, maître de requêtes de l´Hôtel du Roi, habitant la vieille rue du Temple. Mais là vinrent aussi se réfugier une quarantaine d´autres parents et amis de la famille. Donc la maison étant devenue suspecte, fut bientôt cernée et fouillée. Charlotte échappa à cette fouille, se cachant dans la voûte creuse d´un grenier. Le même jour et dans la même rue fut assassiné le président de la Place. Alors Charlotte, après avoir envoyé sa fillette avec une servante chez sa grand´mère maternelle, quitte au soir la maison du sieur de Perreuze et alla passer la nuit chez un capitaine séditieux, marié à une ancienne femme de chambre de Madame de la Borde. Par la suite elle se cacha pendant deux jours dans l´Etude du Présidente Tambonneau et pendant cinq jours, chez un marchand de blé. Enfin, onze jours après le massacre ayant pris la résolution de quitter Paris à n´importe quel prix, elle se déguisa en femme du peuple et embarqua dans un bateau qui faisait le voyage de Sens. Cela n´alla pas sans danger. Aux Tournelles on l´arrêta et elle faillit être noyée dans la Seine, parce que démunie de passeport, elle fut soupçonnée d´être huguenotte. A Yuri, elle dut se cacher encore pendant 15 jours chez un pauvre vigneron; à Esprune, quinze jours encore chez sa grand-mère maternelle; et à la Borde, une semaine chez son frère aîné.
Enfin, le jour de la Toussaint 1572, elle put arriver à Sedan, sous la conduite d´un charretier. Elle était sauvée. Certes, l´épreuve avait été dure, mais magnifique aussi. Charlotte avait fait une découverte importante: celle de son courage. Tous ses frères, ses parents, la plupart des amies, des personnalités si remarquables du parti huguenot comme le Prince de Condé et la Chancelière de l´Hôpital feignirent lâchement d´abjurer pour échapper à ce massacre. Charlotte, non. Elle brava virilement tous les dangers, sans fléchir jamais. Au quatrième jour de l´hécatombe, Charlotte répondit fièrement à sa mère qui la menaçait de l´abandonner à son sort et de lui renvoyer sa fillette, si elle ne condescendait pas à aller à la messe :
-                           « Eh bien, dans ce cas, je la prendrai entre mes bras et nous nous laisserons massacrer toutes les deux ensemble…? »
         Cet épisode suffit à dépeindre le caractère entier de Madame de Mornay. C´était une femme honnête, sincère, fidèle, désintéressée, idéaliste et intrépide. Pour bien connaître l´élévation de ses principes et la beauté de ses sentiments, il faut lire attentivement le testament signé à Buhy le 2 Juin 1583. Écoutez par exemple ces émouvantes recommandations à ses fils :
-« Quant à mes enfants je les prye et commande à tous de vivre et mourir en la relligion en laquelle nous les faisons instruire ; de préférer la crainte de Dieux à tous les honneurs et biens, et ne rien prétendre que de la bénédiction de Dieu ; qu´ils se souviennent que cette vie est brève et pleine de misères ; que ceulx-là seuls se peuvent dire heureux, qui ont repos dans leurs consciences.. » Ce langage élevé n´est-il pas emprunté au libre de la Sapience..? 
Charlotte Arbaleste séjourna cette fois à Sedan jusqu´à son mariage avec Duplessis; c´est-à-dire, environ trois ans et demi. A son arrivée, elle trouva tout de suite beaucoup d´amis qui lui offrirent spontanément leur appui. Elle fut logée chez le sieur de Verdavayne, médecin du Duc de Bouillon. Celui-ci habitait justement très près de la famille Mornay et c´est à cause de ce voisinage qu´elle se lia bientôt d´amitié avec les trois frères, surtout avec Duplessis. L´affinité de goûts, de caractère, de principes et de sentiments fit le reste. Au bout de quelques mois, Philippe épousa Charlotte. C´était le 3 Janvier 1576.
Il est oiseux de remarquer, étant donnée l´élévation morale des fiancés, que cette union fut avant tout un mariage d´amour. Au moment des fiançailles, Duplessis-Mornay ne voulut rien apprendre sur la dot de sa future femme, alléguant que les bien étaient la dernière chose à laquelle on devait penser en se mariant, la principale étant les mœurs et le caractère de la personne avec laquelle il faut passer toute la vie.
D´ailleurs, l´amour, la fidélité, l´accord, le respect mutuels des Duplessis ne se démentirent jamais, de part et d´autre, au long de toute la vie.
Du testament ci-dessus, je me permets de citer encore les paragraphes suivants :
« Je supplie Dieu me conduire en ceste vie présente en sa crainte et amour ; puis, me faire ce bien que, comme il m´a donné un mari doué de  beaucoup de dons et de ses grâces, et duquel je reçois honneur, bon traitement et amitiés, je lui rends aussi, tous les jours de ma vie, le debvoir, obeissance et service que je lui doits, et conforme à l´amitié que je lui porte…
Je m´estimerai très heureuse que, quand il plaira à Dieu que soyons séparés d´ensemble, que ce soit par ma mort, car aultrement ma vie me seroit une langueur…
Je désire et supplie très humblement M. Duplessis de me faire tant d´honneur à sa mort, d´ordonner que son corps soit mis où il lui aura pleu faire mettre le mien, afin que, comme nous avons vescu ensemble avec une mesme volonté, nos corps soient dissous en poudre, et finalement ressuscitions ensemble pour jouir avec toute immortalité de la félicité éternelle… »
Ces vœux touchants et éloquents ne valent-ils pas le plus beau poème d´amour..?
Avec son deuxième mariage, Charlotte Arbaleste recommença la vie errante et mouvementée du premier. Une semaine ne s´était pas encore écoulée que Duplessis-Mornay dut quitter sa femme pour rejoindre l´armée protestante. Ces absences intermittentes allaient durer tout la vie; et les déplacements de Charlotte par terre et par mer, jusqu´à ce qu´elle se fixa à Saumur, c´est-à-dire, treize ans.
Bien entendu, ces voyages n´étaient pas précisément pour elle des parties de plaisir. Outre que les moyens de communication et de transport à cette époque n´étaient pas commodes ni rapides, l´état maladif de Madame de Mornay –elle ne se plaint souvent dans ses « Mémoires »- ses grossesses fréquentes et les dangers de la guerre et du brigandage –maintenu parfois par la noblesse même– rendaient ces déplacements très peu agréables. Une fois, comme elle allait d´Angleterre en Flandres, où son mari l´avait précédé en juillet 1578, la peste se déclara à bord du vaisseau et emporta deux filles de la nourrice de sa fille Elisabeth.
Pendant cette période agitée de sa vie, Madame de Mornay mit au monde cinq filles et quatre garçons: Marthe, née au Plessis le 17 Décembre 1576; Elisabeth, née à Londres le 1 Juin 1578; Philippe, né à Anvers le 20 Juillet 1579; Maurice, né à Anvers vers 1581 et mort trois mois après; Anne, née au Plessis en 1582; deux jumeaux morts-nés à Rouen en 1583; une fille, née à Montauban le 19 Août 1586 et morte trois mois après; et enfin, Sara, née à Nerac le 7 Décembre 1578 et morte aussi trois mois après.
Détail curieux! La marraine de son deuxième fils, Maurice, fut une espagnole: Mademoiselle de Pérez «femme de grande piété», comme remarque Madame de Mornay. Ce détail est en effet curieux parce que les Duplessis, pour des raisons politiques et religieuses, ressentaient peu de sympathie à l´égard des espagnols.
La deuxième étape de la vie conjugale de Madame de Mornay –étape de vie sédentaire et relativement calme– commence avec son installation à Saumur. On sait que Duplessis-Mornay fut nommé gouverneur de cette place à la suite de la trêve conclue à Tours entre Henri III et Henri de Navarre en 1589. Il en prit possession avec le régiment du sieur de Préaux le 15 Avril de cette année.
Madame de Mornay ne dissimule pas dans ses « Mémoires » le contentement que lui produisit son installation à Saumur. Elle écrit à ce sujet :
« Environ ce temps, j´arrivay près de M. Duplessis, à Saumur, avec nostre famille ; et fault que je confesse que souvant j´avoy désiré, puis qu´il falloit pour une sy bonne cause estre chassé de sa maison, que nous eusssions quelque lieu arrêté pour retirer nostre famille ; et avoit esté parlé des gouvernements de Castres et puis d´Albret ; mais Dieu qui veult que nous nous remettions à luy, nous donna ceste retraiete à temps, et en lieu plus commode pour servir à son église et aulx nostres. »
Madame de Mornay habita « ceste retraicte » et ce « lieu plus commode » pendant 17 ans; c´est-à-dire, jusqu´à sa mort.
Donc on peut bien lui décerner le titre de saumuroise d´adoption.
Au moment de son installation à Saumur, Madame de Mornay atteignait la quarantaine. C´est l´âge de commencer à se reposer. Cependant le repos des Duplessis à Saumur ne fut toujours que relatif. Surtout pour Philippe de Mornay. Ils venaient à peine de s´y installer qu´un événement capital se produisit dans le pays. Henri III fut assassiné à St-Cloud le 2 Août par le moine Jacques Clément. Alors les partisans du Béarnais durent s´empresser plus que jamais. Duplessis-Mornay se montra un des plus actifs et des plus décidés. On connaît le coup de maître qu´il porte sur la Ligue, enlevant opportunément le cardinal de Bourbon. Henri de Navarre en apprenant la nouvelle à Dieppe, s´écria :
-                           « Voilà un des plus grands services que je pouvais recevoir. Messire Duplessis fait les affaires bien autrement. »
Ce qu´on ignore généralement est que Madame de Mornay fut un des auteurs de ce coup. Elle accompagna son mari à Montsoreau pour le préparer. Leur projet était d´amener le cardinal à Saumur; mais une indisposition subite de Duplessis le fit échouer.
L´activité du Gouverneur de Saumur à cette époque fut extraordinaire. On le vit successivement là où il fallait combattre et là il fallait négocier. Cependant il n´oublia à aucun moment sa femme. Du camp de bataille d´Ivry il envoya expressément à Madame Mornay son valet de chambre d´Aulay, pour lui apprendre la victoire.
Bien entendu, pendant toutes ses absences de la ville sa femme fut la véritable gouvernante, Messire de Pierrefite –commandant en second de la place– et Bernafré –capitaine de la compagnie du château– ne faisant rien sans son avis préalable. Quand ce dernier décéda en 1595, Madame de Mornay le remplaça par le capitaine Teil.
Tous les plans arrêtés par Duplessis étaient en son absence exécutés diligemment par sa femme. Voici ce qu´elle écrit dans ses « Mémoires » au sujet du retour de Duplessis à Saumur en juillet 1592 :
« Arrivé à Saumur, il eut grant contentement de voir le temple commencé et fort advancé en son absence, par la diligence que j´y meis, et sans qu´il en coustast ung dernier à l´Eglize, car il avoit esté contrainct pour les fortifications du chasteau d´abattre ung lieu où on vouloit faire le presche, nommé La Fourrière, et de louer à ung escu et demy pour presche le jeu de paume de la ville pendant qu´on en bastiroit ung ou une place proche de la porte du Bourg qu´il acheta expres. Or, le trouva doncq en tel état que, peu de jours après, le presche y feut transporté, et est à noter que cela ne pleut pas à ses ennemys, car ils s´étoient toujours attendeuz qu´il se jetteroit en quelqu´ung des lieux destinés au service de l´Eglize romaine, dont il aviendroit de la plaincte et du scandale, sans prendre la patience et entreprendre les frais d´en batier ung tout neuf. Trouva aussy les fortifications de la place n´avoir eu moins de progrez qu´en sa présence selon le peu de moyen que l´on nous en donnoit, et de là en avant y apporta ung règlement plus certain. Mesmes feict commencer à fortifier le fauxbourg de la Billange qu´il avoit long temps désigné, lequel, depuis sa majesté, venant à Saumur, ordonna estre continué, et en accrut, commmme il sera dict, les moyens. »
Il va de soi qu´étant donné le zèle religieux de Madame de Mornay, la construction du temple, l´organisation de l´église réformée de Saumur et le fonctionnement de l´académie Protestante furent toujours son principal souci. Pour desservir l´une à l´autre, les Duplessis attirèrent à Saumur une véritable élite; «Tellement –commente avec orgueil Madame de Mornay– que nous pouvions dire qu´il n´y avoit en la chrestienté églize mieulx pourveue. » Et elle dénombre avec une évidente complaisance tous ces ministres illustres : « M. d´Espina, personnaige célèbre » ; « M. MACEFER, d´advocat qu´il estoit au parlement de Paris faict ministre du Sainct Evangile » ; « Maistre Jehan Vincent, bon théologien, bien versé en toutes bonnes lettres » ; « M. Félix du Tronchay, dit de la Noue, personnaige de rare pieté, doctrine et singulière éloquence » ; et « M. Bouchereau, personnaige doué de rares dons de Dieu. »
Dans ces conditions il n´est pas étonnant qu´en 1595 se tint à Saumur une assemblée générale des députés des églises réformées, présidée par De la Noue; en 1596, un synode Général, présidé par la Tousche; et en 1600, une autre assemblée des députés.
Duplessis-Mornay se trouvant absent de Saumur lors de la célébration des deux assemblées, la Gouvernante ne manqua pas d´y intervenir indirectement. La relation détaillée qu´elle en donne, démontre qu´elle était bien au courant de tout ce qu´on y délibéra.
Avec les visites des notables de la religion, alternèrent celles des notables de la politique : Henri IV et sa soeur Catherine de Bourbon, Sully, la reine douarière Louise de Lorraine, etc…
A propos de la visite d´Henri IV, le 20 Mars 1593, Madame de Mornay écrit spécialement :
« Sa majesté estant à Saumur monstra estre fort content des fortifications commanda de les poursuyvre et en accreut les moyens. Mesmes, pour la closture du fauxbourg de la Billange accorda aussiy en faveur de M. Duplessis, aulx habitants exemption de tailles pour neuf ans, desdommagement des maisons ruynées à l´occasion desdisctes fortifications et droict de Cloaison à l´instar de celuy d´Angers pour l´entretenement des murailles de la ville, loua particulièrement le bastiment du temple, et octroya lettres d´érection pour ung collège à Saumur garny de professeurs es troys langues et es arts et sciences, promettant de pourveoir quand la nécéssité de ese affaires le permettroit, au bastiment et entretenement d´iceluy. »
         Pourtant d´après ce que Madame de Mornay raconte un peu avant, il semble que le Béarnais vint à Saumur, se faisant précéder de sa sœur, non pas précisément pour voir la Billange, mais pour essayer de réduire Madame, qui était follement éprise de son cousin-germain le comte de Soissons, à épouser Monseigneur de Montpensier. La gouvernante avoue à ce sujet que la sœur du roi avait déjà écrit à M. Duplessis «et à moi mesmes» plusieurs lettres, concernant cette affaire.
La relation que fait Madame de Mornay de la visite de Sully est particulièrement curieuse.
         « En juillet 1604 M. de Rhosny veint voir M. Duplessis à Saumur et Madame de rhosny, nostre niepce, sa femme, avec luy, et y feut assisté d´eulx avec une fort prompte affection, jusques au nombre de six vingtz gentilzhommes des meilleures maisons, la plupart de relligion contraire, parce qu´il y en a peu d´aultres au pays. En ceste entreveue se renoua une plus estroicte intelligence entre eulx et feurent prins quelques conseils pour le bien de l´églize et de l´estat… Le but de M. Duplessis feut de luy lever toute défiance de ceulx de la relligion affin que, para la crainct de remuements de leur part, le roy ne feust poinct reteneu d´entreprendre contre l´Espaignol… »
Un jour les Duplessis eurent une visite inattendue: Celle du Confesseur d´Henri IV.
« Père Cotton, jésuite venant de la Flesche, passé à Saumur, et demanda à le saluer avec cinq de son ordre. M. Duplessis le receut courtoysement. »
Et, Madame de Mornay apostille un peu malignement :
« Les catholiques romains de la ville eurent pene à croire ceste visite, et veinrent en nombre jusques à la porte du Château pour s´en asseurer par leurs yeulx, et en divers lieux s´en feit des gageures. »
Cependant tout n ´était pas des réceptions brillantes et des visites de courtoisie. En 1596 le complot du capitaine Pol obligea les Duplessis à quitter leur domicile particulier de la Grande Rue pour habiter le Château.
« Ce ne feut pas sans grand incommodi´te et despence du commencement, parce qu´il estoit tout en ruyne. Là je commençay quelques deux moys après, d´estre plus violentée de mon catharre, mesmes de craindre la perte de la veue, de laquelle je sentoy grant diminution. »
Le 13 Janvier 1602 un autre complot plus grave faillit coûter la vie à Duplessis.
Sous l´impulsion d´un moine fanatique, nommé Anastasio de Vera, deux malandrins essayèrent d´assassiner le gouvernement dans le temple. Il est oiseux de remarquer que cette tentative, venant après celle de Saint-Phal à Angers (28 octobre 1597) affecta profondément Madame de Mornay.
« C´est attentat –avoue-t-elle– me donna des traverses qui n´adjoustèrent pas peu à mon indisposition ordinaire. »
En 1604 la peste menaça à son tour les Duplessis. Le fils d´un sergent de la garnison en fut atteint et trépassa. Alors Madame de Mornay se retira avec sa famille au Château de Moumois, à St-Martin de la Place. Elle employa ici la plupart de ses loisirs à continuer ses « Mémoires ». La Gouvernante les avait commencés à Saumur en Avril 1595 et les acheva à Saumur aussi en Avril 1606. Pendant cet intervalle des grands changements intervinrent au foyer des Duplessis. Les quatre filles se marièrent.
Suzanne épousa en 1597 le seigneur de la Verrie; Marthe épousa en 1599 Jehan de Jancourt, seigneur de Villarnoul; Elisabeth épousa en 1601 Jacques de St-Germain, sieur de Lingreville, Beaumont et la Baleine; et Anne épousa en 1603 le baron de la Lande. Tous les mariages furent célébrés à Saumur.
C´est aussi à Saumur que naquirent par la suite quelques petits fils de Madame de Mornay: Philippe de la Verrie en 1598, Charlotte de la Verrie en 1599 ; Philippe de Jancourt en 1600, Philippe Sanson de Saint-Germain en 1603.
A cette époque la santé de la Gouvernante, toujours fragile, était assez ébranlée ; et un coup inattendu vint la tuer. Ce fut la mort de son fils Philippe. Madame de Mornay idolatrait ce garçon bien doué dans lequel elle voyait le continuateur idéal de son mari. C´est pour lui qu´elle écrivit ses « Mémoires » avec sa touchante préface. A 16 ans il fut présenté á la Cour à Fontainebleau et reçu capitaine du château de Saumur. Il fit le serment entre les mains du comte de Chiverny, chancelier de France. Henri IV voulut le retenir d´abord à la Cour ; puis, lui donner le commandement d´un des trois régiments qui devraient attaquer les espagnols en Pays Bas ; mais le Roi ayant sagement abandonné cette entreprise sous la menace de l´ambassadeur d´Espagne, le fils de Philippe de Mornay s´engagea volontaire dans l´armée de Maurice de Massau. Le courageux garçon n´eut pas de chance. Il fut tué devant Wesel à la tête de ses soldats le 23 Octobre 1605. Il était âge de 26 ans.
Son corps fut ramené à Saumur le 21 Avril 1606. On lui fit un enterrement grandiose. Tout le peuple sans distinction de religion, avec les capitaines de la garnison et les échevins et officiers de la ville en tête, sortit à la Croix-Verte attendre le cercueil et l´accompagna jusqu´à l´Hôtel de Ville. De là religionnaires le portèrent au temple où il fut inhumé.
On dit que quand Philippe de Mornay apprit la nouvelle de la mort de son fils, il s´écria : « Je n´ay plus de filz, je n´ay donc plus de femme. » Et en effet, Madame de Mornay, ayant été accablée par cette mort, décéda à son tour le 15 Mai suivant. Son époux et le pasteur Bouchereau recueillirent son dernier soupir. On trouve une relation émouvante et détaillée de son décès dans le « Discours sur la mort de dame Charlotte Arbaleste », dû en partie au pasteur Bouchereau et en partie à un auteur anonyme. On y lit à propos de son enterrement :
«Et feut son corps le mardy ensuyvant 16 May, déposé près de celuy de son filz, au lieu à ce destiné qu´elle avoit faict achepter et bastir avec grant soing, portée partie par les plus honnestes gens de la famille et garnison, partie par les anciens de l´églize réformée de Saumur, qui se veinrent volontairement offrir à cest office, la pleurans tous comme mère ; et secondez en ce regret, sans distinction de relligion, de tous ceulx de la ville
La douleur de Duplessis –Mornay pour cette perte fut immense. Il nous en a laissé la trace, dans deux sonnets touchants dont voici le deuxième :
« Ce coup qui te perça, me transperça mon âme.
Qui te rendit à Deiux, me laissa mille morts.
Tandis que mon esprit démenant ses efforts,
Plus m´enfonce ce dard, et plus avant m´entame.

Plus je baigne ma plaie, et plus elle s´enflamme ;
Elle hérisse d´horreur, dès qu´on touche ses bords
Tous ces baulnmes humanins, gardez les pour les corps :
Dieu seul sçait, de mes maulx trouver le cataplasme.

Qui tous eux en ung coup, de si loin nous enferre,
De si loin rassemblés, ensemble nous enserre,
Nous recueille en son sein, mais le tiers gist icy.
Navré de corps et d´âme, en son sang il se traisne,
Père de tous les trois, ayes de luy mercy ;

Tu as ravi sa vie, allongée tu sa gesne ? 


Comme l´Enclos de la cité Victorine

A Madame Marcelle Chandouineau

Saumur, le 1 janvier 1945


Mon jeune ami me la présenta d´un ton de satisfaction, mêlé de tendresse:  
- Mademoiselle X, ma fiancée.
Je la saluai cordialement. En  même temps je l´examinai d´un coup d´oeil rapide. C´était une jeune fille châtaine, élancée, jolie, aux traits fins, aux yeux bleus clairs. Son regard était droit et serein; son sourire charmant; son air, tranquille et ferme. Elle me fit la meilleure impression. C´était dans une petite maison de la Cité Victorine. Je crois qu´il y a beaucoup de saumurois qui ne connaissent pas la Cité Victorine. Cela n´a rien de surprenant. La Cité Victorine est un petit enclos dans une petite oasis: la rue Marmaillette. Cet endroit, était autrefois un parage bas et marécageux,  comme son nom primitif Mare Maillette le laisse bien entendre. Quand la Loire monte, quelques-uns des jardins environnants sont encore inondés par les infiltrations de la rivière.
La Cité Victorine fut bâtie aux commencements du siècle actuel par Mademoiselle Victorine Poisson, fille d´un gros commerçant très important sur la Place de la Bitange. De la maison que j´habitais à Saumur (9 bis), rue Gambetta, j´embrassais complètement de mes yeux la petite cité toutes les fois que je me penchais sur la fenêtre méridionale de ma chambre. Qu´il est beau au printemps, et toujours paisible et propre cet enclos avec son rempart de maisonnettes uniformes à un seul étage, aux vides et toiture rouges, et les yeux de leurs lucarnes surveillant le jour et la nuit les jardinets, émaillés de légumes et de fleurs!
J´y allais de temps à autre visiter mon jeune ami et ses parents.  J´aimais passer au soir un petit moment avec des artisans laborieux et braves qui m´accueillaient toujours avec bienveillance,
Une fois ayant chargé le père de me rendre un service professionnel, comme je lui demandai, quand il l´eut achevé: Combien, Monsieur…?, il me répondit ingénument: “Aux autres ateliers, le prix courant est tant. Mais vous êtes un pauvre réfugié et je ne veux pas vous voler. Donne-moi seulement tant.”
C´était à peu près la moitié. Naturellement avec cette probité, quoiqu´il travaillât le jour et la nuit, il n´était pas devenu riche.
Que voulez-vous? Les gens scrupuleux ne font jamais fortune. Et quoi! L´argent ne fait pas non plus la félicité, et au bout du compte, sa famille était heureuse. Mais oui, avec ce bonheur inconscient et terne des foyers  modestes où l´amour, la droiture et le travail réchauffent la vie de leurs habitants, comme les tisons de la cheminée.
Un jour, la mère –une petite dame très alerte, aux cheveux blancs et aux prunelles bleues– m´annonça d´un air satisfait: “Vous savez, ils se marient mercredi prochain.”
“Ils” c´étaient, bien entendu, son fils et sa future bru. C´était le mois de juin. Et en effet, le jour indiqué ils se marièrent dans la plus rigoureuse  intimité. Pas d´éclat, de faste ni de bruit. Les circonstances n´étaient pas du tout propices aux ripailles ordinaires des noces. Qu´importe! Ne s´agissait-il  pas d´un véritable mariage d´amour? L´éclat, le faste et la ripaille se cachaient dans leurs coeurs. Dorénavant la petite maison des humbles artisans se para d´un ornement en plus: de la grâce, de la beauté et des illusions de la charmante belle-fille.
Mais dorénavant aussi je commençais à remarquer que l´impression de sérénité que j´éprouvais toujours en la visitant prenait petit à petit une teinte légère de mélancolie.

Pourquoi…? Parce que hélas!, ce tableau familier simple et touchant était une insinuation incessante à mon coeur que le véritable bonheur sur la terre ne se trouvait pas sur les routes de l´ambition, de l´aventure et de la lutte que je suivais anxieusement depuis longtemps, mais ici: sous le toit d´un foyer agréable et tranquille, ensoleillé par les regards amoureux d´une brave petite femme comme celle de mon ami; savoir, paisible, discrète et jolie, comme l´enclos de la Cité Victorine…



PETITE CHOSE

A mademoiselle Solange F.

Saumur, le 25 Mars 1945

Un dessinateur adroit n´aurait pas éprouvé des difficultés à tracer en un instant un portrait stylisé de « Petite Chose ». Celle-ci avait une silhouette tellement stylisée! Voyons: des plis d´un manteau bien pris, une chevelure noire, des lèvres fines de pourpre et des yeux très expressifs. Somme toute, à peine une douzaine de lignes. Précisons, avant de poursuivre, que « Petite Chose » était une des petites femmes les plus charmantes qui se promenaient par les rues de Saumur. Quand je la rencontrais en route, elle me faisait toujours l´impression agréable d´une tanagrette ravissante. Et quel homme de goût est insensible aux charmes pénétrants d´une tanagra ?
Les petites femmes ont une esthétique, une poésie et même une philosophie particulières. C´est normal.
Remarquez tout d´abord que c´est uniquement à elles que convient l´épithète de mignonnes. Pourquoi? Parce que le mignon est par définition le beau en petites proportions. Une femme grande peut être belle, éclatante, splendide, éblouissante ; mais pas mignonne. Seules les petites femmes véritablement jolies sont proprement mignonnes.
Il est vrai qu´Aristote affirme qu´une femme petite n´est jamais véritablement jolie. Mais cette affirmation est tout à fait gratuite. Là où il y a de la proportion et de l´harmonie, de l´éclat et de la vie, il y a de la beauté. Les dimensions ne comptent pas. Naturellement, si la taille de la petite femme est au-dessous de la moyenne, s´il s´agit d´une véritable naine, Aristote a raison, puisqu´il y a évidemment un manque de proportion. Mais en parlant de l´esthétique des petites femmes, nous ne parlons pas des naines.
Or la contemplation d´une figure mignonne produit automatiquement chez le spectateur un sentiment mélangé de ravissement et d´attendrissement. On est saisi sur le coup de désir de la prendre, de la toucher, de la caresser, de la posséder, mais finement, suavement, sans lui faire de la peine.
C´est le cas des petites femmes véritablement jolies. Quand on les rencontre pour la première fois, on se sent du même coup et ravi et attendri. On voudrait se les approprier immédiatement, mais sans leur faire de mal. On les convoite et on les respecte.
Il s´agit là d´une réaction sentimentale instinctive, correspondant à la nature de la beauté de ces femmes, faites spécialement de délicatesse. Même l´homme le plus grossier et le plus brutal éprouve de prime abord devant une figurine exquise de petite femme des sentiments plus ou moins délicats.
Eh bien, cette délicatesse –morale et physique– non seulement constitue l´esthétique des petites femmes, mais aussi leur poésie. C´est un fait indéniable que chez cet être faible et puissant à la fois qu´est la femme, la beauté a toujours à l´égard de notre sexe un certain caractère d´agression et de défi. La femme belle semble dire continuellement à l´homme : « Résiste, si tu peux, à ma séduction. »
Mais chez les petites femmes, ce défi - manifestation spontanée de la puissance féminine – est tellement discret qu´on ne l´aperçoit guère. Aussi donc leur force s´efface. Plutôt, elle se cache et il ne reste apparemment que leur beauté et leur faiblesse ; c´est-à-dire, leur délicatesse. Alors l´homme le plus prévenu contre la séduction féminine se fait naïvement l´illusion qu´il ne se trouve plus devant un créature agressive et dangereuse, mais faible, sans défense et gracieuse ; et c´est cette illusion naïve que fait jaillir automatiquement chez lui des sentiments exquis, des pensées élevées, des élans romantiques et des désirs raffinés ; c´est-à-dire, une véritable source de poésie. Ajoutez que la délicatesse de la petite femme tient à la fois de toutes les choses les plus ravissantes de la Nature et de l´Art : de l´attrait de l´enfant, de la fragilité du bibelot, du luxe de la poupée, de l´éclat du rhododendron…
Mais oui : les petites femmes mignonnes sont faites en effet pour être gâtées sans cesse comme les enfants, pour être traitées soigneusement comme les bibelots, pour être parées splendidement comme les poupées, pour être aspirées voluptueusement comme les fleurs…
Qui ne sent pas la poésie de la petite femme, est un sauvage ou un anormal.
Enfin, les petites femmes ont aussi une petite philosophie qui ne laisse pas d´être intéressante. Remarquez effectivement que d´après la sagesse de la plupart des mystiques religieuses, le principe féminin incarne par rapport à l´homme l ésprit du Malin et l´attrait de la Tentation.
C´est Ève – symbole biblique de son sexe – qui prit la première du fruit de l´arbre défendu du Paradis et en donne à manger à son mari.
Or pour ce qui est du mal et de la tentation, la petite femme ne représente-t-elle  pas évidemment et le mal le plus petit et la tentation la moins dangereuse !
Après toutes ces explications on comprendra sans effort pourquoi l ´homme de goût se plaît spécialement au commerce des petites femmes.
Et on s´expliquera aussi sans aucune malice la dévotion purement esthétique que je vouais secrètement à « Petite Chose » pendant mon séjour à la capitale du Haut Anjou.
Il ne me reste à avouer que je ne connaissais « Petite Chose » que de vue. Mais c´était assez. Connaît-on mieux la violette, le rayon de soleil ou le papillon qui poétisent le sentier d´un promeneur ?
Un jour…
C´était une après-midi d´automne. Une bourrasque glaciale fouettait les visages des passants. Des flâneurs endimanchés longeaient les rues de Bordeaux et d´Orléans. Ils s´acheminaient vers les bords des rivières. Toues les deux avaient débordé. Leurs crues étaient extraordinaires.
J´allai moi aussi voir celle du Thouet. Je m´arrêtai aux environs du Pont Fouchard. Le spectacle ne manquait pas d´intérêt. Les eaux se ruaient furieusement contre les piles du pont dynamité, voulant les arracher. Bien entendu, les prairies avoisinantes étaient complètement inondée, et la passerelle et le bac, submergés. Malgré tout, le passage n´était pas interrompu. On le faisait en barques. Mais leur sureté était nulle et je ne me serais pas hasardé pour rien au monde à traverser le fleuve de la sorte.
Cependant…
Que vis-je tout à coup sur la rive gauche ? « Petite Chose » montant dans une barque ! Sa vue me frappa et cette fois je me mis à la suivre des yeux non plus avec plaisir, comme je le faisais dans les rues de la ville, mais en proie à une vague inquiétante. Et si la barque était renversée par le courant ?
Mais « Petite Chose » n´avait pas l´air de penser à ce danger. On voyait qu´elle faisait le passage sans souci, tranquillement, même en souriant…
A qui ?
Pourquoi ?
Je regardai autour de moi et j´aperçus immédiatement une silhouette connue. Je compris…
« Petite Chose » ne naviguait pas en ce moment dans une barque misérable, mais à bord d´un superbe yacht. Il se nommait « Amour » : l´unique illusion terrestre qui permet aux humains de naviguer tranquillement et même joyeusement sur les eaux fangeuses et débordées de l´existence…



L´ADAGIO DE LA SONATE DU CLAIR DE LUNE


A Philippe Jayer
Saumur, le 5 avril 1945

SAUMUR, Rue Dacier. Une petite chambre donnant sur une spacieuse cour hexagonale. Plafond plâtré. Murs tapissés de tons roses avec boiserie gris cendre. Accrochés çà et là quelques tableautins modernes: deux marines, un paysage champêtre, une petite nature morte très remarquable, une aquarelle du “Petit Puits” et une autre de la “Maison des Trois Mousquetaires, à Chinon.” Au centre, une grande table couverte d´une nappe rose. D´un côté, un beau buffet acajou foncé aux vitraux irisants et, à droite de la porte d´entrée, un humble piano aux dimensions d´un ancien clavecin.
Un jeune étudiant se met à jouer. La maison est déserte. Nous sommes seuls, lui et moi. Le jour est morne et froid. Une lumière blafarde se glisse obliquement par la fenêtre. Mon jeune ami commence à interpréter une berceuse de Chopin. Rien de plus opportun. L´atmosphère est assoupissante. Une poupée délaissée sur un fauteuil, se met à dodeliner. Mais je ne m´endors pas. Je me borne à songer. Chopin est le musicien des rêves. Des rêves mélancoliques comme ceux de tous les phtisiques. A quoi voulez-vous que songe un condamné à mort?...
Je me plonge dans une triste rêverie. C´est une tristesse nostalgique. Nostalgie de la jeunesse et du pays perdus. Il y a vingt ans, j´écoutais cette même musique dans mon village natal. Alors j´étais, moi aussi, un étudiant.....
Après la berceuse de Chopin, mon jeune ami exécute la “Campanella” de Liszt, puis le “Troisième concerto” de Beethoven, la “Sérénade” de Schubert, une sonate de Mozart, la “Chanson du Sauvage” de Grieg, “España” d´Emmanuel Chabrier...
Il s´agit d´un petit concert organisé exprès en mon honneur. C´est le deuxième concert que j´entends à Saumur. En général, les Saumurois ne sont pas mélomanes. Le jazz leur suffit. Au surplus, les jeunes filles sentimentales s´extasient au Café de la Ville, en entendant chanter “Amor” ou “Bésame mucho”. Bien entendu, elles ne comprennent rien aux paroles; mais ces chansons les font, sans doute, rêver à des amours exotiques et langoureuses.
Quand par hasard on organise à Saumur un récital de musique classique, on le donne en famille, dans un salon de l´Hôtel de Londres. Et pour cause. Etant donné le petit nombre d´amateurs, une salle de spectacle serait trop grande[i].
Mon jeune ami appartient à cette petite élite d´amateurs. Il joue du piano avec aisance et sentiment. On voit qu´il sent réellement ce qu´il exécute, ce qui, en musique est capital. Pour ma part, je passe un beau moment à l´écouter. Cela me distrait, c´est-à-dire, cela détourne mon esprit des préoccupations vulgaires de mon exil.
La musique est l´art idéal pour s´évader de la prison grossière du réel. Surtout la musique symphonique. Elle représente le plus complet affranchissement de l´esprit.
Aucun programme n´a été préparé à l´avance. Mon jeune ami joue ce qu´il veut. Je pense qu´il interprète naturellement, ce qu´il sait exécuter le mieux. Et, en même temps, ce qu´il croit qu´il me plaira davantage.
Tout d´un coup, il attaque l´adagio de la sonate en ut dièse mineur (op. 27 n º 2) de Beethoven, c´est-à-dire, la sonate du “Clair de Lune”.
Qui lui a inspiré cette heureuse idée?... Bien sûr, il ne se doute pas que c´est le morceau musical qui saurait me toucher le plus, à cette occasion. Pourquoi?...
Anatole France a remarqué avec sagacité, que le lecteur n´admire d´ordinaire dans les livres que ce qu´il met dedans. A son avis, l´écrivain fournit simplement au lecteur de quoi frotter son imagination[ii][1].
Et bien, cette observation non seulement est valable pour la littérature, mais encore et surtout pour la musique. Le compositeur, lui aussi, fournit toujours à l´auditeur de quoi frotter son imagination. L´émotion musicale est éminemment subjective.
C´est pourquoi, je suis, à cet instant ému tout spécialement par l´adagio de la sonate du “Clair de Lune”. Non seulement il frotte mon imagination, mais la frappe violemment. Rien que d´entendre les premières mesures, mes nerfs s´électrisent. Je suis en proie à la plus forte émotion. Du reste, une émotion toute différente de celle qui inspira à Beethoven, cette page immortelle?... Hélas! non. Je ne suis pas épris à ce moment-là d´aucune Juliette Guicciardi. De toute façon, l´audition me transporte tout de même et, quand mon jeune ami fait vibrer les trois “sol” initiaux du “leit motiv”, je ne me trouve plus dans sa maison, ni même à Saumur, mais loin, très loin, dans l´espace et dans le temps...
C´était la fin de mars 1938. Nous soutenions en Espagne, depuis deux ans, le premier choc du fascisme européen. L´Allemagne et l´Italie essayaient sur notre chair et sur nos villes le fer et le feu avec lesquels elles allaient bientôt incendier le continent. Le reste des pays, sauf la Russie et le Mexique, contemplaient notre tragédie avec indifférence. Ils ne voyaient pas ou, plutôt, ils ne voulaient pas voir que l´averse de bombes qui tombait, en ce moment, sur notre Madrid invincible et héroïque, se déchargerait également sans trop tarder sur Belgrade et sur Varsovie, sur Oslo et sur Athènes, sur Londres et sur Paris, sur Bruxelles et sur Helsinski. On préférait cacher lâchement la tête, comme l´autruche, et on inventait l´astucieuse farce de la non-intervention pour justifier la plus funeste des inhibitions.
Ecrasés par la supériorité numérique et matérielle de l´ennemi, nous cédions le terrain petit à petit. A ce moment-là, le front d´Aragon s´effondrait et les fascistes s´approchaient de Lérida, l´historique place catalane, devant laquelle le Gran Condé échoua en 1647. Pour empêcher l´ennemi de traverser la Sègre, nous y arrivâmes, quelques camarades et moi, avec trois batteries d´obusiers Vickers de 105 milimètres[2].
Notre armée n´ayant pas, pour le moment, d´infanterie en ligne dans la contrée, il fallait interdire le passage à l´ennemi à coups de canon. Et nous le défendîmes de cette façon pendant trois jours. Malgré les “Heinckel”, les “Messerchmitt” et les “Breda”, les “Caproni” et les “Savoie 81”, nous canonnions les fascistes presque sans cesse. De temps à autre, on s´arrêtait pour refroidir ou nettoyer l´âme des pièces; puis, on recommençait de plus belle.
Et bien, à la fin de ces journées mouvementées, nous allâmes prendre un peu de repos dans une jolie villa des environs. Elle s´appelait “Villa Esperanza”. Dans un salon garni d´un mirador aux vitraux rouges et jaunes sommeillait un vieux piano. Un jeune camarade de Barcelone, pianiste remarquable, l´ouvrit et se mit à jouer. Et il exécuta superbement l´adagio de la sonate du “Clair de Lune”. Je m´en souviens parfaitement. Comme je me rappelle aussi l´émotion toute particulière que cette interprétation me produisit. Les notes frappantes du thème Beethovien[iii] – il en fit une interprétation personnelle très vibrante – retentissaient dans mes oreilles d´artilleur comme l´écho sinistre des voix de la bataille:
“Feu..! Feu!... Feu!...
C´était la griserie cruelle de la guerre. C´était l´exaltation brutale du combat. C´était hélas! aussi... un autre temps!
Oui, un temps très différent. Mais je le revis premièrement dans mon coeur, cette morne après-midi saumuroise. Ce fut une véritable hallucination. Il est pourtant vrai que je ne me trouvais pas en Espagne, mais en France.
Je n´étais plus sur un champ de bataille, mais dans une ville pacifique et insouciante.
Sur le tabouret du piano ne s´asseyait plus un compatriote, couvert de poudre et de poussière, mais un jeune étudiant étranger qui ne savait rien de notre drame, ni de notre guerre. Mais qu´importe cela!
            Dans mon coeur d´exilé, j´entendis à nouveau les sons vibrants du piano de “Villa Esperanza” et il résonnait dans mes oreilles d´artilleur comme les voix guerrières du front de Lérida: “Feu!... Feu!... Feu!...






[1] Anatole France: “Le Lys Rouge”.
[2] Le groupe était commandé par le commandant Escalona.





[i] Pourtant lorsque on joue parfois de l´Opéra, les saumurois remplissent toujours le Théâtre Municipal. Pour amour de la musique… ? Pas du tout. Pour des raisons qui n´ont rien à voir avec le partitions.
[ii] Le Lys rouge.
[iii] Aaj: Il en fit une interprétation personnelle très vibrante. 

NOCTURNE DE NEIGE

A Mademoiselle Marie-Blanche J.
(Interpreté à la Réunion de la Société des Lettres,
Sciences et Art du Saumurois,
tenue à l´Hôtel Budan le 7 avril 1946)

Saumur, le 14 avril 1945


Pendant les neiges de Janvier 1945 –qui couvrirent Saumur presque tout le mois– je pris l´habitude de me promener solitairement toutes les nuits à travers les rues. C´étaient des promenades sentimentales à la recherche de visions et sensations de circonstances. Saumur couvert de neige n´était plus la petite ville que je connaissais depuis quelques mois, mais une autre agglomération nouvelle, encore plus coquette et plus charmante.
La neige fait toujours de pareils miracles. Elle métamorphose merveilleusement tous les paysages. Elle les embellit. Elle les enveloppe d´un manteau fastueux de poésie. Et la petite capitale du Haut Anjou, drapée somptueusement d´hermine, était véritablement mignonne comme une jolie fiancée en robe de noce. C´est pourquoi je ne me lassais pas de la contempler à cette époque.
Le jour, je gravissais et parcourais son coteau pour jouir de ses vues d´ensemble. D´ordinaire, je faisais l´ascension par les rampes serpentines du Jardin des Plantes. Il était beau, lui aussi, ce bosquet, enseveli tout à fait sous la neige.
A l´entrée du Jardin, le héros mourant des Thermopyles grelottait sous sa froide chlamyde. Les plantes abritées dans les serres se ratatinaient sous les vitres givrées. Et le vieux cèdre et le vieux sapin du parc secouaient leurs barbes grisonnantes, de temps en temps.
La grande joaillère de pierre taillait silencieusement de grosses perles. Les ceps grimpaient lestement sur le mur comme des lézards opalins. Et de fraîches et brillantes prunelles regardaient rêveusement le beau paysage, dès les fenêtres du Collège de Jeunes Filles.
Vu des terrasses supérieures du jardin, et surtout du mirador central de la plus élevée, il était vraiment splendide. Le petit vallon du Thouet, parsemé d´arbres et de toits blanchissants, avait l´air d´une crèche de Noël. Et si l´on embrassait complètement l´horizon, il donnait l´impression ravissante d´un superbe éventail de nacre.
Mais oui: un éventail monumental sur lequel un peintre fantaisiste aurait ébauché un site romantique et un rimeur galant aurait inscrit un gentil madrigal. Devant lui, Théophile Gautier aurait improvisé une autre “Symphonie en blanc majeur”, comme celle de la Comtesse Nesselrode.
Mais si la perspective de Saumur était charmante du côté du Thouet, par contre, elle était troublante du côté de la Loire. Le contraste frappait. Pour contempler cette autre face de la ville, je m´arrêtais toujours devant l´Hôtel Belazur, à l´entrée du chemin des moulins. C´est là le meilleur observatoire. La rivière glacée aux bords et sillonnée au milieu par des caravanes interminables de glaçons, offrait à ce moment, un aspect désolé et morne, comme de naufrage et de catastrophe. L´Île Offard-Millocheau donnait la sensation d´un grand linceul, recouvrant le cadavre de son quartier, mis à feu et à sang, par l´aviation. Et les flèches de St-Pierre et de St-Nicolas ressortaient sur l´horizon, comme des baïonnettes formidables gardant farouchement l´entrée du pont. Un grand Christ tremblotant sur sa croix ajoutait une note de tragédie à ce paysage de cauchemar. Et la colonne imposant du vieux Château, toujours debout et immobile sur son coteau, se dressait comme une image frappante du Temps, spectateur indifférent de tous les panoramas de la Nature et de toutes les réactions de notre Conscience.
La nuit, je flânais au hasard des rues à la recherche d´impressions de détail. Saumur plongé dans les ténèbres devenait, de ce fait, une ville fantasmagorique. Et sa fantasmagorie prenait des formes réelles aux reflets incertains de la neige. En passant quelquefois par certains endroits, j´éprouvais, en effet, la sensation d´être poursuivi par des revenants. Les fantômes ancestraux de la ville erraient – ils, à cette heure, dans les rues..? Qui sait..!
En tous cas, à l´aide de mon imagination surexcitée, je crus reconnaître dans l´obscurité plusieurs silhouettes. Le capitaine Pol et d´autres conjurés se promenaient discrètement par la Grande Rue, autour de la maison de Duplessis-Mornay. Le père Grandet descendait chez lui par la rue du Fort, pressé de “choyer, caresser, couver, cuver, cercler son or”.
Un groupe de gendarmes parlant espagnol traversait la place Saint-Pierre, menaçant de mettre à sac Saumur le lendemain. Le galant lieutenant de la Roncière descendait l´escalier de la rue Basse, pour aller à un rendez-vous de miss Allen. Et le commandant Gauchais, le lieutenant Delon et les chirurgiens Grandmenil et Café s´acheminaient, par la rue St-Nicolas, vers la loge des “Chevaliers de la Liberté”.
Toutes les visions n´étaient pourtant pas de fantômes. Je me rappelle encore, en ce moment, un brillant spectacle: celui qu´offrait le portique artistique du Temple, éclairé par l´unique réverbère qui luisait sur la Place de l´Arche-Dorée; à cette époque. L´effet était fantastique. L´élément péristyle dorique donnait l´illusion complète d´un ancien temple grec. Quand je traversais à la nuit cet endroit, je ne me croyais plus dans une ville française, mais dans une cité du Peloponnese. Les ruines adjacentes de la rue du Petit Mail, le piédestal vide de la statue de Delessert, la masse imposante de la Tour Grenetière, les six bouches généreuses de la Place, la neige et le froid, la solitude et le silence, tout contribuait à frapper ma fantaisie et à me transporter dans un pays lointain et chimérique.
Mais de toutes les impressions de ces promenades sentimentales par les rues de Saumur, j´en garde, en particulier le souvenir suivant.
Une nuit....
Il était 21 heures environ. Je venais de faire un tour par les faubourgs des Ponts.  J´avais pris la rue Saint-Jean et je m´étais perdu dans les ruelles de la paroisse de St-Pierre. La tour de l´église se dressait dans les ténèbres, comme une stèle de marbre gigantesque. Tout à coup, les sons d´un piano commencèrent à frapper mes oreilles. Je m´arrêtai. Quelqu´un jouait mélancoliquement le “Rêve d´amour” de Liszt. C´était une jeune fille. J´aime beaucoup le “Rêve d´amour” de Liszt, cette pièce touchante du grand artiste, faite de mesures suaves et emportées, caressantes et pathétiques, comme une passion romantique. Wagner a dit: “Je ne puis concevoir l´esprit de la musique résidant ailleurs qu´en l´amour.”
Et bien, le “Rêve d´amour” de Liszt est une incarnation de l´esprit de la musique.
Je montai à la maison d´où les sons sortaient. C´était une maison amie. Mais avant d´y faire mon apparition, j´attendis à la porte qu´on finît le morceau. La jeune fille qui l´exécutait, faisait sans doute, elle aussi, à ce moment, un autre rêve d´amour.
En effet, elle le faisait et ... le vivait, en même temps, comme la Comtesse Marie d´Agoult.
Néanmoins, je crus deviner dans son jeu une expression indéfinissable d´inquiétude et d´angoisse. Oh! Non. Le rêve d´amour de cette fille n´était certainement pas tranquille... Ou craignait-elle plutôt le réveil...?
Quand elle eut fini l´exécution, je frappai à la porte. Elle m´ouvrit. C´était une jeune fille svelte et belle, aux cheveux blonds et aux prunelles bleues. Elle me reçut avec sa gentillesse habituelle. Elle se trouvait seule. En l´apprenant, je voulus me retirer, mais elle m´invita à y rester un moment. J´acceptai. Elle s´assit à nouveau sur le tabouret de son piano; je me plongeai dans un fauteuil en cuir. La petite chambre était chamarrée de tons orange. Une branche de houx luisait dans un globe de cristal.
Elle était séduisante, cette jeune fille, enveloppée dans une longue robe de chambre en velours marron. Je l´invitai à continuer à jouer du piano. Elle connaissait parfaitement ma passion pour la musique et c´est exclusivement pour l´entendre que j´étais monté chez elle, Mais elle s´excusa, alléguant sa fatigue. Quoique à contrecoeur, je me résignai.
- Un autre jour, me dit-elle pour me consoler. Et elle se mit à bavarder.
Cependant ce jour n´arrivai jamais. En effet, comme je venais très souvent dans la maison, je lui rappelai sa promesse à plusieurs reprises, mais elle trouva toujours d´excuses. En vain essayai-je de la faire céder, en lui promettant de lui écrire une nouvelle. Elle ne céda pas. Pourquoi....? Que c´était donc singulier!
Une autre nuit, en passant devant la maison, j´entendis à nouveau l´écho de son piano. C´était au mois d´Avril. Pour l´écouter, je m´arrêtai un moment comme jadis. Mais cette fois je ne montai pas. A présent elle jouait l´andante de la “Symphonie inachevée” de Schubert. Mais de quelle façon significative!
Elle l´exécutait avec le même accent d´inquiétude et d´angoisse que le “Rêve d´amour” de Franz Liszt. Cette coïncidence révélatrice m´ouvrit les yeux, et alors je devinai instantanément pourquoi elle se refusait systématiquement à jouer devant moi. Je vais vous l´expliquer. Cette jolie jeune fille avait un secret. Mais oui: un secret sentimental compliqué. Lequel...? Et bien, elle aimait un homme qui.... Oh! Non. Silence. Il n´est pas délicat de faire la vivisection du coeur d´une jeune femme. Renan a écrit: “Son secret, la femme aime qu´on le devine, mais non pas qu´on l´analyse.”
********
De toute façon, lecteur, ne trouvez-vous pas explicable et normal qu´une femme amoureuse – et aimée – soit inquiète et hantée quelquefois par le réveil de son rêve d´amour ou par l´interruption de la symphonie de son existence...?


ANGÉLUS

Saumur, le 2 juin 1945

A Madame Josette Ameline

Saumur. Soir de juin. 22 Heures. La lueur crépusculaire met un ton d´or foncé sur le profil de la ville. Quelques nuages roses flamboient au-dessus du Château. Les cheminées rouges des logis roussissent comme des braises. Et çà et là les quenouilles sveltes des sapins montent imperceptiblement vers le firmament, comme les derniers soupirs de la journée mourante.

Penché à la fenêtre orientale de ma chambre, je regarde mélancoliquement l´horizon borné et calme. Les plans noirâtres des toitures et ceux blanchâtres des façades composent avec les houppes entremêlées des arbres un véritable tableau cubiste inexpressif et sans âme.
Pas un bruit, sauf le tic-tac monotone de mon réveil. Du jardin de ma maison monte un parfum léger de magnolias et de roses. Je le respire avec nonchalance. Une jolie voisine, encadrée de fleurs, lit au fond de la Cité Victorine. Je la contemple avec plaisir. Il s´agit d´une jeune fille. Je ressens pour elle une vive sympathie. Elle a l´air d´être aussi sage que jolie. Bonté et beauté ne constituent-elles pas les suprêmes attraits d´une femme...?
Cependant, je ne tarde pas à détourner d´elle mes yeux pour guetter une autre voisine plus touchante: celle de ma fenêtre occidentale. Je l´ai découverte depuis un mois. Pourtant elle a toujours les yeux fixés sur les jalousies de ma croisée. Il s´agit d´une malade. Elle est clouée au lit depuis deux ans. Une affreuse maladie l´immobilise: le mal de Pot. Pauvre femme! Depuis que je la connais, je ne peux m´empêcher de la regarder plusieurs fois par jour. Honni soit qui mal y pense! Ce n´est pas de la curiosité, mais de la pitié. Son triste sort me touche. Du reste, ce n´est plus une jeune fille, mais une femme mûre, quoiqu´elle ne soit pas âgée. Un enfant l´accompagne souvent. Il doit être son fils. Une chatte blanche comme l´hermine bondit parfois sur son lit et caresse ses cheveux bruns et son visage pâle.
La malheureuse femme passe son temps à lire, à coudre, à tricoter..., à souffrir, à penser et à rêver. Sa fenêtre est toujours fleurie. En ce moment, elle est ornée de deux ports de pensées jaunes encadrant un autre de géraniums rouges. J´y vois un symbole frappant: celui de ses heures, tristes et jaunes comme les pensées, et de sa douleur, vive et rouge comme les géraniums.
Mais pourquoi a-t-on frappé si durement cette pauvre femme?
Ah! si je pouvais la guérir, la soulager, ou la consoler... Mais je ne puis rien, moi. Même pas lui témoigner ma compassion et ma sympathie. Et bien sûr, elle ne se doute pas que derrière les jalousies toujours baissées de ma fenêtre – et baissées à présent par respect pour elle – un homme qu´elle n´a jamais vu, ni ne verra jamais, un étranger, la regarde souvent le coeur serré, comme on regarde une soeur souffrante.
En ce moment, elle lit un journal.
Et je me demande: mais que peut importer à cette infortunée exilée du monde ce qui se passe dans le monde, en cet instant...?

Le soir pâlit incessamment. Je quitte la pauvre malade et allume l´électricité. Je me plonge dans un fauteuil et me mets à lire. C´est le “Journal” d´Eugénie de Guérin. Je le trouvai l´hiver passé, en déblayant les ruines des dernières maisons de la rue Waldek-Rousseau.
Eugénie de Guérin est une des âmes les plus pures et une des femmes les plus géniales qui aient écrit en français. Elle fut la soeur aînée de l´écrivain Maurice de Guérin, et elle mourut prématurément, phtisique comme lui, en 1848. C´est pour ce frère auquel elle voua un amour de mère, qu´elle rédigea son “Journal” si touchant. Il fut couronné après sa mort par l´Académie Française.
J´aime profondément Eugénie de Guérin et j´ai fait de la petite tarnaise – elle naquit et mourut au manoir de Cayla, non loin de Gaillac et d´Albi -, mon amie spirituelle. J´ai toujours son ouvrage sur ma table de chevet et quand l´ennui, la tristesse ou l´insomnie me prennent, je feuillette au hasard ses pages dont la lecture me soulage. Rien de plus bienfaisant que le contact d´une âme pure et tendre.
Voici ce que j´y lis, en cet instant:
“Le 18 Novembre 1834.- Avec qui croirais-tu que j´étais ce matin au coin du feu de la cuisine? Avec Platon: je n´osais pas le dire, mais il m´est tombé sous les yeux, et j´ai voulu faire sa connaissance. Je n´en suis qu´aux premières pages. Il me semble admirable ce Platon; mais je lui trouve une singulière idée, c´est de placer la santé avant la beauté, dans la nomenclature des biens que Dieu nous fait. S´il eût consulté une femme, Platon n´aurait pas écrit cela: tu le penses bien? Je le pense aussi, et cependant, me souvenant que “je suis philosophe”, je suis un peu de son avis.
Quand on est au lit bien malade, on ferait volontiers le sacrifice de son teint ou de ses beaux yeux pour rattraper la santé et jouir du soleil...
Le 7 Décembre. La soirée s´est passée hier à causer de Gaillac, des uns, des autres, de mille choses de la petite ville. J´aime peu les nouvelles, mais celles des amis font toujours plaisir, et on les écoute avec plus d´intérêt que celles du monde et de l´ennuyeuse politique. Rien ne me fait aussitôt bailler qu´un journal. Il n´en était pas de même autrefois, mais les goûts changent et le coeur se déprend chaque jour de quelque chose. Le temps, l´expérience aussi désabusent. En avançant dans la vie, on se place enfin comme il faut pour juger de ses affections et les connaître sous leur véritable point de vue...
Le 14 Mars 1836.- Une visite d´enfant me vint couper mon histoire, hier. Je la quittai sans regret. J´aime autant les enfants que les pauvres vieux. Un de ces enfants est fort gentil, vif, éveillé, questionneur; il voulait tout voir, tout savoir. Il me regardait écrire et a pris le pulvérier pour du poivre dont j´apprêtais le papier. Puis, il m´a fait descendre ma guitare qui pend à la muraille pour voir ce que c´était; il a mis sa petite main sur les cordes et il a été transporté de les entendre chanter. “Quès aco qui canto aquí?..” Je le regardai faire avec un plaisir infini, toute ravie à mon tour de ces charmes de l´enfance. Que doit sentir une mère pour ces gracieuses créatures!
Après avoir donné au petit Antoine tout ce qu´il a voulu, je lui ai demandé une boucle de ses cheveux, lui offrant une des miennes. Il m´a regardé un peu surpris: “Non, m´a-t-il dit, les miennes sont plus jolies.” Il avait raison; des cheveux de trente ans sont bien laids auprès de ses boucles blondes. Je n´ai donc rien obtenu qu´un baiser. Ils sont doux les baisers d´enfant: il me semble qu´un lis s´est posé sur ma joue...
(Sans date).- En m´occupant de calcul tout à l´heure, j´ai voulu savoir le nombre de mes minutes. C´est effrayant, 168 millions et quelques mille! Déjà tant de temps dans ma vie! J´en comprends mieux toute la rapidité, maintenant que je la mesure par parcelles. Le Tarn n´accumule pas plus vite les grains de sable sur ses bords. Mon Dieu, qu´avons-nous fait de ces instants que vous devez aussi compter un jour? S´en trouvera-t-il qui comptent pour la vie éternelle...?
Le 18 Avril 1839. Dans ma chambre de cet hiver, d´où je vois ciel et eau, la Loire, la blanche et longue Loire qui nous horizonne. Cela plaît mieux à voir que les toits de Nevers. Mon goût des champs se trouve à l´aise ici dans l´immensité...
Le 19 Avril.- “On trouve au fond de tout le vide et le néant.” Que de fois j´entends ce mot de Bossuet! Et celui-ci plus difficile: “Mettez vos joies plus haut que les créatures.” C´est toujours là qu´on les pose, pauvres oiseaux, sur des branches cassées, ou si pliantes qu´elles portent jusqu´à terre.
Oh! Qu´est-ce que la vie. Exil, ennui, souffrance.
Un holocauste à l´espérance...
Un long acte de foi chaque jour répété!
Tandis que l´insensé buvait à plein calice,
Tu versais à tes pieds ta coupe en sacrifice,
Et tu disais: J´ai soif, mais d´immortalité...!
Le 28 Avril.- La santé est comme les enfants, on la gâte par trop de soins. Bien des femmes sont victimes de cet amour trop attentif à de petites douleurs, et demeurent tourmentées de souffrances pour les avoir caressées. Les dérangements de santé qui ne sont d´abord que de petits maux, deviennent grandes maladies souvent, comme on voit les défauts dans l´âme devenir passions quand on les flatte. Je ne veux donc pas flatter mon malaise d´à  présent et quoique gémissent coeur et nerfs, lire, écrire et faire comme de coutume en tout. C´est bien puissant le “je veux” de la volonté, le mot du maître, et j´aime fort le proverbe de Jacotot: Pouvoir, c´est vouloir. En effet, quel levier! L´homme qui s´en sert, peut soulever le monde et se porter lui-même jusqu´au ciel.
Noble et sainte faculté qui fait les grands génies, les saints, les héros des deux mondes, les intelligences supérieures...
Le 14 Novembre.- Ce n´est pas pour m´instruire, c´est pour m´élever que je lis ...
Le 4 Février 1840.- Le temps nous change. Ce n´est pas en cela seul que je m´aperçois de l´âge. Quand j´aurai des cheveux blancs, je serai tout autre encore. O métamorphoses humaines, s´enlaidir, vieillir! Pour se consoler de cela, on a besoin de croire à la résurrection! Comme la foi sert à tout! Oui, cette pensée de la résurrection pour tant de femmes qui se font un amour de leur corps, un bonheur de leur beauté, leur serait bonne à la fin de leurs charmes, et il peut se faire que plus d´une belle chrétienne s´en serve, de celles à qui vient grand chagrin du visage. Celle-là par exemple, qui disait: “Ce n´est rien de mourir, mais de mourir défigurée! C´était l´insupportable pour elle. Pauvre femme! J´en ris beaucoup alors; à présent j´en ai compassion, je souffre de voir qu´on ne porte pas son âme plus haut que son corps...
Le 8 Août.- A en croire les ingénieuses fables de l´Orient, une larme devient perle en tombant dans la mer. Oh! si toutes allaient là, la mer ne roulerait que des perles. Océan de pleurs aussi plein que l´autre, mais pas plus que l´âme parfois...!
Le 15 Août.- Il est dimanche, je suis seule dans mon désert avec mon valet, le tonnerre gronde et j´écris, sublime accompagnement d´une pensée solitaire. Quelle impulsion ardente et élevée! Comme on monterait, brûlerait, volerait, éclaterait en ces moments électriques...!
Dernier jour de décembre 1840.- Mon Dieu, que le temps est quelque chose de triste, soit qu´il s´en aille ou qu´il vienne! et que le saint a raison qui a dit: Jetons nos coeurs à l´éternité...!”


Sous cette pensée mélancolique d´Eugénie, je ferme mon livre. Il est déjà nuit. Les tourelles du Château pointent le ciel parsemé d´étoiles. Sous ma chambre, la fille aînée de la maison égrène le chapelet symphonique du “Largo” de Haendel. Son écho frappe mon coeur et je me recueille inconsciemment, comme les paysans de “l´Angelus” de François Millet. J´ai, hélas!, perdu la foi depuis longtemps, mais l´émotion religieuse de cette musique qui donne un accent sublime et pathétique à la philosophie chrétienne d´Eugénie de Guérin, éveille au fond de ma conscience la piété de mon enfance. Mes regards se fixent automatiquement sur le petit Crucifix de mon chevet. Il émet en ce moment des reflets pâles et étend son bras droit vers la voisine malade.

Saisi d´un élan de charité et de foi, je le prie en silence: “Mon Dieu, ayez pitié de cette pauvre femme...!”









[1] Anatole France: “Le Lys Rouge”.
[2] Le groupe était commandé par le Commandant Escalona.
LES TROIS GRÂCES

À Mesdemoiselles Lucette, F., Solange G. et Josette F.

Saumur, le 20 mai 1945
(En el cuadernillo manuscrito está fechado en Saumur le 30 Octobre 1945)




“- Mais Monsieur Sesma est un athée !
- Savez-vous ce qu´il a fait dans sa chambre, Mademoiselle ? Eh bien, il a caché St-Antolin derrière la glace de la cheminée et il n´a laissé devant que le groupe de jeunes filles nues… »
Je restai tout d´abord interdit. Je ne m´attendais point à cette brusque attaque et elle me prit naturellement au dépourvu.
Quant à « Mademoiselle », elle n´était pas non plus préparée à recevoir cette révélation sensationnelle et elle ouvrit automatiquement de grands yeux de surprise et d´étonnement. Elle était à coup sûr scandalisée.
C´était une jeune fille pieuse et pudique comme une ursuline et encore qu´elle ne me crût pas un dévot, elle était bien loin de me prendre pour un libertin et pour un athée.
Je réagis d´un ton persifleur.
-         Mais ce n´est pas du tout de l´impiété, Mademoiselle. Bien au contraire ! Voyez : j´ai voulu, en premier lieu, préserver l´innocent St-Antoine d´une grave tentation contre la chasteté… Croyez-vous que la place la plus indiquée pour un saint jeune et célibataire[2] se trouve aux côtés de jeunes filles dénudées…?
         Puis, que voulez-vous, Mademoiselle ? Je suis un peu esthète et franchement cela me choquait fort de voir toujours près du groupe ravissant des Trois Grâces[3], ce petit moine miteux et amaigri, le cou tordu par le torticolis… »
« Mademoiselle » ne put s´empêcher de sourire.
« - En tout cas, donnez-le-moi. Je le garderai dans ma chambre et je l´honorerai comme il mérite.
-         C´est bien, Mademoiselle. Et vous aurez une belle récompense – ajoutai-je. Il vous trouvera, à court délai, un fiancé riche et beau et aussi charmant que le dieu Apollon…
-         Croyez-vous, Monsieur... ?
-         Mais oui, Mademoiselle. St-Antoine ne se préoccupe-t-il pas en France de trouver des fiancés aux jeunes filles dévotes –et jolies-, comme c´est le cas dans mon pays..?
-         Ah ! non, Monsieur. Vous n´êtes pas bien renseigné. Ici c´est St-Nicolas.[4]
-         Qu´importe, Mademoiselle ! De toute façon vous ne perdez rien, en vous adressant à St-Antoine. Essayez donc.
Ah ! mais n´oubliez pas de le guérir, d´abord, de son fâcheux torticolis… Vous l´obligerez encore plus… »
Après cette pieuse recommandation, je quittai la maison.
Sitôt dans la rue, je me mis à méditer sur la perspicacité extraordinaire de la femme.
« Voyez cette vieille servante lourde et balourde –me dis-je – qui, du fait que j´ai mis à l´écart une grossière statuette religieuse, s´avise de devenir en ma conscience un conflit avec la Divine Omnipotence… »
Mais elle se trompait tout à fait. Ce n´était pas une question de religion, mais de bon goût. Car la vérité est que le pauvre St-Antoine en plâtre, la tête collée maladroitement avec de la cire, était un piteux fétiche, incapable d´inspirer aucune sympathie. Par contre, le groupe sculpté des Trois Grâces –les trois jeunes filles nues, comme disait la vieille servante– était un bibelot de stuc, décoratif et ravissant.
Les trois petites déesses avaient la blancheur de la neige et l´éclat des étoiles. Leurs corps étaient finement modelés; leurs visages étaient jolis; leurs poses, délicieuses. Elles se coiffaient à la grecque et étaient en train d´examiner attentivement une flèche du dieu des amants. Sans doute une flèche du petit Cupidon qui était assis et caché à demi entre leurs jambes tentatrices.
Pourtant son carquois était entièrement vide et il n´avait point d´arc. S´était-il laissé désarmer par elles? Rien d´étonnant. Quel dieu ou quel homme de bon goût ne se laisse pas désarmer par la beauté… ?
Bien entendu, le petit groupe sculpté n´était pas précisément une véritable oeuvre d´art. Oh ! non. Il était, certes, mignon, mais il n´avait pas la facture achevée de ceux d´un Pilon ou d´un Pradier[5], d´un Canova ou d´un Thorvaldsen. De toute façon, il formait un trio de figurines réellement exquises.
Je les soignais délicatement, comme s´il s´était agi de petites amies à moi. Chaque matin je les faisais prendre, tout d´abord, un petit bain. En été comme en hiver, (les femmes sales me font horreur). Et toujours à l´eau froide. Cependant elles ne protestaient jamais. Il faut croire que cela leur faisait du bien. Sans doute. C´est très hygiénique…
Je pense même que je m´étais un peu amouraché d´Elles. Cela n´est pas bizarre. Les femmes les plus adorables et les moins dangereuses sont les déesses… stuquées.
Ce béguin innocent dura jusqu´à ce qu´un jour…
……………………
Saumur n´est pas mal fourni en beautés féminines. On y en trouve de toutes les couleurs, de tous les poids et de toutes les tailles. Il suffit de se promener sur la Place de la Bilange, à la sortie des magasins, pour rencontrer une quantité respectable de minois intéressants.
Cependant après un an de séjour dans la ville, je n´avais pas encore réussi à identifier les sœurs vivantes de mes amies domestiques. Saumur manquerait-t-il de Grâces..? Pas possible. Sans doute existaient-elles. Seulement il fallait les découvrir. Où? Comment ? Voilà l´inconnue.
Mais le hasard les mit enfin un jour devant mes yeux, quand je n´y pensais plus. Ce fut un soir d´été à l´Hôtel de Londres. Elles y étaient venues danser et avaient pris place justement en face de moi. C´est-à-dire, à l´endroit le plus favorable pour que je les examine à mon aise. Naturellement je ne manquai pas de le faire. Seuls les chartreux et les taupes ne regardent pas les belles femmes…
Les nouvelles arrivées étaient précisément trois : une jeune fille châtaine, une blonde et une brune. Aucune d´elles ne dépassait 22 ans, et toutes les trois étaient bien faites, fines, élégantes et jolies.
La blonde, avec ses beaux yeux en amande, avait l´air exotique d´une « mousmée ». Il ne lui manquait qu´un kimono et une ombrelle…
La brune avait l´air séduisant –surtout pour un Espagnol– d´une « señorita » sévillane. Il ne lui manquait qu´une mantille et un grand peigne…
Quant à la jeune fille châtaine, elle avait un type français cent pour cent et il ne lui manquait absolument rien… C´est à dire… si. Il lui manquait une chose: qu´un certain petit Monsieur que la jalousie rongeait un tout petit peu, quand il la voyait danser avec un autre, se décidât à danser toute la vie avec elle…
Faut-il ajouter que dorénavant je me plaisais plus que jamais aux soirées dansantes de l´Hôtel..? Parce que désormais elles continuèrent elles aussi à les fréquenter et pour moi c´était un véritable régal que de contempler et d´admirer ces trois Grâces vivantes.
Oh ! c´était un plaisir purement esthétique –pensez-vous !- comme celui qu´on éprouve en présence de « La Source » d´Ingres ou de la « Psyché » de Gérard.[6]
Justement toutes les trois incarnaient splendidement ce type de beauté délicate. Cela ne veut pas dire que je n´aurais pas été capable, le cas échéant, de les aimer, de les convoiter et de les courtiser. N´en déplaise aux petits messieurs civils ou militaires…
Ah ! si j´avais eu seulement dix ans de moins… Mais, hélas !, ma bonne mère se pressa un peu trop de me mettre sur cette drôle de planète…
Alors… rien à faire.
Rien à faire..?
Oh ! non, lecteur. Je fis toutefois une chose. A partir du jour où je les connus, je commençai à négliger le bain quotidien de mes Grâces domestiques et, à la fin, je les envoyai, elles aussi, au coin de St-Antoine soigner son torticolis inélégant…






[1] Dedicado, en el cuadernillo 4, a: A Mesdemoiselles Lucette F., Solange G. et Josette F.
[2] Il s´agit de St. Antoine de Padoue, et non pas de St. Antoine de Pispir, le vieux anachorète de la Thébaïde dont les fameuses tentations sont connues en France notamment par l´histoire de Sulpice-Sévère, le roman de Flaubert et les tableaux de Teniers et de Vallin au Musée du Louvre.
[3] Les Grâces furent primitivement deux et non trois, et on le représenta d´abord vêtues ou voilées, mais pas nues. Mentionnées déjà par Hésiode et Homère, les Grâces personnifiaient les beautés et la grâce et faisaient partie du cortège d´Aphrodite et d´Eros. On faisait d´elles les filles soit de Zeus et d´Eurynomé, soit d´Apollon et d´Aglaé, soit de Dionysos et de Coronis, etc. Les trois Grâces s´appelaient : Aglaé (beauté), Euphrosyne (joie) et Thalie (jeunesse). Le thème des Grâces a été largement exploité par les artistes européens de tous les temps, notamment par les peintres. Figurent parmi les plus célèbres tableaux représentant les Grâces, celui de Raphaël au Musée de Chantilly, celui de Rubens au Musée du Prado à Madrid et celui de Reynols à la Nationale Gallery de Londres. En France les peintres du XVIIIè siècle surtout ont usé et abusé des Grâces, les plus connues étant celles de Boucher embrassant d´un bouquet de fleurs et celles de Regnault debout et enlacée, à la manière classique.
[4] Saint Nicolas qui marie les filles avec les gars, selon un dicton populaire –naturellement! Il ne va pas les marier avec les chats…- ne semble pourtant pas être aussi bon marieur que son concurrent espagnol Saint Aintoine. Savez-vous combien de vieilles filles il y a en France en ce moment ? Huit millions ! Cependant les jeunes filles françaises prient St. Nicolas autant que les espagnoles St. Antoine.  Je connus dans le Nord une dame très respectable qui brûla en hoonneur de Saint Nicolas, 1754 cierges et récita 10.800 paters 8.976 salves… ! À la fin elle se maria. Il ne manquerait plus que cela ! Mais savez-vous, quand et comment… ? À 52 ans et avec un veuf âgé de 65 ans et flanqué de six enfants… !Réellement St. Nicolas n´est pas très gentil avec les jeunes filles françaises… !
[5] Germain Pilon et James Pradier, français; Antoine Canova, italien, et Bertel Thorvaldsen, danois, sont des sculpteurs célèbres, à qui on doit des groupes remarquables, représentant les Grâces. Celui de Germain Pilon, exécuté en marbre, par ordre de Cathérine de Médicis, décorait autrefois le mausolée élevé par cette princesse à la mémoire d´Henri II, son époux, dans l´église de Célestins à Paris.
[6] Dominique Ingres et le baron François Gérard figurent parmi les peintres français les plus illustres du siècle passé. Le corps des jeunes filles de « La source » d´Ingrès, et de « L´Amour et Psyché » de Gérard, sont peut-être les plus parfaits, les plus délicats, et les plus beaux qu´a créés la peinture française. 



Une fois..... Pénélope
Méron, 11 mai 1945
Manuel García Sesma

C´était une charmante petite reine, mignonne et bonne comme une fée. Elle s´appelait Pénélope. Son royaume était une petite île flottant sur la mer Ionienne. Cette île s´appelait Ithaque.
Et le Roi, son mari, était un jeune homme courageux et avisé dont le nom était Ulysse. Pénélope se vouait toute entière à la direction de son petit palais et à l´éducation de son petit enfant. Celui-ci se nommait Télémaque. Ulysse se consacrait avec toute sa fougue juvénile au gouvernement de son petit État et au bien-être de ses sujets.
Pénélope était non seulement mignonne et bonne, mais laborieuse et sage. Dans ses yeux bleus brillaient tous les azurs des mers et des ciels grecs, et dans son âme blanche, toutes les vertus d´une épouse irréprochable.
C´est pourquoi Pénélope était un sujet d´adoration, non seulement pour son mari et pour son enfant, mais aussi pour tous les habitants.
La Grèce n´avait jamais connu une souveraine aussi exemplaire. Naturellement la petite reine d´Ithaque était la plus heureuse des femmes.
Or il n´est pas très difficile d´être vertueux, lorsqu´on est bien heureux. Pour mettre à l´épreuve la solidité d´une vertu, il faut le malheur.
         Et le malheur arriva.
Le petit royaume d´Ulysse formait partie de la grande Confédération Hellénique. Un jour, un des membres les plus influents de cette Confédération fut gravement outragé.
Il s´agissait de Ménélas, roi de Sparte et époux de la belle Hélène, une des femmes les plus brillantes de la Grèce. Celle-ci venait d´être séduite et enlevée par Paris, fils de Priam, roi de Troie. Alors toute la Hellade se souleva d´indignation et se mit à crier vengeance. La guerre devenue inévitable, éclata bientôt. Et Agamennon, roi de Mycènes et frère de Ménélas, fut nommé généralissime de l´armée confédérée.
Ulysse essaya d´abord de se dérober à la participation à cette entreprise, mais en vain. Il fut contraint de quitter son épouse, son enfant et son royaume pour aller se battre en Asie Mineure. Troie était loin, assez loin d´Ithaque, surtout compte tenu des moyens de transport et de communication à cette époque. D´où l´isolement de Pénélope devint complet.
L´épreuve commençait. Elle allait durer vingt ans! La place de Troie ayant été assiégée par les hellènes, elle tint bon pendant dix ans.
Dix ans constituent une épreuve trop longue et trop dure pour la volonté la plus déterminée, et à plus forte raison, pour la volonté velléitaire d´une femme. C´est pour cela que plus d´une faiblit. Clytemnestre même, épouse du généralissime Agamennon, foulant aux pieds tous les égards, se jeta dans les bras d´un amant. Mais la fidélité de Pénélope ne faillit pas. La reine d´Ithaque se maintint digne de son rang et de son époux jusqu´au bout.
Troie ayant été prise et détruite, les vainqueurs rentrèrent chez eux.
Mais pas tous. Ulysse manqua.
Qu´était-il devenu, le roi d´Ithaque..?
Homère nous l´a raconté dans un poème immortel: l´Odyssée. Mais Pénélope comme tout le monde ignorait complètement le sort d´Ulysse. Aucune nouvelle ni trace de lui.
Etait-il mort..?
Avait-il été fait prisonnier par des pirates...?
S´était-il égaré dans des terres barbares....?
Avait-il pris la résolution d´abandonner sa patrie et sa famille, pour s´établir ailleurs incognito..?
Le mystère dura encore dix ans!
Dix ans d´affreuse incertitude. C´était trop.
Devant cette disparition étrange, les prétendants à la main de la petite souveraine, présumée veuve, affluèrent bientôt. Pénélope était toujours un bon parti. Elle était encore jeune et jolie. Elle était un miroir de femmes. Elle était de surcroît une reine.
Est-ce qu´elle allait sacrifier sa vie au souvenir pieux d´un héros disparu...?
Allait-elle attendre toujours le retour de son époux..? Les soupirants les plus intelligents lui objectaient: “Ulysse est mort. Sans doute. Autrement comment aurait-il pu oublier une femme et un enfant chéri..? Alors si votre époux est mort, vous êtes libre. Remariez-vous.” Mais Pénélope répondait invariablement:
“Ah! non, je l´attends.”
Les prétendants les plus malins lui répliquaient: “Si Ulysse n´est pas mort, en tout cas, il est évident qu´il vous a abandonnés, vous et Télémaque. Mais n´a-t-il pas fait son esclave de la reine de Troie..? Et bien, allez-vous riposter à son abandon par une fidélité farouche et injustifiée..? Oubliez le disparu et choisissez un époux parmi nous.”
Mais Pénélope répondait résolument:
Nullement. Je l´attends.”
Cependant l´incertitude toujours croissante commença à miner sa volonté. Les années s´écoulaient sans qu´elle réussît à percer le mystère, tandis que le siège des soupirants se reserrait autour de la reine.
Il est donc très explicable que sa fermeté connût enfin un moment de relâchement:
“- Lorsque je finirai de broder cette tapisserie, je choisirai un époux parmi vous” – dit-elle un jour aux prétendants.
Mais ce ne fut qu´une faiblesse passagère de laquelle Pénélope se repentit aussitôt. Alors pour ne pas manquer à sa fidélité jurée à son mari, ni à la parole donnée aux soupirants, elle imagina une ruse originale: à savoir, celle “de défaire pendant la nuit le travail qu´elle faisait pendant la journée. Et c´est grâce à ce stratagème qu´elle réussit à endormir ses prétendants jusqu´à ce que le miracle toujours attendu se produisit heureusement.
Parce qu´enfin, un beau jour, Ulysse revint et Pénélope se vit libre de ses assiégeants. Dorénavant la reine d´Ithaque fut auprès de son mari plus heureuse et aimée que jamais. La constance invincible avait triomphé. Son amour aveugle avait reconquis le bonheur perdu.
Pour sa part, le héros d´Ilion, afin de se venger de ceux qui avaient osé mettre à l´épreuve la fidélité de son épouse, les extermina implacablement avec l´aide de Télémaque.
Quand Pénélope décéda, son nom passa à la légende et même au langage courant comme synonyme d´épouse fidèle et laborieuse, intelligente et courageuse.
Mais Pénélope a-t-elle réellement existé..? N´est-elle plutôt un personnage fabuleux, inventé par les aèdes et immortalisé par Homère...?

**********

En sortant du camp de concentration de Gurs, département des Basses Pyrénées, vers la fin de janvier 1940, je vins atterrir par force dans une petite commune de l´Anjou. Là je fis par la suite la connaissance d´une petite dame. C´était l´institutrice de l´endroit: une jeune mignonne et brave, dont le mari était en ce moment mobilisé.
La vision de notre lamentable état et surtout de l´esclavage auquel on nous avait condamné sans aucune raison valable, toucha vivement sa sensibilité de femme et son amour propre de française. Aussi elle nous ouvrit amicalement les portes de sa maison à quatre anciens professionnels espagnols de l´enseignement, et se mit cordialement à notre disposition pour soulager notre triste sort en ce qui était à la portée de sa main.
Je ne me permis de la déranger qu´une seule fois pour qu´elle me rendît un petit service; mais je sais qu´un pauvre camarade asturien – l´instituteur Félix Llanos – comme il se trouvait malade et mal pourvu de vêtements, fut charitablement vêtu par la modeste institutrice, avec du linge de son mari.
Après l´exode de mai 1940, je perdis tout contact avec cette brave femme. Cependant quatre années après, comme je me trouvais dans une situation très dangereuse dans le département de la Seine Inférieure, j´eus l´idée de recourir encore à sa bienveillance, et d´abord je lui adressai une lettre à Méron, sans savoir si elle y continuait toujours, parce que c´était dans la zone occupée par les allemands. Alors j´appris par sa réponse immédiate qu´elle restait toujours dans la contrée et que son mari était prisonnier en Pologne depuis la débâcle. Cette nouvelle banale m´impressionna.
“-Pauvre petite femme! – me dis-je.
Bien sûr, en nous recevant en 1940, elle ne soupçonna même pas que, quelques mois après, son jeune mari se trouverait dans une situation pareille. Et pourtant....[1]!
Un jour du début février 1944, je tombai à l´improviste chez elle. Pour le moment, je ne rencontrai dans la maison que deux pauvres vieillards. C´étaient ses grands-parents. En me faisant connaître, ils me firent passer à l´intérieur courtoisement, en attendant l´arrivée de leur petite-fille.
Une vive émotion me saisit sur le coup en franchissant la porte de la petite pièce, où j´avais écouté pour la première fois, quatre ans auparavant, quelques mots de compréhension et d´humanité sortant de lèvres françaises.
Depuis douze mois, c´est-à-dire, depuis que j´avais traversé la frontière, on me traquait systématiquement comme un chacal.
Quelques photos étalées sur le bas d´un buffet attirèrent immédiatement mon attention. Je les identifiai sans difficulté. C´étaient des photos du mari absent. J´avais eu le plaisir de le connaître personnellement en 1940, au cours d´une permission. Au verso de ces portraits on lisait cette légende: “Stalag 369. Geprüt.”
La façon dont ces portraits étaient exposés à l´instar des images sacrées sur un autel, dénonçaient le bon goût et la tendresse d´une femme délicate et amoureuse. Un détail banal, mais significatif, acheva de m´émouvoir. La petite femme avait entouré l´un des portraits d´une fleur d´oranger déjà fanée. Peut-être une des fleurs d´oranger qu´elle avait étalées sur sa poitrine le jour même de son mariage.
Les fleurs parlent et j´ai compris incontinent le langage de celles-là:
“Je l´attends toujours avec l´illusion du jour de notre noce.”
Quand la jeune femme parut enfin devant moi, sa présence me fit l´effet de la petite reine d´Ithaque. J´étais déjà si las de rencontrer tellement de Clytemnestres méprisables....
Alors je compris sur le champ que si Pénélope n´a jamais existé, on trouve tout de même parfois de braves femmes qui ressemblent à ce modèle légendaire.
Après les salutations d´usage, la conversation tourna immédiatement vers son époux captif aux environ de Cracovie. Elle me parla de sa vie à lui dans le “stalag”, de leur mutuelle correspondance, des colis qu´elle lui envoyait trois fois par mois, etc.. etc...
“Croyez-vous qu´à la dernière minute on fera du mal aux prisonniers? – me demanda-t-elle finalement avec anxiété. Les boches sont tellement féroces....
-         Mais ce serait une atrocité inutile qui se retournerait automatiquement contre eux-mêmes. Je n´y crois pas du tout, Madame – conclus-je, affectant une certitude un peu trop gratuite.
-         Ah! si l´on me le rendait à la fin sain et sauf....
-         Et pourquoi pas? Rassurez-vous, Madame. Probablement le retrouverez-vous, comme vous le désirez, avant la fin de cette année.
-         Croyez-vous?
-         Mais oui, Madame – tranchai-je avec conviction.”
Avec conviction...?
En effet, avec une conviction absolue. Et savez-vous pourquoi...? Parce qu´en ce moment, mon cerveau fut soudain illuminé par cette naïve idée, mais terriblement logique: à savoir, que si le monde est gouverné par une Providence divine, comme les croyants soutiennent, où il y a du moins une Justice immanente, comme les athées pensent, il était impossible, inadmissible, que l´on rendît leurs maris à tant d´infâmes Clystemnestres dévergondées et qu´on ne rendît pas le sien à cette brave petite Pénélope...
Et ma logique sentimentale, bien qu´ingénue, devint, effectivement, belle prophétie accomplie.

* * *
Quelques jours après cette rencontre, je rédigeai le récit précédent et j´envoyai une copie dédicacée à Madame Bossard. J´avais écrit au crayon les dernières lignes, pour que son mari –lui disais-je– les repassât à l´encre, en rentrant à Méron. C´était un beau prétexte sentimental, pour cacher mes doutes intimes sur le retour de son époux, sain et sauf, au cours de l´année, comme je lui avais affirmé. Certes, on ignorait encore les atrocités des nazis à Mauthausen, à Auschwitz, à Buchenwald, à Dachau, etc..., etc.., mais on savait déjà assez sur celles qu´ils avaient perpétrées et continuaient à perpétrer en France.
En tout cas, la défaite des Allemands était assurée à cette époque-là. Et en effet, à la fin d´août 1944, alors que je travaillais comme manoeuvre à St.-Cyr, tout le Maine et Loire était libéré. Moi-même aussi, naturellement.
Mais dans quelles piteuses conditions! Le chantier de la Perrière à Saint-Cyr-en-Bourg, où j´avais travaillé dernièrement comme manoeuvre, avait été dynamité par les nazis, au moment de leur départ. Ils firent de même sauter, dans le Département, 51 ponts et de nombreux ouvrages destinés au passage des trains; et ils le parsemèrent encore de mines, qui occasionnèrent par la suite beaucoup de tués et de blessés. Parmi ceux-ci, l´abbé Jollec, qui perdit alors une jambe. En conséquence, au moment de la Libération, je me trouvai sans travail, sans le sou et attrapé dans une véritable souricière. Pourtant je devais gagner immédiatement mon pain de chaque jour – et quel pain indigeste, mon Dieu! –et d´abord, je travaillai, quelques jours, à essayer de sauver quelque chose des décombres de la Perrière; ensuite, je fis les vendanges avec quelques vignerons de Saint-Cyr; puis, je fus embauché pour prendre part à la réparation et nettoyage du Collège de Jeunes Filles “Yolande d´Anjou”, à Saumur, utilisé comme caserne par les SS Allemands, pendant l´occupation; par la suite, je travaillai, quelques semaines, dans une scierie de Brézé; et enfin, je fus occupé à déblayer le quartier de la Gare de Saumur, démoli par les bombardements. Alors j´eus l´idée heureuse d´écrire en français un récit intéressant et de l´envoyer dédicacé, par courrier, à Madame Dezaunay, Directrice du Collège Yolande d´Anjou. Elle ignorait tout à fait même mon existence, mais j´avais appris d´avance que son mari était le chef local du parti radical-socialiste et que tous les deux sympathisaient avec les républicains espagnols. Alors l´effet fut fulminant. Avant la fin du mois, j´étais nommé par l´Université de Rennes professeur adjoint au Collège de Garçons de Saumur.
Moi, étant naturellement occupé et préoccupé, pendant ce temps, par cette série romanesque d´aventures, j´avais oublié un peu Madame l´Institutrice de Méron. Mais voilà que, le 11 mai 1945, je reçus une lettre de son mari, dans laquelle il me disait:
Monsieur,
J´ai sous les yeux un petit manuscrit intitulé “Pénélope”, aussi qu´une aimable carte adressée par vous à Madame Bossard à l´occasion des Fêtes de Pâques. Je vous remercie, Monsieur, d´avoir été si bon juge. Comme vous aviez raison d´écrire: “Ma logique écrasante quoique naïve ne fit pas effectivement faillite!”
Libéré par les Américains le 1 avril, j´ai été, 23 jours plus tard, rapatrié par avion. Conformément à votre souhait, j´ai repassé à l´encre, dès mon arrivée, les trois dernières lignes de votre récit.
Quand viendrez-vous nous voir? Nous comptons tous deux sur votre visite. Un dimanche? Un jeudi? Ecrivez-nous vite.
Maintenant, je l´espère, la vie va reprendre son cours heureux. Pourtant ma joie est encore assombrie à la pensée des trop nombreux exilés qui, partout, soupirent après leur retour. Je pense à vous aussi, qui vivez depuis si longtemps loin de votre Patrie. Puissiez-vous rentrer bien vite dans votre belle Espagne, dans une Espagne libre et forte: C´est là le voeu le plus cher d´un prisonnier.
A bientôt le plaisir de votre visite. Nous vous attendons.
Avec nos bonnes amitiés. Bossard.”
Quelques jours après –c´était un dimanche-, je me rendis chez eux et on fêta bien la Libération. (Moi, spécialement, ma libération de la pioche et de la pelle...). Notre amitié resserra encore ses liens et comme Mr. Bossard fut destiné, quelques mois après, à un Groupe Scolaire de Saumur, on se voyait dorénavant de temps à autre. Je me plaisais bien à Saumur, où je gagnais de l´argent, où j´étais très considéré et où les chroniqueurs locaux s´occupaient de ma petite labeur littéraire, à la Nouvelle République de Tours et au “Courrier de l´Ouest” d´Angers. Mais je n´y pouvais pas manger à ma faim. Les cartes d´alimentation subsistant toujours en 1947.
C´était le revers de la médaille: un revers assez laid pour moi, qui étais sous-alimenté depuis des années. Je ne pesais à ce moment que 56 kilos et ma santé commençait à chanceler. A mon grand regret, je me décidai donc à quitter l´Europe. Muni d´un passeport Nansen, je pris un avion d´Air France à Orly et, après quelques jours de séjour à New-York, pour connaître “de visu” Manhattan et ses gratte-ciels – ¡quelle désillusion! -, je vins atterrir à Mexico, n´ayant, à mon arrivée, que quatre dollars en poche et n´y connaissant qu´une seule personne. Une autre aventure de plus, quoi!, mais avec la perspective de manger du pain blanc, que je n´avais pas vu, depuis dix ans, et de remplir enfin mon estomac rétréci.
Ça, bien sûr, est très prosaïque; mais que voulez-vous? Primum vivere...
Bien entendu, je dus, une fois de plus, recommencer à zéro, mais la chance m´accompagna et une semaine après, je commençai à faire des cours d´Éthique dans l´un des centres d´enseignement secondaire les plus importants de la capitale aztèque: le Collège Franco-Español. Parmi mes élèves, figurait un fils du Ministre de Communications et d´Oeuvres Publiques (la SCOP).
D´ailleurs, pendant mes 26 ans de résidence au Mexique, je n´avais pas interrompu les relations avec mes nombreux amis français, et notamment, avec les Bossard. Alors ils m´avaient appris qu´ils étaient heureux, qu´ils avaient eu un enfant et que ça marchait, à peu près, sous tous les rapports. Quand ils surent vers 1960 que j´avais commencé à faire de voyages en Espagne, voie Paris, pour visiter ma vieille mère, ils me prièrent instamment de passer quelques jours chez eux; et un juillet 1971, je leur rendis une visite. Ils avaient pris déjà leur retraite, tous les deux, et habitaient à présent à la petite ville de Montreuil-Bellay, voisine de Méron, dans une jolie maison, au bout de la contrée. Vingt-quatre années s´étaient déjà écoulées, depuis notre dernière rencontre, et, dans un quart de siècle, la vie peut tourner beaucoup et dans tous les sens. Et ce fut le cas de mes amis. Ils m´accueillirent chaleureusement, je fus heureux de les retrouver, de revoir la charmante petite ville que je n´avais pas visitée, depuis 1940.
Mais je flairai que tout n´allait pas chez eux pour le mieux. Un jour je les invitai à déjeuner à l´Hôtel Budan de Saumur, le plus élégant de la ville, qui me rappelait les thés- dansants de mon époque saumuroise et le Prince cambodgien Norodom Sihanuk, qui vient de chasser les envahisseurs américains de son pays et qui y était installé, pendant son stage à l´École de Cavalerie. Dès mon arrivée, j´avais demandé à mes amis des nouvelles sur leur fils et ils m´avaient répondu qu´il habitait Saumur. Alors je pensai qu´ils allaient me le présenter ce jour-là; d´autant plus qu´ils m´avaient auparavant envoyé à Mexico des photos à lui. Mais, à ma grande surprise, il n´en fut rien. En arrivant à la ville, ils arrêtèrent leur voiture dans un coin et me prièrent de les attendre un moment, tandis qu´ils allaient le voir et lui donner un colis. Que c´était bizarre! D´autre part, j´avais déjà remarqué que l´allure de Mr. Bossard n´était pas tout à fait normale. Un autre détail significatif.
Deux années après, Madame Bossard me dévoila ces mystères familiaux. Leur fils avait déçu toutes leurs illusions et leurs espérances. Il n´avait fait aucune carrière et, de surcroît, il s´était mal marié et, par la suite, divorcé. Quant à son mari, il était tombé dans un état d´aliénation progressive, caractérisée par une amnésie, une inaction et un mutisme presque complets. Dans sa dernière lettre, datée du 13 janvier 1975, elle me faisait cette triste confidence: “Depuis deux mois, il y a beaucoup de maladies chez nous et je suis débordée et fatiguée. Mon mari est de moins en moins présent, ce n´est plus le compagnon de ma vie partageant peines et joies. Je suis seule encore une fois, sans doute comme je ne l´ai jamais été et la dégradation physique se précise. L´avenir est sombre. Je me sens moins courageuse. J´ai toujours ma belle petite-fille Laurence. C´est mon rayon de soleil: elle a cinq ans”. C´est sa petite fille.  Pauvre femme! Mais pourquoi la vie est parfois tellement cruelle avec des gens qui ne le méritent point...?

 








[1] Sur les renseignements que mon ami Mr. L´abbé Jollec, curé de Méron, me donna par la suite, je m´enfuis du chantier de Mazin à Esclavelles, en Normandie, après que, le jour des Rois Mages, j´échappai de justesse à la mort, à cause d´un bombardement.


CLAIR-OBSCUR SENTIMENTAL
Saint-Cyr-en-Bourg, le 6 juillet 1945
Manuel G. Sesma
Si l´on m´avait demandé à ce moment-là comment et pourquoi cette étrange jeune fille m´impressionnait, je me serais trouvé tout à fait embarrassé. Peut-être ne le savais-je..?
Une chose était pourtant certaine: elle m´avait effectivement frappé dès le moment de son arrivée. Pour le reste, impossible de définir cette réaction sentimentale. On aurait dit que c´était un appel imperceptible et lointain à mon imagination et à mes sens. Mais non; en réalité ce n´était pas précisément un appel, mais quelque chose de plus insaisissable. C´était plutôt comme une insinuation mystérieuse et vague. Je ne sais pas exactement. En sa présence, j´éprouvais un mélange rare de malaise et de ravissement. Comme celui qu´on éprouve devant un péril qui vous attire.
Avais-je réussi à mon tour à l´impressionner… ? Je l´ignore encore. Je crus lire plus d´une fois dans ses regards un intérêt certain et je remarquais toujours dans sa façon de me serrer la main une secrète cordialité.
Mais jusqu´où allaient-ils, cet intérêt et cette cordialité…? Voilà une autre énigme. Il s´agissait d´une jeune fille assez avisée pour ne pas laisser deviner au premier venu ses secrets les plus intimes. Surtout sans savoir à quoi s´en tenir. D´autre part, les occasions où nous nous rencontrions, n´étaient pas du tout favorables à de semblables éclaircissements. J´avais à ménager soigneusement les susceptibilités d´un tiers.
Ce fut à l´occasion de la guerre que je fis sa connaissance. L´aviation alliée ayant bombardé terriblement par une nuit de printemps la petite ville angevine où elle habitait, sa maison s´effondra, et c´est par un hasard heureux qu´elle sortit vivante.
Par la suite elle vint chercher un refuge chez des parents établis au village où j´étais refugié moi-même, depuis quelques mois.
Il s´agissait d´une famille de paysans avec laquelle je m´étais quelque peu lié d´amitié, parce que j´étais un client assidu d´un petit commerce qu´elle possédait. Naturellement on me fit bientôt la présentation de la parente réfugiée et à partir de ce moment, je commençai à fréquenter la maison plus assidûment qu´auparavant. Il n´est pas besoin de souligner pourquoi. La nouvelle venue m´attirait...
D´ailleurs, c´était normal, car elle avait des attraits réels. Sa silhouette était fine et élégante. Elle s´habillait avec goût et ses allures ne  manquaient pas de grâce. Sa figure était jolie: le front ample et un peu bombé; les sourcils, longs et déliés; les yeux, gris clair; le nez, régulier; la bouche, petite et les lèvres minces; les dents, fines et très blanches; le menton, peu accentué; le teint, rose pâle.
Ses cheveux étaient châtain foncé.
Somme toute, au point de vue physique, elle était franchement bien.
Mais au point de vue spirituel, l´affaire n´était pas si clair. Impossible de découvrir sa véritable personnalité. Cette jeune fille avait l´air d´un sphinx.
Sa prudence et sa réserve étaient complètes. Elle avait un regard mystérieux. Plutôt, trouble et troublant. Pour un homme un peu perspicace, il n´est pas difficile ordinairement de lire dans les yeux d´une femme. Les yeux, dit-on vulgairement, sont les fenêtres de l´âme. Et bien, ceux de cette jeune fille étaient des fenêtres fermées. Et je crois, fermées exprès. Impossible de deviner ce qu´il y avait derrières elles. Ses prunelles jouaient le rôle de deux sentinelles vigilantes pour empêcher que personne ne pénétrât dans sa conscience. Qu´est-ce qu´elle cachait...? Sans doute, des secrets...  Ajoutez à cet air mystérieux une expression, permanente de préoccupation et  de mélancolie. Celle-ci se reflétait surtout dans les rictus un peu amer de ses lèvres. Mais cette expression ne constituait plus un mystère. Je me l´expliquais très aisément.  
Cette jeune fille n´avait pas eu de chance dans la vie. Malgré sa beauté et son intelligence, elle avait déjà doublé le cap de la trentaine sans atteindre ce qui pour la plupart des femmes constitue l´aspiration suprême et l´idéal de leur existence: aimer et être aimées dans le cadre d´un foyer.
Si au moins elle avait été de ce genre de femmes au caractère mâle qui sans se passer aisément de l´amour, trouvent tout de même dans les affaires, dans la religion, dans l´action, un dérivatif à leur instinct sexuel. Mais non: cette jeune fille n´appartenait pas à cette catégorie. Elle restait célibataire, mais non précisément par sa volonté. Elle aurait bien voulu se marier, quoique… dans des conditions déterminées. Elle aimait trop le luxe sous tous ses aspects… Elle aurait dû naître marquise; mais malheureusement elle devait gagner sa vie dans un grand commerce. Sans doute cette occupation  représentait un soulagement à sa condition de jeune fille prolongée; mais,  bien sûr, cela ne remplaçait nullement dans son Coeur le foyer d´une jeune femme. Jusqu´à vingt ans, un grand magasin peut constituer, pour une jeune fille, une véritable distraction: on y gagne de l´argent à coqueter et à bavarder avec les clients. Mais plus tard…, ah! Plus tard, la chose varie. Ce  n´est plus un bel amusement, mais un morne gagne-pain.
Dans ces conditions, il est donc parfaitement explicable que son minois  ne reflétât pas d´ordinaire la joie et la satisfaction, mais la mélancolie et la  préoccupation. Ajoutez encore à cette époque sa situation, peu commode de réfugiée, c´est-à-dire, de femme qui venait de perdre sa maison et qui devait à présent plier sa vie aux exigences de la maison qui l´avait accueillie.
Est-ce à cause de toutes ces circonstances -de sa beauté, de son intelligence, des effluves de mystère et de détresse sentimentale qui émanaient d´elle– qu´elle m´impressionna dès le moment de son arrivée...?
Un soir...
J´étais venu à la maison de ses parents écouter le communiqué de   guerre à la radio. En réalité ce n´était qu´un prétexte futile, puisque je pouvais l´entendre également chez moi ou dans le restaurant où je prenais pension. Mais j´aimais passer de temps à autre un petit moment sous ce toit  paysan où on m´accueillait toujours avec bienveillance. Et surtout j´aimais   revoir souvent la jeune fille réfugiée qui m´intéressait, je ne savais pourquoi.
Ce jour-là, je la trouvai comme d´habitude dans la modeste pièce qui  servait à ses parents d´arrière-boutique, de cuisine et de salle à manger. Elle était occupée en ce moment à raccommoder du linge. Pour cela elle s´était  assise sur une chaise à côté de la porte donnant sur une cour intérieure. De cette façon elle profitait de la faible lueur du crépuscule –c´était déjà la tombée du soir-, sans brûler de lumière.
Elle n´était pas chez elle. La pièce était plongée dans une triste demi- pénombre. Quelques sarments crépitaient dans le foyer. La jeune fille de la  maison préparait le dîner. Et tandis que nous bavardions, la demoiselle  réfugiée raccommodait en silence. Elle était enveloppée dans un peignoir rose  de mousseline qui lui allait très bien.
A quoi pensait-elle en ce moment...? Je ne sais pas. En tout cas, son  visage était plus grave que d´habitude et dénonçait une préoccupation  manifeste. La lueur pâlissante du couchant embrassait délicatement,  amoureusement, ses paupières tombantes. Et la pénombre de la petite pièce estompant sa fine silhouette, matérialisait sa tristesse.
Je la regardai fixement pendant quelque temps, hypnotisé par son  aspect touchant. Et cette fois je sentis dans mon coeur non plus une  imperceptible insinuation, mais un réel appel.
“-Est-ce que je suis devenu amoureux d´elle » – me demandai-je non sans  alarme.
Notre Unamuno a dit: “Aimer c´est compatir”. C´est-à-dire, on aime   vraiment quand on partage non précisément les plaisirs, les intérêts ou les  caprices d´une femme, mais surtout ses souffrances.
Et bien, en ce moment je sentis la détresse spirituelle de cette jeune  fille, comme si elle avait été ma femme.
Ah! Si j´avais pu me laisser emporter comme un enfant par les impulsions véhémentes qui secouaient mon coeur...
Parce qu´alors un désir vif, cuisant, me saisit sur-le-champ: celui de m´approcher d´elle sur la pointe des pieds et d´embrasser ses belles  paupières à demi-closes longuement... tendrement... délicatement...
Comme la lueur pâlissante du couchant.  
Mais...
Tout d´un coup elle leva ses yeux et son regard trouble et troublant me  dérouta. Avait-elle perçu par télépathie mes élans intimes...? C´est possible.  Cela m´est arrivé beaucoup de fois…
Par la suite elle me dévisagea un instant sans dire un mot et je sentis  dans tout mon être un étrange frisson. Son regard me fit l´effet de la voix  d´une sirène. Il l´était en effet, et le frisson, un véritable cri d´alarme. Ceci:
“-Attention aux sirènes! Elles attirent toujours le passager pour le  perdre…”
Et c´était vrai. 
Je le compris cinq mois après.



LA VEILLÉE DES MORTS

A Monsieur Joaquín Campillo

Saumur, le 13 Juillet 1945
Minuit

Manuel G. Sesma

            13 Juillet 1945. 23 heures. Les orchestres des Cafés se taisent. Un coup de canon retentit dans l´espace. La veillée des morts commence. C´est le moment désigné officiellement pour consacrer en toute la France un pieux souvenir aux soldats tombés sur les champs de bataille, aux civils tués par les bombardements, aux résistants fusillés aux bords d´une route ou entre les murs d´une prison, aux déportés exterminés dans les camps de concentration…
La nuit est ténébreuse, comme le sein insondable de l´au-delà. Quelques étoiles sourcillent vers le Nord et un croissant maigre et affilé brille à peine vers l´Occident. On dirait la faux de la Parque guerrière qui s´est complètement usée à faucher tant de vies humaines. L´atmosphère est lourde et suffocante.
Comme si elle était chargée de toutes les angoisses et échauffée de tout le sang coulant des corps meurtris des agonisants…
Devant le monument aux morts de la ville de Saumur quatre silhouettes se tiennent debout, au garde-à-vous.
Ce sont d´anciens prisonniers et d´anciens déportés : une femme, un mutilé, deux autres civils. Deux veilleuses, placées symboliquement aux côtés du monument, irradient une lueur pâle et sinistre comme de feux follets. Quelques passants regardent en silence.
Le spectacle est simple, mais impressionnant. Du moins, il m´impressionne, moi. Un frisson d´émotion parcourt tout mon corps. Au fond de ce tableau, la colonnade du Théâtre Municipal se détache dans l´ombre comme le péristyle d´un panthéon. L´ensemble offre un coup d´œil troublant.
Cependant ce n´est pas précisément cette scène nocturne qui me trouble, mais une autre que j´imagine en ce moment, parce qu´au petit square qui s´étend devant le monument, je vois tout d´un coup se dresser une pyramide humaine colossale : celle des millions et des millions de victimes de cette guerre intercontinentale, déchaînée par une idéologie monstrueuse de déments et de barbares…
…………………….
         Au-dessus de la Loire, un gros nuage couvre l´horizon, comme un immense crêpe noir. C´est la Nature habillée en deuil qui veut faire acte de présence à cette veillée. Le canon continue à tonner par intervalles. De temps à autre des fusées silencieuses s´élèvent dans l´air et étincellent vivement un instant. C´est le regard des morts, scintillant mélancoliquement dans la pénombre. Ce regard nous implore un souvenir. Et je me recueille. Ma pensée parcourt incessamment tous les champs de bataille et de souffrance de tous les continents : de Paris à Singapour, du cap Cheluiskin au cap Matapan. Mais elle va s´arrêter au-delà des Pyrénées; elle se pose en Espagne.
Et je me rappelle frémissant d´émotion les centaines de milliers de compatriotes tombés jadis courageusement aux fronts de notre guerre ou assassinés à l´arrière lâchement par les bandits de la Phalange. Oui, je les aperçois plutôt et je les entends.
Je vois encore briller dans la nuit les fusils des bourreaux carlo-fascistes et abattre férocement des frères inoffensifs et innocents, sous la bénédiction sacrilège de prêtres scélérats…
J´entends encore les cris d´épouvante des enfants, les imprécations, courageuses des femmes et les chants révolutionnaires des hommes…
Je vois et j´entends aussi Franco et ses généraux, ses évêques et ses banquiers, ses argoussins et ses magistrats, fêter joyeusement l´assassinat et la vente de ma nation entres rires de putains et chansonnettes de nonnes…
Alors je suis comme halluciné. Le sang me monte à la tête et injecte mes prunelles. Et je n´aperçois plus devant moi cette petite farde française immobile, paisible et en silence, mais une foule immense et bouillonnante, comme les vagues de la mer en furie, qui avançant de tous les angles de la Péninsule, lève contre les tyrans ses poings crispés, clamant d´une voix de tonnerre : Debout les damnés de la terre… !




SWING À L´HÔTEL DE LONDRES

À Mademoiselle Josette D.
Saumur, le 14 Août 1945

Manuel G. Sesma

         C´était la première fois que je me rendais à une soirée dansante de l´Hôtel de Londres. Je me trouvais encore dans le corridor aboutissant à la salle de bal, lorsque mes oreilles furent frappées à l´improviste par cette chanson de mon pays (música):

Ya no te quiero, gitana,
y me tienes que olvidar:
que el querer entra de golpe
y como viene, se va…

(Je ne t´aime plus, gitane
et il faut que tu m´oublies.
L´amour vient sans qu´on l´attende
et il part comme il arrive.)

En entendant cette musique, je tressaillis. Caramba ! Où me trouvais-je réellement ? A Saumur ou en Espagne... ?
         Je me précipitai tout ravi à l´intérieur de la salle. Le bal battait son plein. Les couples évoluaient au rythme de ce (…) andalou avec le même naturel que s´il s´était agi d´une valse musette.
-         On aura tout vu ! – m´écriai-je. Des jeunes filles de la rue de Bordeaux dansant sur un air « cañi » du quartier de l´Albaicin… [1]
         Et il est vrai qu´à cette époque désaxée les jeunes filles saumuroises auraient dansé avec pareil entrain une messe de requiem. La France entière était saisie en ce moment d´une véritable frénésie chorégraphique, comme au temps du Directoire.
                                      « Zigue, zague, dondon :
                                      Un pas de rigodon…

         Et pour cause. Il fallait fêter convenablement l´écrasement de l´Allemagne. Il fallait célébrer la Victoire. Car c´était justement le lendemain de la capitulation des teutons, et les français –et surtout les françaises– avaient hâte de prendre leur revanche de l´immobilité des cinq années de guerre.
         Imaginez-vous cinq longues années sans gambader au son des instruments.. ! Quel supplice ! C´était réellement trop. Pour beaucoup de femmes, le bal constituait donc une obsession. Quand le soir du 4 Mai, la presse commença à répandre le bruit de l´effondrement imminent de la Wehzmacht, une jeune fille me dit au Café de la Ville : Alors on pourra danser bientôt comme autrefois…!
         Voilà la première idée qui traversa son petit cerveau, en apprenant cette nouvelle sensationnelle… ! Elle ne pensa même pas, comme il aurait été vraiment normal, que les robes, les souliers et le rouge à lèvres deviendraient plus accessibles par la suite. Oh ! non. La capitulation de l´Allemagne signifiait avant tout pour elle la perspective immédiate d´agiter ses jolies jambes au son d´un orchestre de jazz… La Victoire se personnifiait en Terpsichore ! Eternelle insouciance des jeunes filles folles…
         C´est sans doute en devinant cette préoccupation des femmes saumuroises -qu´il fallait ménager en ce moment plus que jamais, car elles allaient voter deux jours après pour la première fois– que la première mesure prise par la Municipalité en vue de célébrer brillamment le jour V. fut d´organiser le bal public qui se tiendrait sur la Place de la Bilange. De puissants haut-parleurs furent installés à l´angle des rues d´Orleans et St. Nicolas, on alluma pour la première fois depuis cinq ans tous les réverbères de la place et on installa le quai central de mâts garnis de drapeaux des nations alliées et de guirlandes d´ampoules de couleur. Tout fut prévu et préparé à l´avance en attendant le signal de la Victoire. Mais le signal tarda encore quatre jours, ce qui suffit pour qu´une grosse averse détrempa les drapeaux et les guirlandes, pour que les danseuses impatientes mettent en échec la candidature de Monsieur le Maire, - oh ! l´ingratitude du beau sexe… - et pour que le Joker, l´Hôtel de Londres, l´École de Cavalerie et les Cafés du Commerce, de la Ville et des Arts préparent à leur tour d´autres bals.
         Ainsi donc le moment arrivé, on dansa à Saumur jusqu´à l´épuisement. Surtout la nuit du 8 au 9 Mai.
         Par surcroît les diverses sociétés locales saisirent l´occasion pour organiser quelques bals extraordinaires au profit des prisonniers et des déportés. On les donna au Foyer du Théâtre Municipal et on les appela emphatiquement « galas ». Quelle plaisanterie ! La vérité est que toutes ces fêtes n´avaient de galas que le nom et le prix. Surtout le prix. Jugez-en : cents francs l´entrée… ! Il y a de l´abus.
         Mais que voulez-vous ? A Saumur on est habitué depuis longtemps à toutes sortes d´escroqueries élégantes. Au café, au magasin, au restaurant, pour un apéritif, pour un mouchoir ou pour une chambre, on vous fait toujours payer des prix de galas. Saumur passe, et non sans raison, pour être une des villes les plus chères de France. C´est une jolie poupée de luxe qui se fait entretenir comme une sultane.
         Un compatriote me demanda un jour dans un restaurant pourquoi on appelle Saumur la Perle de l´Anjou. C´était justement au moment de l´addition et on venait de nous asséner à ce propos un véritable coup de fusil.
-         Crois-tu que Saumur est en effet une perle... ? – me dit-il.
-         Mais oui, mon vieux, sans doute. Regarde, pour te convaincre, ce qu´il coûte… - fis-je en lui tendant la note.
         Il la lut, puis ajouta :
-         Du moins, ce restaurateur a quelque chose de Topaze….
***
         Mais revenons à la danse. Une fois l´impulsion donnée, le mouvement chorégraphique continua par la force d´inertie. Dorénavant il y eut bal régulièrement à l´Hôtel de Londres et aux Cafés du Commerce et de la Ville.
         Pour me distraire, je commençais à fréquenter les soirées de l´Hôtel de Londres.
         Curieuse histoire que celle de cet hôtel. On croirait par son nom qu´il s´agit d´une maison anglophile. Tout au contraire. Pendant la guerre, l´Hôtel de Londres fut un centre d´activités anti-londoniennes. C´est pourquoi aux mois qui suivirent la libération on pouvait lire, affiché aux fenêtres de son bar, l´arrêt de la Cour d´Assises de Rennes condamnant le propriétaire à la réclusion perpétuelle, à l´indignité nationale et à la confiscation de ses biens.
         Malgré tout, le bal de l´Hôtel de Londres était le plus distingué de la Perle de l´Anjou ; c´est à dire, celui dont l´assistance était le plus correcte au point de vue de la tenue. Un dancing de bon ton, quoi. On sait d´ailleurs ce que cette formule signifie exactement. Le bon ton est le déguisement indispensable pour fréquenter la société des gens comme il faut. Ces gens ont comme devise le mot d´ordre des primitifs occupants teutons : « Toujours « Korrect »… Mais cela n´empêche pas, qu´en quittant correctement leurs réunions, les gens comme il faut jettent souvent leur déguisement para la fenêtre et se conduisent comme il ne faudrait pas…        Voilà. Détail curieux ! A l´Hôtel de Londres il n´y avait pas d´orchestre. On dansait au son d´un pick-up. En vérité cela n´était pas du tout élégant, mais faisait bien l´affaire de la caisse de l´Hôtel. En tout cas, comme il n´y avait pas là le brouhaha des dancings populaires, -oh ! ce n´est pas de bon ton de hausser trop la voix, on entendait toujours parfaitement.
         D´autre part, la salle n´est pas trop vaste, puisqu´il s´agit d´un rectangle de quelque 20 mètres sur 6, à peu près. De toute façon, c´était une salle coquette et agréable où je me plaisais franchement. On y passait quelques heures de distraction en compagnie de jeunes femmes. C´étaient des étudiantes, des employées, des filles de famille, des femmes mariées accompagnées ou non de leurs maris, de demi-mondaines, des mondaines et de plus-que-mondaines…
         Il y en avait pour tous les goûts. Quant au public masculin, il se composait sommairement de civils et de militaires, ceux-ci gradés généralement. Quelques-uns affichaient une politesse déplacée qui déchaînait les sarcarmes d´un de mes camarades.
-         Mais ce sont des militaires de salon, s´écriait-il.
-         Et à quoi les reconnais-tu ?
-         Pardi ! penses-tu qu´ils ont appris ces manières aristocratiques au front ou au maquis…?
-         Assurément pas. De toute façon je ne les trouve pas blâmables, ces manières. Baiser la main d´une femme est toujours une marque de politesse et de respect.
-         D´accord, mais dans le cas actuel, tout à fait déplacée. Personne ne le fait ici. Ce n´est qu´envie d´afficher un prétentieux et impertinent esprit de caste. Parce que nous ne sommes pas ici dans un grand salon mondain, il me semble.
-         Certes, non.
-         Remarque en outre qu´ils ne le font invariablement qu´aux femmes de leur clan. Est-ce que les autres ne sont pas respectables... ?
-         Je n´en doute pas.
-         Et pour finir : crois-tu réellement à la sincérité des marques de respect que les gentlemen de salon affichent pour les femmes du grand monde… ? Pure comédie, mon vieux ! Ils baisent cérémonieusement leur main, en attendant de les…
(Excusez-moi, lecteur ; mais je ne peux pas mettre ici la fin de la phrase de mon ami.)
***
     Étant donné le bon ton des soirées de l´Hôtel de Londres, il n´est pas besoin de remarquer qu´on y dansait spécialement le « swing ». C´était la danse à la mode, d´autant plus qu´elle est anglosaxonne. Je ne dansais pas le « swing », moi ; ou plutôt, en le dansant, je ne faisais pas les cabrioles de rigueur. Il y a hélas ! des mômeries qu´on ne peut plus faire après trente ans. Ce n´est pas du tout sérieux. Pourtant je les regardais faire avec plaisir. Il y avait une collection de jeunes filles, qui dansaient le « swing » à ravir ! Il me souvient surtout de trois : deux étudiantes très mignonnes et une belle employée aux formes arrondies, aux yeux doux et aux cheveux magnifiques.
     Toutes les danses ont un symbolisme sentimental et naturellement le « swing » est surtout l´expression rythmique de la coquetterie féminine. Remarquez que l´essence de celle-ci consiste dans le jeu de s´offrir et de se refuser alternativement, lequel en se prolongeant indéfiniment –et les coquettes consommées le font ainsi– finit par briser les nerfs de l´homme le mieux équilibré. Eh bien, les mouvements alternatifs de rapprochement et d´éloignement, d´attraction et de répulsion qui, accompagnés de miauderies et de contorsions accessoires, constituent le rythme du « swing », ne sont-ils pas, effectivement une traduction plastique de la mécanique sentimentale de la coquetterie… ? Ne représentent-ils pas mimiquement l´offre et le refus continuels de la femme coquette, aboutissant inévitablement à la fatigue finale... ? Voyons (musique et danse).
     Du reste, je ne sais pas si les vedettes chorégraphiques de l´Hôtel de Londres coquetaient aussi bien qu´elles « swingnaient ». C´est possible. En tout cas, je ne regrette point de ne pas le savoir par expérience. Parce que… ! Ecoutez, pour finir, une confidence. Une fois je m´épris d´une charmante Saumuroise. Elle ne savait pas du tout danser le « swing » ; mais elle était maîtresse –et doctoresse !– dans l´art de la coquetterie. C´était une femme jolie comme un rose et délicieuse comme un bonbon. Mais… vous savez, lecteur…, méfiez-vous du bonbon et de la rose… !
     Si je ne m´étais pas retiré à temps, elle aurait fini infailliblement par m´envoyer pour toujours à Charenton…










[1] Quartier gitan de Grenada. 

TAPIS D´AUTOMNE
Saumur, 26 octobre 1945
Manuel GARCÍA SESMA

Le troisième jour d´Octobre 1945 fut un jour réellement splendide. Aussi, j´allai l´après-midi, trouver chez lui le petit Michel.
“ – Veux-tu venir avec moi faire une promenade...? – lui proposai-je.
L´enfant accepta enchanté. Sa maman, aussi.
Michel était un petit saumurois au nom espagnol. Son aïeul paternel était originaire de Palafrugell, une petite ville de la Catalogne espagnole. J´apprenais ma langue à cet enfant, depuis une semaine. C´était un garçonnet remuant et éveillé comme un agnelet, frêle et menu comme un bibelot. Il habitait avec ses parents dans la rue de la Petite Douve.
Ce soir, avant notre départ, sa mère – une belle blonde platinée – lui mit un pull-over et un béret marron, et lui apprêta deux tartines de miel, pour goûter pendant la promenade. J´amenai, tout d´abord, l´enfant au Clos Coutard, un terrain scolaire, sis sur le coteau dominant la ville. Là, nous rencontrâmes un monde bruyant: les guides de la section scoute locale. Elles étaient bien, ces petites filles, avec leurs uniformes émaillés d´écussons: béret, cape, blouse, jupe et socquettes bleu marine, cravate verte, gants blancs, souliers marron; cordelière, scalpes, dizainier et sifflet.
Quelques-unes formaient une ronde allègre et chantaient en tournant:
J´ai perdu mon ami
sans l´avoir mérité,
pour un bouton de rose
que je lui refusai.
Je voudrais que la rose
fut encore au rosier,
et que mon ami Pierre
fut encore à m´aimer...

Nous nous arrêtâmes, un petit moment, pour les observer et écouter; puis, nous les laissâmes sur le terrain de foot-ball et gagnâmes la piste de cross.
Là il y avait de nombreux petits sautoirs en bois, et Michel se mit aussitôt à les sauter. Comme il n´y avait pas de véritable danger à cet exercice, je le laissai faire. Je me mis entre-temps à arpenter nonchalamment la plateforme. Le paysage que l´on découvrait de cette hauteur, ne manquait pas de pittoresque. L´horizon, illimité vers le Midi au fond duquel l´aiguille de la chapelle seigneuriale de Montreuil-Bellay semblait percer le ciel, était borné de tous les autres côtés. Le château de Saumur montrait à peine les chaperons gris acier de ses tours, parmi les bonnets rouges de la Cité des Moulins. Au-dessus du Collège Yolande d´Anjou, miroitait une tache lointaine d´eau de la Loire, comme un morceau de glace brisée. Et au fond du vallon du Thouet, pâlissaient les bâtisses en tuf de St-Florent et de Bagneux, et chatoyaient les arbres et les prés. La perspective était un peu mélancolique, mais reposante.
Pour me distraire, je tirai de ma poche un livre, et me mis à lire. C´était “Le double jardin”, de Maurice Maeterlinck. Michel s´amusait entre-temps avec d´autres petits garçons qu´il avait rencontrés sur place. Les enfants nouent facilement des amitiés. Ils n´ont jamais, comme les grands, hélas!, des intérêts qui les opposent.
L´insigne écrivain belge me frappa.
“ – Nous ne nous sentons vivre et nous ne pouvons organiser une vie qui nous satisfasse qu´aux confins de nos possibilités...”
L´usage harmonieux de la liberté ne s´acquiert que par un long abus des bienfaits de celle-ci...”
Il n´y a en amour de bonheur durable et complet que dans l´atmosphère translucide de la sincérité.”
Jusqu´à cette sincérité, l´amour n´est qu´une épreuve. On vit dans l´attente, et les baisers et les paroles ne sont que provisoires. Mais cette sincérité n´est praticable qu´entre consciences hautes et exercées. Encore ne suffit-il pas que les consciences soient telles; il faut en outre pour que la sincérité devienne naturelle et nécessaire, que ces consciences soient presqu´égales, de même étendue, de même qualité et que l´amour qui les unit, soit profond. Aussi la vie de la plupart des hommes s´écoule-t-elle sans qu´ils rencontrent l´âme avec qui ils auraient pu être sincères...

*******
Quand Michel se fut lassé de gambader, il goûta ses tartines de miel. Je cessai de lire. Puis, nous quittâmes la Clos Coutard et descendant par le Jardin des Plantes, nous prîmes la rue du Pressoir, pour aboutir à la levée du Thouet. Nous la suivîmes jusqu´à l´École de Cavalerie.
En route, je me mis à apprendre à l´enfant quelques mots de ma langue.
Voyons, Michel: sais-tu comment dit-on en espagnol la gare? La estación. Le chemin? El camino. Le ciel? El cielo. Le soleil? El sol. L´arbre? El árbol...”
Mais la leçon ne fut pas longue. En arrivant à la hauteur du Pont-Fouchard, nous laissâmes de côté l´espagnol.
Le jour déclinait. Le soleil touchait presque l´horizon. Dans le paysage désolé de l´automne, ses rayons pâlissaient progressivement, comme les derniers regards d´un moribond. Sur notre passage, les feuilles des arbres tombaient silencieusement, comme des larmes. Et le bout incertain de l´allée se perdait au loin, dans l´immensité du ciel, comme nos vies dans le sein de l´éternité. Au fur et à mesure que le soir agonisait, une douce tristesse envahissait tout mon être. Mais l´enfant vint soudain me tirer de cet état, en s´exclamant avec enthousiasme:
-         Oh! que c´est beau, Monsieur. Regardez ce tapis splendide de feuilles. (En effet, les feuilles couvraient complètement, à ce moment, le chemin de la levée.)
-         Aimes-tu l´automne, mon petit…?, lui demandai-je, piqué de curiosité.
-         Mais oui, Monsieur. Beaucoup.
-         Pourquoi? Mais il est triste!
-         Oh! non, Monsieur. Il est aussi gai et joli que le printemps. Tenez, à présent, on voit, aux champs, toutes sortes de couleurs: le jaune, le vert, le rouge, le bleu, le marron, le violet... En outre, on marche sur des sentiers tapissés. N´aimez-vous pas, Monsieur, marcher sur des tapis...?”
Ces observations inattendues me frappèrent. Jusqu´à ce moment, jamais l´idée ne m´était encore venue que la vision de l´automne d´un enfant pût être différente de celle d´un aîné. Pour le moment, je n´essayai pas de m´expliquer ce contraste, mais à la nuit, en rentrant chez moi, comme je m´étais un moment accoudé sur l´appui de la fenêtre méridionale de ma chambre, le regard perdu dans l´azur du firmament, la question me revint tout à coup:
– Tiens! Mais pourquoi Michel voyait-il l´automne gai, tandis que je le voyais triste...?
Et je trouvai l´explication suivante:
-         Parce que l´enfant le regardait de l´oeil de l´innocence; moi, hélas!, de l´oeil de l´expérience.
L´innocence est clarté, beauté et félicité; l´expérience est pâleur, laideur et malheur...!

***
La nuit était sereine et claire. La silhouette de la ville s´estompait dans la pénombre, comme un gigantesque fantôme. Les constellations rutilaient dans le ciel, comme des lustres argentés. A ce moment, je me rappelai, par association d´idées, cette phrase superbe de Kant:
Il n´y a rien de plus beau dans l´Univers que la voûte étoilée des cieux et la conscience pure d´un enfant...”




UNE FOIS JE VIS LES ROIS MAGES

Manuel García Sesma
Saumur, le 24 décembre 1946
A Ivon Andine

Une fois je vis les Rois Mages...  Et oui, lecteur. Ne souriez pas. Je les vis de mes propres yeux. Je les vis, comme je vous vois. J´étais en ce temps-là un petit garçon. Je n´avais que six ans. J´habitais avec mes parents dans mon village natal. C´est un village espagnol, situé aux frontières des anciens royaumes péninsulaires de Navarre, de Castille et d´Aragon. D´où son nom de Fitero, qui veut dire limite. Il surgit au XII siècle à l´ombre d´une célèbre abbaye de l´ordre des Cîteaux, fondée par des moines français venus du monastère de la Scala-Dei à Tarbes. Ses abbés rendirent autrefois de grands services aux monarques castillans, aragonais et navarrais qui comblèrent le couvent de donations et de privilèges. Il n´est donc pas étonnant que leurs illustres collègues, les Rois Mages, gâtent spécialement les enfants du village lors de la visite traditionnelle, à la veille de l´Épiphanie.
C´est au cours d´une ce ces visites – qu´ils font toujours la nuit et incognito – que j´eus le bonheur de les connaître. Cela arriva justement la nuit du 5 au 6 janvier 1908. Je ne l´ai pas encore oublié.
En Espagne ce n´est pas le père Noël qui apporte aux enfants des friandises et des jouets à la fin de chaque année; mas les Rois Mages: Melchior, Gaspar et Balthazar. Je les aime mieux que le père Noël. J´admets bien, d´ailleurs, que ceux-ci sont des vieillards très sympathiques, avec leurs barbes et leurs arbres fleuris; mais les Rois Mages sont indiscutablement plus beaux, plus riches et aussi généreux que ceux-là.
Toutefois, ils sont moins ponctuels que le Père Noël. Comme ils traînent derrière eux un long cortège de serviteurs, ils arrivent toujours douze jours plus tard. C´est ennuyeux. Mais enfin en Espagne on est habitué à ce retard et les enfants ne s´en plaignent. Au bout du compte, c´est .....
Cette nuit-là de Janvier il faisait un froid affreux. La neige tapissait les rues du village. Aussi ma mère me coucha de bonne heure. En me déshabillant, elle me dit:
-         Maintenant on va mettre tes souliers sur le balcon, pour que les Rois te laissent des jouets.
-         Mais mes souliers – fis-je – sont trop petits pour que les Rois y mettent les choses que je veux.
-         En effet – balbutia-t-elle interloquée. Puis, elle me demanda:
-         Et, as-tu déjà préparé ton billet.
-         Mais oui, maman; le voici.
Je tirai un papier de ma poche et ma mère se mit à lire:
“Melchior, je veux que tu me donnes un cheval.
Gaspar, je veux que tu me donnes une balle.
Balthasar, je veux que tu me donnes un harmonica.”
Ma mère sourit et commenta:
-         Mais tu n´as aucun respect. Les Rois Mages! Tu les tutoie, comme s´ils étaient de simples paysans...
-         Alors comment veux-tu que je les traite..?, fis-je tout confus.
-         Oh! Ça va, ça va. Les Rois ne se fâcheront pas – me rassura-t-elle.
-         Tu vois – continuai-je – les Rois ne pourront pas mettre le cheval dans mes souliers.
-         Sans doute – acquiesça-t-elle. On va donc déposer une grande boîte de carton. De cette façon, le cheval aura un lieu où s´abriter et il n´attrapera pas froid.
-         C´est ça, c´est ça! – m´écriai-je avec enthousiasme. Mais il faudra prévenir les Rois – ajoutai-je.
-         Oh! Pas besoin – répliqua ma mère. Mais si tu le veux...
-         Et oui. Il vaudra mieux.
-         Vas-y.
Ma mère me donna le billet et j´écrivis au-dessous, avec un bout de crayon, la note suivante: “Messieurs les Rois: mettez, s´il vous plaît, le cheval dans la boîte de carton pour qu´il ne s´enrhume pas.”
-         C´est bien, mon petit – me dit maman en le lisant. Et ensuite elle ajouta:
-         En tout cas, il faudra mettre également tes souliers pour que les Rois s´aperçoivent que dans cette maison il y a un enfant.
-         Mais les Mages connaissent bien tous les enfants – répliquai-je.
-         Mais non toutes les maisons – fit-elle. Puis, elle s´exclama:
-         Tiens! Tu peux même attacher ton billet à l´un des lacets de tes souliers. Aussi le vent ne l´emportera pas.
-         Et les chats, ne le mangeront-ils pas?, objectai-je.
-         Oh! Non, mon enfant. Les chats ne mangent pas les messages adressés aux Rois Mages.
-         Alors je vais l´attendre, moi-même – conclus-je.
Maman ayant fini de me déshabiller, me mit au lit. Puis, elle ouvrit le balcon et y déposa mes souliers et une grande boîte de carton. Quand elle l´eut fermé, je lui demandai:
-         Mais à quelle heure arrivent les Rois?
-         Vers minuit - me dit-elle. Mais il faut que tu t´endormes pour qu´ils te laissent des cadeaux. Autrement, s´ils se rendent compte que tu veilles, ils se fâcheront et ne s´arrêteront pas.
-         Oh! Oui, maman. Je vais m´endormir tout de suite. Embrasse-moi et éteins la lumière. Ma mère m´embrassa au front et me dit:
         “Bonsoir, mon enfant”. Puis, elle éteignit la lumière et s´en alla.
         J´aurais bien voulu lui obéir, mais je ne pus pas. Je me mis à penser par la suite aux trois Rois Mages.
-         Comment sont-ils..? Comment s´habillent-ils...? Comment voyagent-ils..? Où apportent-ils les jouets...?
Seraient-ils plus beaux et fastueux que ceux de la crèche paroissiale...?
Monsieur le Curé nous avait expliqué au catéchisme qu´ils venaient tous les ans adorer l´Enfant Jésus et lui faire des cadeaux; mais que c´est à la demande de Celui-ci qu´ils les partageaient après entre tous ses frères; c´est-à-dire, entre tous les enfants. Parce que l´Enfant Jésus n´est pas un égoïste; il ne veut pas tout pour soi et rien pour les autres, comme les hommes méchants...
Recroquevillé entre les draps de mon lit, je rêvais, je rêvais éveillé.
Dans l´obscurité et le silence de la chambre on n´entendait que le tin-tin monotone de la petite pendule, déposée sur la cheminée de marbre. On aurait dit le pas cadencé des chevaux des Rois Mages, battant de leurs fers d´argent le pavé du village. Je ne faisais que guetter leur sonnerie.
-         Dix heures! Les Rois doivent à présent être à Cervère sur l´Alhama.
Dix heures et demie! Ils sont sans doute à l´Albotea.
Onze heures! Ils doivent être aux Thermes. Onze heures et demie! Attention! Attention! Ils doivent s´approcher de la Fontaine de l´Evêque.
A ce moment je cachai la tête entre les draps, fermai les yeux et feignis d´être endormi. Les Rois se présenteraient d´un moment à l´autre devant mon balcon et pourraient se fâcher, s´ils me surprenaient en éveil. Car la Fontaine de l´Evêque est à l´entrée du village et ma maison n´en était distante que de quelques centaines de mètres. Je me mis à retenir mon souffle pour entendre leur arrivée. Et en effet, quelques minutes après, le bruit caractéristique du passage d´un cortège commença à retentir dans la rue déserte.
Ce doit être eux – pensai-je. Sans doute. Un frisson d´émotion secoua tout mon corps. Tout à coup j´entendis derrière mon balcon un discret chuchotement.
-         Et oui, les voilà. Bien sûr, ils sont en train de lire mon message.
A cet instant ma curiosité l´emporta sur les recommandations de maman et je ménageai tout doucement un trou sous l´oreiller pour les guetter. On pouvait les voir à travers les carreaux, parce que maman avait écarté exprès les rideaux. Elle m´avait dit que les Rois voulaient très souvent observer si les enfants dormaient sagement.
En les regardant, je fus ébloui. En effet, ils étaient magnifiques. Melchior montait un superbe alazán. Sa barbe était rousse et il portait une couronne et un manteau d´or. Gaspar montait un cheval blanc. Sa barbe était blanche aussi et il portait une couronne et un manteau d´argent.
Quant à Balthazar, c´était un roi nègre comme l´ébène et il n´avait pas de barbe. Il montait un cheval noir et portait un manteau de pourpre et un turban de soie.
Quand je me mis à l´observer, Melchior était effectivement en train de lire mon papier. Il sourit en finissant, fit un signe à un de ses écuyers et celui-ci déposa dans la boîte de carton le cheval, la balle et l´harmonica. Puis, ils s´en allèrent, sans regarder si je sommeillais. Heureusement pour moi, puisque malgré toutes mes précautions, je pense que mon oreiller devait bouger un petit peu...
Cette vision me plongea dans une espèce d´extase céleste et alors je m´endormis profondément...., si profondément que je n´entendis pas le lendemain matin ma bonne mère qui entra au point du jour dans ma chambrette retirer du balcon les cadeaux des Rois. En me réveillant, je trouvai mes jouets sur ma petite table de chevet. Je les pris en main et me mis à lancer des cris de joie. Alors ma mère entra dans la pièce et je m´écriai:
-         Maman, maman: voici les cadeaux des Rois. Il est beau, eh?, le petit cheval. Et la balle rebondit bien – ajoutai-je, la jetant sur le plancher – Et l´harmonica joue encore mieux – fis-je le portant à mes lèvres.
-         Ils sont très gentils, les Rois Mages – commenta ma mère.
-         Et oui; et très beaux et très riches. Je les ai vus, maman; je les ai vus – conclus-je d´un air triomphant.
-         Comment! Tu les as vus! – fit-elle, écarquillant les yeux.
-         Et oui, maman. Je les ai guettés et les ai observés par dessous l´oreiller. A mon grand étonnement, ma mère fit un geste d´incrédulité. Elle ne voulait pas croire. Pourtant j´ai encore la certitude absolue de les avoir contemplés réellement.
C´était, il est vrai, pour la première fois.... et hélas! pour la dernière aussi. Parce que tu sais, on ne voit les Rois Mages qu´avec les yeux de l´innocence...

  LE SECRET DE MARCELINE DESBORDES-VALMORE


Cette pauvre petite comédienne de Lyon... comment l´appelez-vous?..”
C´était un jour de l´an 1828. Lamartine s´entretenait avec M. de Latour de la littérature française contemporaine. Celui-ci amena dans la conversation quelques noms de femmes poètes: Madame Tastu, Delphine Gay, Elisa Mercoeur, la Princesse de Salm-Dyck, etc. Alors le grand poète s´écria: “Mais il y a bien autre chose au-dessus, bien au-dessus de tout cela! Cette pauvre petite comédienne de Lyon... comment l´appelez-vous? Mais oui – ajouta-t-il, retrouvant aussitôt le nom - : Marceline Desbordes-Valmore [1].
         Il n´est pas étonnant que Lamartine ne se soit pas bien rappelé à cette date le nom de Marceline, puisqu´il ne le connaissait encore que de loin et très peu. Pourtant, trois ans après, saisissant l´occasion d´une curieuse équivoque, à propos de l´insertion d´une ode de Mme Desbordes-Valmore dans le “Keepsake français” de Giraldon Bovinet[2], l´auteur des “Harmonies” adressa à l´auteur des “Pauvres fleurs” un poème enthousiaste et émouvant, pour rendre “un bien faible hommage, disait-il, à la femme dont l´admirable et touchant génie poétique m´a causé le plus d´émotion[3].
         Et ce ne fut pas seulement Lamartine, mais Sainte-Beuve, Baudelaire, Verlaine et d´autres princes de la poésie et la critique, qui ont reconnu spontanément, unanimement, l´inspiration saisissante et souveraine de cette femme singulière.
Nonobstant, elle ne figure pas d´ordinaire dans les manuels de littérature française. Pourquoi? Parce que Marceline Desbordes n´était pas, en effet, une grande figure de poétesse, au point de vue de la technique littéraire. Elle ne dominait pas parfaitement l´art de faire des vers. Elle n´avait pas la maîtrise de la forme des Parnassiens, par exemple. Mais, en revanche, elle possédait mieux que nombre de poètes fameux, le don de faire vibrer les âmes et de frapper les coeurs, par l´expression des sentiments humains les plus exquis et les plus profonds.
C´est pour cela justement que, malgré le silence des manuels de littérature, cette pauvre petite comédienne de Lyon reste et restera toujours pour la postérité une des premières poétesses de France. C´est pourquoi, tandis que d´autres, littérateurs plus remarquables de son époque, sont tombés tout à fait dans l´oubli, le public continue à se passionner pour la vie et pour l´oeuvre de cette femme d´élite dont l´âme pure et belle était – comme Sainte-Beuve le remarquait – la poésie même [4].
         L´une et l´autre ont par surcroît un attrait excitant d´énigme, que l´on appelle le secret de Marceline Desbordes-Valmore.
Hâtons-nous de dire pourtant que ce secret ne l´est pas en réalité, ou plutôt qu´il est le secret de Polichinelle, puisque toute son oeuvre émouvante n´est qu´une révélation de celui-ci. D´autre part, ce secret a été à demi dévoilé par elle-même dans un quatrain touchant.
Toutefois il y a deux versions différentes de ce quatrain: l´une, celle qui court dans les divers recueils de poésies de Marceline Desbordes-Valmore; l´autre, celle qui resta ignorée longtemps dans l´original manuscrit de la poétesse et qui a été révélée aux débuts de siècle, par M. Jacques Boulenger dans son livre “Marceline Desbordes-Valmore, sa vie et son secret[5].
Et bien, laquelle des deux versions est la plus acceptable?.. Laquelle est la plus exacte?..
D´abord, la plus sincère, la plus intime et personnelle est sans doute la dernière dont voici le texte:

“A qui me l´a demandé.”

Quoi! Vous voulez savoir le secret de mon sort,
Ce que j´en peux livrer ne vaut pas qu´on l´envie.
Mon secret c´est un nom; ma souffrance, la vie;
Mon effroi, la pensée et mon espoir, la Mort[6].

Mais son secret rien qu´un simple nom?..

Alors même en ignorant la vie de Marceline, il est facile de le deviner tout de suite. Le secret ne peut être que le nom d´un homme; plus spécifiquement, le nom d´un amant. Voilà. Les femmes n´ont généralement d´autres secrets. C´est peut-être pour cela qu´Oscar Wilde les a appelés “des sphinx sans secret...”
Et, en effet, le fameux secret de Marceline –ou du moins celui que ses biographes ont en vain essayé de surprendre et qu´elle-même insinua, mais laissa enfin inédit dans son manuscrit– n´est que le nom mystérieux d´un séducteur: un séducteur qui un jour s´empara complètement de son coeur de jeune fille, en y allumant un de ces violents et vastes incendies qui ne s´éteignent qu´avec la vie-même.
D´ailleurs, voici la trace de ce moment décisif dans ce mélancolique “Souvenir”:

Quand il pâlit un soir et que sa voix tremblante
S´éteignit tout à coup dans un mot commencé,
Quand ses yeux, soulevant leur paupière brûlante
Me blessèrent d´un mal dont je le crus blessé;
Quand ses traits plus touchants, éclairés d´une flamme
Qui ne s´éteint jamais,
S´imprimèrent vivants dans le fond de mon âme,
Il n´aimait pas, j´aimais....[7]

A cette époque, Marceline Desbordes se trouvait dans la fleur de son âge: quelque vingt-deux ans environ. Elle était actrice et chanteuse depuis l´âge de treize ans. Elle vivait alors à Paris dans un milieu mondain et artistique: camarades de théâtre, peintres –amis de son oncle Constant Desbordes, chez qui elle était probablement logée– poètes, journalistes, etc., c´est-à-dire dans un milieu le moins propre à préserver la vertu d´une jeune fille; le plus propre aux badinages de l´Amour.
Pourtant elle n´avait pas un concept badin de celui-ci.

“On peut rire avec la Folie,
Mais il n´est prudent de rire avec l´Amour”

Dira-t-elle avant de se rendre à lui [8].
Dotée d´une nature tendre et droite et d´un tempérament ardent et passionné, elle ne concevait l´amour qu´à la façon féminine idéale, c´est-à-dire à la manière sérieuse et tranchante définie par Frédéric Nietzsche: “Complet abandon de corps et âme (non seulement dévouement), sans égards ni restrictions[9]. L´amour n´était donc pas pour elle un jeu, mais une religion, une véritable foi.
         Alors, elle rencontra un jour chez une de ses amies –Mlle Délia Amoureux, artiste de l´Odéon– un jeune homme charmant: beau garçon, poète, de conversation séduisante et doué d´une voix de sirène.
         “Ses traits, sa voix, ses voeux lui soumettaient mes voeux... [10]”, avouait-elle plus tard à l´une de ses soeurs.
Le jeune homme, en se rendant compte de l´attachement et du trouble de la jeune fille, commença le siège de la place. Avec passion feinte..? Avec passion réelle..? Du moins, elle la crut sincère.
Malgré tout, elle résista avec désespoir pendant quelque temps.

“Je voulais, mais en vain, par un effort suprême,
en me sauvant de toi, me sauver de moi-même” [11].

Pourtant l´inévitable arriva: la pauvre jeune fille capitula. Mais, bien entendu, elle capitula exclusivement devant l´Amour.

“Dieu! Comment se peut-il qu´une bouche si tendre
par un charme imposteur égare la vertu..?
Si ce n´est dans l´amour, où pouvait-il le prendre
Quand il disait: “Je t´aime, m´aimes-tu..?” [12]

Alors elle se donna à lui comme toutes les grandes amoureuses: toute, d´un seul coup et pour toujours.
Malheureusement pour elle, son galant n´était pas à la hauteur de son coeur. Chaque homme et chaque femme ont une capacité déterminée d´aimer. Celle de Marceline était incommensurable; celle de son amant, bornée. D´où le drame. Délaissée lâchement à vingt-quatre ans avec un enfant dans son sein, reprise trois ans après et délaissée à nouveau définitivement, cet amour émouvant et orageux ne fut pour la sensible jeune femme qu´un terrible calvaire. Au moment de la rupture dernière:

“Il est fini ce long supplice..!”
put-elle s´écrier avec raison, comme allégée d´une angoisse suprême[13].
Pourtant cet amour malheureux, à cause précisément de son malheur, remplit dorénavant sa vie et sa poésie, comme une obsession divine.
“Je l´ai promis, je vivrai pour ta gloire,

Cher objet de mon souvenir

Sois le charme de ma mémoire,
Et l´espoir de son avenir...” [14]
jurait-elle de tout son coeur, dans le moment même de la séparation.
Et, un peu plus tard, en fouillant les reliques de son amour, elle murmurait mélancoliquement:

“Je pardonne à votre inconstance

les maux qu´elle m´a fait souffrir;
leur excès m´en a su guérir:
c´est à votre abandon que je dois l´existence.
J´ai repris le serment d´être à vous pour toujours;
mais mon âme un instant fut unie à la vôtre,
et je le sens, jamais une autre
n´aura mes voeux, ne fera mes beaux jours...” [15]

Toutefois, deux années après, un autre homme, plus jeune qu´elle, eut ses voeux définitifs. La vie a des exigences impérieuses et se moque des serments les plus solennels.

C´était l´an 1817. Marceline venait de perdre son père, sa mère était déjà morte en 1801. En 1816, elle avait aussi perdu son enfant Marie-Eugène; et, en 1815, son amant l´avait quittée. C´est-à-dire, en trois années successives, trois cruels déchirements. Le malheur l´abattit. En outre, elle n´était plus une jeune fille. Elle avait trente et un ans. La solitude la plus affreuse la tourmentait. Alors un brave et beau camarade de théâtre, Prosper Valmore, avec qui elle jouait à Bruxelles, s´éprit de cette charmante et infortunée partenaire et demanda sa main. Elle l´épousa.
Bien entendu, Marceline –qui était une femme foncièrement pure et vertueuse– reconnaissante à cet homme qui l´avait aimée, relevée et soutenue dans la période la plus critique de sa vie, fut dorénavant auprès de lui un modèle d´épouse et de mère. L´un et l´autre menèrent, désormais ensemble, avec courage, une existence noble et digne, quoique toujours laborieuse et souvent difficile.
Mais malgré sa fidélité scrupuleuse à ses nouveaux serments, elle ne sut jamais bannir de son coeur tendre le souvenir et même le regret de son ancien et infidèle amant. Et à 71 ans, quand il était déjà mort probablement depuis longtemps, elle le rappelait encore de cette façon touchante:

“Votre nom seul suffira bien
pour me retenir asservie;
il est alentour de ma vie
roulé comme un ardent lien;
ce nom vous remplacera bien...” [16]

Alors, Marceline était déjà aux abords du sépulcre [17]. Et quoi! Mais n´avait-elle pas dit trente-cinq ans auparavant:

“Nom chéri! nom charmant! Oracle de mon sort!
Hélas! que tu me plais, que ta grâce me touche!
Tu m´annonças la vie, et, mêlé dans la mort,
Comme un dernier baiser tu fermeras ma bouche. [18]!

Eh bien, quel nom mystérieux est celui-ci? A qui correspond ce nom adoré...? Marceline ne l´a jamais révélé. Certes, elle le nomme dans ses poèmes “Olivier”.

“Olivier, je t´attends! déjà l´heure est sonnée;
je viens de tressaillir comme au bruit de tes pas;
le soleil qui s´éteint va clore la journée;
ici j´attends l´amour, et l´amour ne vient pas[19].”

Mais Olivier est un nom fictif, le nom véritable restant toujours une véritable énigme. Et c´est en vain que les biographes, les critiques et les admirateurs de la poétesse ont essayé à plusieurs reprises d´identifier Olivier. Ils n´ont pas encore réussi.
Il est vrai que ni Hippolyte Valmore, l´unique fils de Marceline qui lui survécut longtemps; ni Délia Amoureux, chez laquelle Marceline connut et s´éprit d´Olivier; ni ses autres amies intimes, Albertine Gantier et Pauline Duchambge, ne levèrent jamais tout à fait le voile du mystère. Quant à ses amis, ni Sainte-Beuve, ni Brizeux, ni Alexandre Dumas, ni Raspail, ni Revilliod n´ont fourni, eux non plus, de renseignements concluants. Sans doute ils ignoraient le secret.
Il y a pourtant une piste très intéressante, donnée par Marceline même. C´est la pièce “Un nom pour deux coeurs” qui parut dans “L´Opale” en 1834:

“Ton nom, partout ton nom console mon oreille.
Tu sais que dans mon coeur le ciel daigna l´écrire,
On ne peut m´appeler sans le jeter vers moi;
Chaque lettre en est mienne et me mêle avec toi.”

Mais cette piste, comme celles sur la condition de poète de son galant, sur sa voix prenante, etc., n´a fait qu´égarer ses biographes dans un dédale de conjectures.

Olivier était-il l´officier Jean Victor Fontanes, dit Saint-Marcellin?
Le comte de Marcellus, Louis-Marie-Auguste Demartin du Tyrac?
Le créole Dupuy des Islets?
L´ami de Talma, Louis-François-Hilarion Audibert?
Le docteur Jean-Louis Alibert?
Le chanteur italien Félix Blangini?
Le littérateur Hyacinthe-Joseph-Alexandre Thabaud de Latouche?
Personne n´a su encore l´identifier avec certitude. Les présomptions les plus fondées sont, certes, pour le dernier, appelé en littérature Henri de Latouche. D´abord, il avait plus de talent que tous les autres séducteurs qu´on lui oppose: c´était un jeune homme du même âge que Marceline –un an de plus-; il était journaliste, poète, romancier et auteur dramatique, avait une voix particulièrement séductrice et un de ses prénoms “Joseph” est contenu dans “Josephe”, l´un des prénoms de Marceline, sans compter, d´ailleurs,  nombre d´autres détails très significatifs et impressionnants[20].
Cependant, toutes ces fortes présomptions ne sont pas l´identification définitive, et M. Jacques Boulenger, qui défend la thèse de Latouche, conclut pourtant par cette formule: “Non, il n´est guère possible de douter que le jeune homme de Marceline ce ne soit lui.”
Il n´est guère possible..! C´est-à-dire, il est encore possible. Voilà. Eh bien, après tant de recherches et de discussions infructueuses, je me demande: mais ces messieurs érudits ne se sont-ils pas lamentablement dévoyés..?
A quoi bon tant d´inutiles tracasseries?
Est-ce que le vrai secret de la vie et de l´oeuvre de Marceline Desbordes seraient effectivement le nom et la personnalité de son séducteur?
Je n´y crois pas. Parce que voyons: qu´importe vraiment à ce sujet cette inconnue de feuilleton romantique...? Va, en réalité, pas grand´chose.
Mais depuis Pascal jusqu´à nos jours, il y a une tendance chez certains messieurs, amis de l´analyse étroite et du paradoxe choquant, d´attribuer de grands effets à de petites causes – oh! le calcul de Cromwell, le nez de Cléopâtre, etc. – et de vouloir expliquer l´ensemble, le tout complexe et parfois grandiose d´une vie ou d´un événement historique, par des détails insignifiants.
Mais cette interprétation mesquine ne correspond-elle pas peut-être à une vision myope et puérile de la vie et de l´histoire?
Examinons, par exemple, le cas présent.
Combien de jeunes filles sont, chaque jour, séduites et délaissées par leurs galants? Combien d´Elvires tombent toujours sous les griffes de Don Juan? Et bien, des personnalités et des oeuvres comme l´oeuvre et la personnalité de Marceline Desbordes-Valmore ne se présentent pourtant que de temps en temps.
Bien entendu, un amour malheureux peut inspirer à une femme ou à un homme supérieurs des strophes sublimes et touchantes, que cette femme s´appelle Marceline Desbordes ou cet homme Alfred de Musset. C´est un cas tellement répété dans l´histoire.
Mais il naïf, pour ne pas dire plus, de chercher le secret de leur vie et de leur oeuvre dans cette circonstance insignifiante; et moins encore dans l´influence des partenaires. Les noms de ces séducteurs et de ces séductrices, souvent vulgaires, demeurent souvent aussi dans l´obscurité et avec raison. N´ayant fait preuve que de totale incompréhension, ils ne méritaient pas, en effet, ces êtres obscurs, de passer à la postérité, à la queue brillante d´un grand astre.
Mais oui: les secrets de ces vies et de ces oeuvres, il faut les chercher ailleurs; il faut les chercher d´abord dans le tempérament et dans le talent de ces hommes. En fin de compte, chacun devient d´ordinaire ce qu´il est. Voilà le plus vrai des paradoxes.
Certes, les circonstances peuvent favoriser la révélation d´un génie ou l´ empêcher de se manifester. “Moi, a dit notre meilleur philosophe contemporain, José Ortega y Gasset, je suis moi et mes circonstances”. Sans doute. Mais les circonstances sont toujours une occasion et pas une cause. C´est toujours le moi le principe vital et opérant; les circonstances ne sont que le climat.
Voilà pourquoi j´estime bizarre et inutile de chercher le secret de Marceline Desbordes-Valmore ailleurs que chez elle-même.
Il y a à ce propos un détail autant curieux que frappant. Le fameux quatrain, cité ci-dessus, qui, d´après le manuscrit révélé par Boulenger, disait: “Mon secret est un nom”, Marceline vivant, ne fut jamais publié d´après cette version. Dans le recueil “Pauvres Fleurs” où le quatrain parut en 1839 pour la première fois, les deux derniers vers disaient:
“Mon secret est mon coeur, ma souffrance la vie,
mon effroi, l´avenir, si Dieu n´eût fait la mort.”
“Mon secret est mon coeur...” Ah! quelle révélation!
Voilà la version intime d´une amante, le secret personnel d´une jeune fille délaissée. C´est pourquoi il resta enfin inédit dans le manuscrit privé.
Mais le vrai secret, le grand secret de Marceline Desbordes-Valmore n´est autre que son coeur. Voilà la clef de sa vie, la source de sa poésie et le fondement de sa gloire et de sa grandeur.
A la même époque, un autre insigne amant trompé s´écriait douloureusement:

“Ami frappe ton coeur, c´est là qu´est le génie.”

Musset frappa son coeur et “Les Nuits” jaillirent, ce bréviaire des amants trahis. Marceline frappa le sien, et jaillirent ses élégies, ses romances, ses bouquets, ses prières, toute cette poésie humble et touchante, bréviaire des amantes délaissées.
Certes n´allez pas chercher chez Marceline l´art magnifique de Musset.

“Cette lyre inculte, incomplète...”

avouera-t-elle humblement à Lamartine [21].
Mais “qu´importe que Madame Valmore ne soit pas un poète selon l´art, si elle est la poésie et l´âme?”, répliquait le grand critique Sainte-Beuve [22]. Et il ajoutait encore: “Elle a chanté comme l´oiseau chante, comme la tourterelle gémit, sans autre science que l´émotion du coeur, sans autre moyen que la note naturelle. [23]
A elle mieux qu´à personne sont applicables les vers d´André Chénier:

“L´art des transports de l´âme est un faible interprète,
l´art ne fait que des vers, le coeur seul est poète [24].”

Ce que Marceline Desbordes-Valmore représente, en effet, dans la littérature française, c´est le triomphe du coeur féminin. Aucune de ses compatriotes, de Marie de France à Jeannette Delatang-Tardiff [25], n´a su trouver ses accents de lyrisme et d´émotion. Ah! c´est qu´aucune n´a su s´élever à la hauteur de son grand coeur.
Le coeur de Marceline Desbordes-Valmore..!
Anne de Noailles –la poétesse raffinée qui devait prendre quelques ans après la lyre amoureuse de Marceline– a chanté magnifiquement son “coeur innombrable”.
Coeur innombrable? Jolie métaphore! La pauvre petite comédienne de Lyon n´avait pas un coeur innombrable. Elle n´avait que son coeur simple de femme aimante. Mais oui: il valait en revanche par un nombre incommensurable de coeurs de femme.
En voulez-vous la preuve?
Lisez d´abord sa biographie. Apprenez sa pitié de fille, sa passion d´amante, son dévouement d´épouse, sa tendresse de mère, sa fidélité d´amie, son courage de citadine, sa charité de femme envers les pauvres et les malheureux, elle qui fut toujours malheureuse et pauvre!
Lisez ensuite ses oeuvres. Ecoutez une de ses poésies; plutôt qu´un chant ou une mélodie vous entendrez aussitôt des battements de coeur. Quelle que soit la personne à qui s´adresse, la situation ou le lieu où elle se trouve ou le sujet qu´elle chante, vous entendrez toujours la même note: la cordiale. C´est toujours le même chanteur: son coeur.
Voulez-vous vous émouvoir, par le souvenir de sa pauvre mère? Lisez les poèmes “Avant toi”, “La maison de ma mère”, “Le berceau d´Hélène” ou “Quand je pense à ma mère”.
“Ma mère est dans les cieux, les pauvres l´ont bénie:
Ma mère était partout la grâce et l´harmonie.
Jusque sur ses pieds blancs, sa chevelure d´or
Ruisselait comme l´eau, Dieu! j´en tressaille encor!
Et quand on disait d´elle: “Allons voir la Madonne”,
Un orgueil m´enlevait. Que le ciel me pardonne!
..........
Oui, vainement ma mère avait peur de l´enfer.
Ses doux yeux, ses yeux bleus, n´étaient qu´un ciel ouvert.
Oui, Rubens eût choisi sa beauté savoureuse
Pour montrer aux mortels la Vierge bienheureuse.
Sa belle ombre qui passe à travers tous mes jours,
Lorsque je vais tomber, me relève toujours.
Toujours entre le monde et ma tristesse amère,
Pour m´aider à monter je vois monter ma mère [26]”.

Voulez-vous connaître jusqu´où vont sa tendresse et sa fidélité amicales? Lisez ses élégies à Délie: “Le mal du pays”, “Les amitiés de jeunesse” ou “Albertine”, la pauvre Albertine Gantier, amie de l´enfance de Marceline et décédée prématurément à Bruxelles, en 1819.

“Je veux aller mourir aux lieux ou je suis née:
le tombeau d´Albertine est près de mon berceau;
je veux aller trouver son ombre abandonnée;
je veux un même lit près du même ruisseau.
..........
Ah! quand je descendrai rapide, palpitante,
L´invisible sentier qu´on ne remonte pas,
Reconnaîtrai-je enfin la seule âme constante
Qui m´aimait imparfaite et me grondait si bas? [27]
.........

Voulez-vous vous attendrir par les accents maternels les plus sublimes? Lisez: “A mon fils avant le collège”, “Au soleil”, “ L´oreiller d´une petite fille”, “Hippolyte”, “A mon enfant après l´avoir conduit au collège”, ou ces huit vers dédiés à Inès, sa plus jeune fille, emportée par la phtisie en 1846, âgée seulement de 21 ans.

“Je ne dis rien de toi, toi, la plus enfermée!
Toi, la plus douloureuse, et non la moins aimée.
Toi, rentrée en mon sein! Je ne dis rien de toi
Qui souffres, qui te plains et qui meurs avec moi.
Le sais-tu maintenant, ô jalouse adorée,

                            Ce que je te vouais de tendresse ignorée?

Connais-tu, maintenant, me l´ayant emporté,
Mon coeur qui bat si triste et pleure à ton côté”
.....
Enfin, voulez-vous admirer la citadine courageuse et fière? Voulez-vous entendre des cris d´indignation et pitié, comme on n´en avait plus entendu en France depuis Agrippa d´Aubigné? Lisez “Le Chant des bannis”, “Les séparés”, “Dans la rue”, toutes ces strophes magnifiques, inspirées des massacres et des déportations de 1834, au sujet de l´insurrection de Lyon, et qu´aucun journal de Paris n´osa imprimer alors, de peur de s´attirer la colère des ministres de Louis-Philippe.

“Nous n´avons plus d´argent pour enterrer nos morts.
Le prêtre est là, marquant le prix des funérailles
Et les corps étendus, troués par les mitrailles,
Attendent un linceul, une croix, un remords.
Le meurtre se fait roi. Le vainqueur siffle et passe.
Où va-t-il? Au trésor, toucher le prix du sang.
Il en a bien versé! mais sa main n´est pas lasse;
Elle a, sans le combattre, égorgé le passant.
Dieu l´a vu. Dieu cueillait comme des fleurs froissées
Les femmes, les enfants, qui s´envolaient aux cieux.
Les hommes... Les voilà dans le sang jusqu´aux yeux.
L´air n´a pu balayer tant d´âmes courroucées [28].”

Mais c´est surtout au sujet de l´amour que Marceline Desbordes-Valmore a atteint les cimes les plus hautes de l´inspiration. Elle l´a chanté avec une sincérité, avec une émotion et avec une puissance jamais égalées encore par aucune autre femme de France. Ah! elle l´avait aussi senti comme aucune autre femme de sa race.
Ma force c´est l´amour...”
disait-elle à Mme A. Dupin [29] en 1837. Oui, sa force de femme et sa force de poétesse. C´est pour cela qu´elle a excellé comme personne à exprimer toutes les nuances de cette passion: les joies et les tristesses, les espérances et les inquiétudes, les désirs et les rêves, les rancoeurs et les regrets, les indignations et les transports.
Voulez-vous une marque de sa tendresse? [30] Lisez “Une lettre de femme” où elle exprime la tristesse de la séparation de son amant, à la suite d´un voyage. Verlaine, après l´avoir citée dans une étude sur Marceline Desbordes-Valmore, ajouta pour tout commentaire: “Est-ce divin?”

“Tu t´en vas, tout s´en va! Tout se met en voyage,
                Lumière et fleurs:
Le bel été te suit, me laissant à l´orage,
                 Lourde de pleurs.
Mais si l´on ne vit plus que d´espoir et d´alarmes
                Cessant de voir
Partageons pour le mieux: moi je retiens les larmes,
                Garde l´espoir.
Non, je ne voudrais pas, tant je te suis unie,
                Te voir souffrir:
Souhaiter la douleur à sa moitié bénie,
                C´est se haïr [31].”

Voulez-vous entendre les accents du plus pur enthousiasme? Ecoutez “Le Présage” où sa naïve croyance aux pressentiments la transporte de joie, en lui donnant l´illusion du retour de son galant:

“Oui, je vais le revoir, je le sens, j´en suis sûre
Mon front brûle et rougit, un charme est dans mes pleurs.
Je veux parler, j´écoute et j´attends... doux augure!
L´air est chargé d´espoir... Il revient ... je le jure,
Car les frisson qu´il donne a fait fuir mes couleurs.
............
Saule ému, taisez-vous! Ruisseau, daignez-vous taire.
Ecoutez, calmez-vous, il ne tardera pas;
J´ai senti palpiter la terre
Comme au temps où mes pas me portaient sur ses pas.
Me voici sur la route, et j´ai fui ma fenêtre;
Trop de fleurs l´ombrageaient ... Quoi! c´est encore l´été?
Quoi! Les champs sont en fleurs? Le monde est habité?
Hier, c´est donc lui seul qui manquait à mon être?
Hier, pas un rayon n´éclairait mon ennui;
Dieu!... l´été, la lumière et le ciel, c´est donc lui...!
Oui, ma vie! Oui, tout rit à deux âmes fidèles:
Tu viens; l´été, l´amour, le ciel, tout est à moi!

                            Et je sens qu´il m´éclot des ailes

Pour m´élancer vers toi! [32]

Voulez-vous une preuve émouvante de sa fidélité sans espoir, de sa résignation et de sa mélancolie? Lisez “Le Retour aux champs”.
..............
“Me voici devant la chapelle
Où mon coeur sans détour jura ses premiers voeux.
Déjà mon coeur n´est plus heureux,
Mais à ses voeux trahis il est encore fidèle.
J´y vins offrir, l´autre printemps,
Une fraîche couronne, aujourd´hui desséchée.
Cette chapelle, hélas! dans les ronces cachées,
N´est-elle plus l´amour des simples habitants?
Seule j´y ferai ma prière.
Mon sort, je le sais trop, me défend d´espérer.

                            Eh bien! Sans espérance, à genoux sur la pierre

J´aurai du moins la douceur de pleurer [33].”
.....
Voulez-vous un exemple de l´abnégation la plus sublime? Lisez “Prière pour lui” où non seulement elle prie pour l´amant qui l´abandonne, mais aussi pour la femme même qui lui enlève son amour:

“Dieu! Créez à sa vie un objet plein de charmes,
une voix qui réponde aux secrets de sa voix!
Donnez-lui du bonheur, Dieu! Donnez-lui des larmes.
Du bonheur de le voir j´ai pleuré tant de fois!
J´ai pleuré: mais ma voix se tait devant la sienne;
Mais tout ce qu´il m´apprend, lui seul l´ignorera.
Il ne dira jamais: “Soyons heureux, sois mienne!”
L´aimera-t-elle assez celle qui l´entendra?
                   .........
Qu´il la trouve demain! Qu´il m´oublie et l´adore!
Demain: à mon courage il reste peu d´instants.
Pour une autre aujourd´hui je veux prier encore:
Mais... Dieu! vous savez tout: vous savez s´il est temps! [34].”
                   .........
Enfin, voulez-vous connaître la magnanimité de son âme? Lisez “Le Pardon” où, comme Christ sur le Calvaire, elle n´a que des mots de pardon et d´amour pour l´homme qui a crucifié son coeur.

“Je me meurs, je succombe au destin qui m´accable;
de ce dernier moment, veux-tu charmer l´horreur?
Viens encore une fois presser ta main coupable
                         Sur mon coeur.
Quant il aura cessé de brûler et d´attendre,
Tu ne sentiras pas de remords superflus;
Mais tu diras: “Ce coeur, qui pour moi fut si tendre,
                       N´aime plus!”
Vois l´Amour qui s´enfuit de mon âme blessée;
Contemple ton ouvrage et ne sens nul effroi:
La mort est dans mon sein... Pourtant je suis glacée
                     Moins que toi!
Prends ce coeur, prends ton bien. L´amante qui t´adore
N´eut jamais à t´offrir, hélas! un autre don;
Mais en le déchirant, tu peux y lire encore
                     Ton pardon [35].”

Pour démontrer notre thèse, on pourrait multiplier encore les citations de Marceline et même les comparer avec d´autres textes, empruntés à diverses poétesses françaises. Mais ce n´est pas la peine.
Jamais aucun poète ne fut plus naturel; aucun ne fut jamais moins artificiel. Personne n´a pu imiter ce charme” a conclu Baudelaire avec enthousiasme[36].
A mon avis, Marceline Desbordes-Valmore est l´amoureuse française la plus sincère, la plus tendre et la plus sublime du XIXè siècle. Je ne trouve qu´une autre femme, dans un autre ordre, à qui la comparer: Thérèse Martin, la petite fleur carmélitaine, auteur de ce poème d´amour en prose, intitulé “Histoire d´une âme”; celle-ci représentant l´amour divin; celle-là, l´amour humain. Certes, Marceline n´atteint pas les cimes de l´héroïsme ascétique de la Vierge de Lisieux, cette espèce de masochisme spirituel, emprunté et appris à son tour de ma compatriote, la Vierge d´Avila: “Seigneur, ou souffrir ou mourir!”. Pourtant Marceline Desbordes-Valmore supère toutes les deux religieuses en abnégation et désintéressement. Enfin de compte, les deux Vierges du Carmel comptaient toujours d´avance et avec certitude –la certitude d´une foi aveugle, bien entendu– sur la réciprocité et sur la récompense de leur amour. Voilà le secret du “chemin de perfection” et de la “petite voie de confiance et d´abandon”. Elles se donnaient comme des victimes à qui ne saurait jamais leur manquer. C´est un amour intéressé. Tandis que Marceline a pratiqué et chanté l´amour pour l´amour, en marge de toute récompense et de tout retour.

“Aime en vain: donne et pardonne
à qui ne t´a pas compris.
Souris à qui t´abandonne
Va, l´on n´aime qu´à ce prix[37].”

Après cela, demandera-t-on encore sur le secret de Marceline Desbordes-Valmore?
Un nom..?
Mais non: un coeur, le sien. Un coeur trempé par la douleur. Voilà.
Parce que Marceline Desbordes-Valmore, outre une grande amoureuse, fut une grande malheureuse.
C´est pourquoi Paul Verlaine n´a pas eu tort de l´inclure dans le nombre des poètes maudits. En effet, Marceline Desbordes, comme Verlaine lui-même, comme Rimbaud, comme Baudelaire, comme tant d´autres, depuis Villon jusqu´à Tristan Corbière, fut, elle aussi, un poète maudit. Mais, attention! Avec une différence très remarquable par comparaison avec ceux-là. Marceline a été un poète maudit exclusivement pour son destin malheureux, un destin qu´elle ne méritait pas; mais non pour son satanisme, pour la brillante immoralité de ses vers ou les dérèglements de sa vie privée. On aime Marceline en lisant ses poésies; on la plaint, on la vénère, en lisant sa biographie. La femme et l´oeuvre sont également aimables. Tandis que dans le cas de la plupart des poètes maudits, l´oeuvre est souvent admirable, mais l´homme...
Oui, la “pauvre petite comédienne de Lyon” fut bien frappée du Destin.
Frappée dans le foyer même paternel; un foyer pauvre, devenu vite misérable et pour cela sans doute désuni, que Marceline dut quitter de très bonne heure avec sa mère, pour tenter la fortune à la Guadeloupe. Mais, hélas! À la Guadeloupe, la mère trouva la mort; la fille, l´abandon.
Frappée dans sa arrière d´actrice, une carrière peu brillante qui, en échange, l´obligea depuis treize ans, à mener toujours une vie errante, laborieuse et souvent difficile. Certes, son mari, Prosper Valmore, était un brave homme, mais aussi un comédien médiocre. Marceline tenta de faire de lui un acteur célèbre, mais en vain. Donc, la carrière artistique du ménage ne réussit jamais, ne fut toujours qu´un pénible gagne-pain. Pour revenir d´une tournée lamentable en Italie, en 1838, il leur fallut accepter l´aide de Mlle Mars et même vendre une partie de leurs bagages..!
Frappée dans ses amours de jeunesse, dont elle n´a guère connu que les chagrins et les misères, la trahison et l´abandon. Enfin, frappée dans ses enfants, dont une fille Junie, est morte dans le berceau; un enfant, Marie-Eugène, à cinq ans, et deux autres filles, Inès et Ondine, furent enlevées par la phtisie, en pleine jeunesse.

Mon secret est mon coeur: ma souffrance, la vie.”

Oui, amour et douleur, voilà les deux mots qui résument sa vie et son oeuvre.
Comme elle disait dans le poème de remerciement à Lamartine:

“Car je suis une faible femme;
je n´ai su qu´aimer et souffrir;
ma pauvre lyre, c´est mon âme,
et toi seul découvres la flamme
d´une lampe qui va mourir... [38]

Amour et douleur! Voilà les deux muses de sa vie et de son oeuvre.
Dans le déclin de son existence, elle pouvait écrire, avec raison, à sa vieille amie Pauline Duchambge:
                   “Le plus beau vers de Lamartine, le sais-tu?
                   Rien ne reste de nous, sinon d´avoir aimé!”
                   Nous pouvons dire par là: sinon d´avoir pleuré [39].
C´est pourquoi le ton général de la poésie de Marceline est mélancolique. Mais oui: cette mélancolie n´est pas précisément une prose littéraire, comme chez le Vicomte de Chateaubriand, chez Lamartine même et chez la plupart des romantiques.
C´était un état sincère de son âme. Elle avait tellement souffert! C´était le lot de son coeur.
Chamfort dit à Sieyès sur le lit de mort:

“Ah! mon ami, je m´en vais de ce monde,
Où il faut que le coeur se brise ou se bronze.”

Le coeur de la pauvre Marceline était trop sensible pour se bronzer. Donc il se brisa.
Mais, c´est précisément de ce déchirement que jaillit la poésie de Marceline. Comme Lamartine disait à la “pauvre petite comédienne de Lyon”, dans le poème qu´il lui dédia en 1831:
“Ainsi le coeur n´a de murmures
que brisé sous les pieds du sort.
L´âme chante dans les tortures,
Et chacune de ses blessures
Lui donne un plus sublime accord...”
Détail curieux! Marceline commença à écrire justement en guise de traitement médical, pour se délivrer des idées, qui l´harcelaient et attaquaient sa santé, à la suite de l´abandon de son amant. Dans une note à Sainte-Beuve, elle disait:
Je fus forcée de les écrire pour me délivrer de ce frappement fiévreux, et l´on me dit que c´était une élégie. Monsieur Alibert, qui soignait ma santé devenue fort frêle, me conseilla d´écrire, comme un moyen de guérison, n´en connaissant point d´autre[40].”

C´est pourquoi dans une élégie, elle disait à son amie Délie:

“Faites grâce, du moins à l´innocent délire
     qui m´apprend, sans effort, à moduler des vers.
Seule, je suis pourtant moins seule avec ma lyre.
Quelqu´un m´entend, me plaint dans l´univers...”

Amour et douleur! Voilà enfin le vrai secret de Marceline Desbordes-Valmore. De cette pauvre petite, mais sublime femme, dont le dernier souhait fut que son nom humble et immortel servît de baume et de consolation aux coeurs blessés de ses frères, les malheureux:

“Que mon nom ne soit rien qu´une ombre douce et vaine;
qu´il ne cause jamais ni l´effroi ni la peine;
qu´un indigent l´emporte après m´avoir parlé
et le garde longtemps dans son coeur consolé [41].”

Belle âme que cette âme de colombe de la pauvre petite comédienne!
A l´entrée de la crypte du Panthéon des Grands Hommes de la France, la troisième République a déposé dans un reliquaire de porphyre rouge le coeur du grand tribun Léon Gambetta. Si, un jour, on érige à Paris le Panthéon des Grandes Femmes de France, on devra y consacrer, au plus grand motif, un coeur symbolique à la poétesse de plus grand coeur du Parnasse français: Marceline Debordes-Valmore.





UNE LEÇON AU COLLÈGE YOLANDE D´ANJOU

© MANUEL GARCÍA SESMA
SAUMUR, 1945
Au commencement de l´automne 1944, comme je me trouvais en chômage à St-Cyr-en-Bourg, à la suite de la crise momentanée de travail occasionnée par la retraite des allemands et la destruction sauvage de quelques moyens indispensables de communication, comme les ponts, j´ai accepté, en attendant une autre occupation plus stable et intéressante, de bricoler, pendant quelques jours, au Collège de Jeunes Filles de Saumur. Réellement le travail n´était pas du tout dur. Il s´agissait simplement d´aménager l´établissement qui venait d´être évacué par les allemands. Ils l´avaient laissé, bien entendu dans l´état de malpropreté et de chambardement traditionnel chez les gens de guerre de tous les temps. Mais si la tâche n´était pas du tout lourde, les conditions dans lesquelles je devais l´accomplir, me la rendaient particulièrement pénible, puisque, ne possédant pas un vélo à moi, je devais aller et rentrer de Saumur à pied, c´est-à-dire, j´avais à faire chaque jour deux promenades supplémentaires, représentant un parcours de 14 Kms. Naturellement cela n´était pas du tout un agrément: le soir parce que j´étais déjà fatigué de la journée; et le matin, parce que les premières gelées de la saison commençaient à rafraîchir les aubes, et j´étais obligé de quitter mon lit, alors qu´il faisait encore nuit. Par une ironie féroce du destin, j´ai commencé à bricoler au collège saumurois le 2 Octobre, juste le jour même de l´inauguration officielle du cours académique 1944-45. (Pourtant au Collège de Jeunes Filles les classes n´ont repris que le 9).

            Pour un ancien professeur de l´Enseignement secondaire, la date ne pouvait être plus évocatrice. D'une puissance évocatrice véritablement dramatique! Imaginez-vous: de traduire et commenter "L´ Eneide" et "L´Epître aux Pisons" dans mon pays, à transporter des bancs et des tables dans un collège étranger...! Le changement était fantastique. Aussi fantastique qu´amer. Les  "Métamorphoses" et les "Tristes " d´ Ovide en une pièce. Il est certain, quand même, que depuis dix ans d´exil en France, j´avais déjà subi des métamorphoses plus extraordinaires que celles de "l´Âne" d´Apulée. Aussi une autre transformation désagréable ne touchait pas trop ma sensibilité, déjà bien éprouvée.
           
            Saumur est un ancien petit foyer de culture intellectuelle. A la fin du XVIè siècle, le fameux chef calviniste, Duplessis-Mornay, gouverneur de la ville, y a fondé une Académie Protestante, laquelle a acquis, de bonne heure, une réputation européenne. La R.P.R., y a réuni des professeurs les plus savants et Saumur est devenu de par ce fait, l'Athènes du Protestantisme, selon l´expression de Voltaire. Pour lui faire contrepoids, des Oratoriens envoyés par le cardinal de Berulle, y ont créé, à leur tour, en 1618, l´École de Théologie des Ardilliers. Malgré son nom cette Ecole s´est mise bientôt à cultiver spécialement la Philosophie, et, sous l' influence du médecin Louis Delaforge, ami personnel de Descartes, est devenue rapidement un centre de propagande cartésienne. Malebranche, lui-même, a étudié aux Ardilliers en 1661. En tout cas le résultat de cette concurrence catholique et protestante a été d´attirer à Saumur une jeunesse scolaire très nombreuse, venant de tous les coins d´Europe et qui a fait la fortune de la Ville, pendant plus d´un siècle. Malheureusement la révocation de l´Edit de Nantes et la bulle "Unigenitus" sont venus intempestivement troubler la fête. C´est-à-dire, à Saumur on n´a même pas attendu cette décision-là, pour proscrire la R.P.R.. On l´a fait spécialement par deux arrêts du Conseil d´Etat en date du 8 Janvier 1685.  Par la suite l´Académie Protestante a été supprimée. Quant aux Oratoriens, ayant été injustement accusés de jansénisme, leur collège n´a pas tardé à perdre sa clientèle et son prestige, après que le pape Clément XI eut condamné en 1713 le Père Quesnel. Ce double coup scolaire, ajouté à l´émigration civile massive consécutive à la Révocation, a été pour Saumur une catastrophe. La Ville a décliné rapidement. Et elle ne s´est plus relevée. L' Ecole de Cavalerie est venue, certes, plus tard redresser en partie la situation, mais seulement au point de vue économique, non au point de vue spirituel. Saumur n´est plus un centre continental de culture.

            En tout cas, la petite capitale du Haut Anjou n'a pas perdu complètement son relief intellectuel d' autrefois. L´instruction populaire continue. L´instruction publique est, tout d'abord,  plus élevée qu´aux temps de Duplessis-Mornay. A 1´époque de mon séjour dans la région,  Saumur était doté d´un véritable réseau d´écoles maternelles et primaires de l´État, desservie par une équipe nombreuse d´instituteurs et d´institutrices. Il y avait aussi un Collège de Garçons et un Collège de Jeunes Filles; celui-là ayant annexé une Ecole Industrielle, et celui-ci, une Ecole Primaire Supérieure. D´autre part, l´enseignement libre soutenait à son tour plusieurs autres écoles primaires et aussi deux Collèges: L´Institution St-Louis et les Cours Dacier. Ce beau tableau scolaire se complétait par quelques autres institutions culturelles remarquables: une splendide Bibliothèque Municipale; un Musée Artistique; un Musée du cheval, une Station Viticole et une Société de Lettres, Sciences et Arts du Saumurois. Celle-ci éditait une excellente revue et organisait, de temps à autre, de concerts,  conférences, excursions et expositions artistiques. D'autre part, quelques sociétaires lettrés publiaient quelquefois opuscules intéressants sur les choses et le passé du Saumurois.
            Lors de l´inauguration du cours académique 1944-45, ce tableau culturel était, hélas!, un peu abîmé. La guerre qui a éprouvé si durement l´agglomération saumuroise, n´a pas, non plus, épargné ses centres de culture. En juin 1940, l´école de la rue du Prêche a été presque entièrement détruite et le Musée Municipal a été gravement endommagé. Et en Juin 1944 l´école maternelle de la Croix-Verte et l´Ecole de filles de la Rue Montzel ont été tout à fait rasées. D´autres établissements scolaires ont été de surcroît plus ou moins atteints, mais pas gravement. Quant au Collège de Jeunes Filles, il a été épargné par les bombardements, mais, non par la soldatesque teutone. Il a été occupé par les allemands de Juin 1940 à la fin d´Août 1944. C´était fatal. Le Collège de Jeunes filles de Saumur était le centre d´enseignement le plus beau, le plus moderne et le plus de la Ville. Sa construction datant de 1880, a coûté un million or de l´époque. Il se dresse à l´endroit le plus élevé de l´agglomération, sur le versant du coteau qui domine Saumur et les vallées du Thouet et de la Loire. Les tours du Château et celle de Notre Dame de Nantilly le jalonnent au nord et au Sud. Et dès les fenêtres de sa façade, surtout de celles de l´aile gauche, on aperçoit une perspective ravissante: le gracieux angle ayant comme sommet le Pont Fouchard, comme bissectrice le Thouet et comme côtés le quartier de Nantilly et l´agglomération de Bagneux.

            Détail curieux ! Le Collège de Jeunes Filles de Saumur est baptisé du nom d´une illustre princesse espagnole: Yolande d´Anjou, née d´Aragon. En effet, elle est née à Saragosse en 1379 et était fille du roi Jean Ier d´Aragon et de Yolande de Bar, petite-fille du roi de France, Jean le Bon et nièce de Charles V le Sage.  Elle a épousé à 21 ans le duc Louis II d´Anjou, devenant, de par ce fait, duchesse d´Anjou et reine de Naples, de Sicile, d´Aragon et de Jérusalem. Cette union a été heureuse, mais éphémère, puisque Louis II d´Anjou est décédé prématurément au château d´Angers, le 29 Avril 1417. Il n´avait que quarante ans, et Yolande, 37. De ce mariage sont nés six enfants: l´aîné, Louis III d´Anjou, qui épousa Isabelle de Bretagne; René, comte du Piémont, puis comte de Guise, qui épousa tout d´abord Isabelle de Lorraine, puis Jeanne de Laval; Charles, comte du Maine, mort en 1473, époux d' Isabelle de Luxembourg; Marie,  qui a épousé le roi de France Charles VII; Yolande, qui est devenue la femme de François de Montfort, duc de Bretagne; et enfin, une troisième fille, qui a épousé le comte de Genève. Avec le veuvage, on a commencé le grand rôle historique de Yolande d´Anjou d´Aragon. Cette princesse étrangère allait accomplir une tâche surhumaine: sauver la France. Ni plus, ni moins. Justement 16 jours avant la mort de son mari, le prince Charles, fiancé depuis quatre ans à sa fille Marie, était devenu, à l´ improviste, Dauphin. Mais dans quelles piteuses conditions! Sa mère, proclamée Régente, n´était qu´un instrument docile du Duc de BOURGOGNE, Jean-sans-Peur, qui, à son tour, n´était qu' un instrument aveugle des Anglais. On l´a vu clairement quand à la suite du crime de Montereau, Isabeau de Bavière n´a pas hésité à signer le honteux traité de Troyes qui dépouillait son fils et livrait la France à l´Angleterre. Mais derrière l´enfant dépouillé et le pays vendu, c´était Yolande d´Aragon: "la plus vertueuse, sage et belle princesse qui soit en la chrétienté", selon l´expression du chroniqueur Bourdigné. Et Yolande d´Aragon, ce "coeur d´homme en corps de femme", comme dira d´elle son petit-fils et continuateur, Louis XI, au bout d´une lutte tenace qui a duré 25 ans, s´est imposée astucieusement à tous:  à la mère infâme, à l´enfant aboulique, aux envahisseurs et aux rebelles, aux intrigants et aux favoris. Pour arriver à ses fins, elle n´a pas reculé devant aucun moyen ni sacrifice: même pas devant la vente de ses bijoux et de sa vaisselle. Elle a divisé habilement ses ennemis, a mis en échec leurs plans, a écarté, les mauvais conseillers du Prince, lui a procuré des alliances avantageuses, a financé des campagnes militaires, a soutenu Richemont, a poussé Brézé, a mandaté Jacques Coeur et a favorisé de tout son pouvoir la mission de Jeanne d´Arc. C´est pour la saluer que la Pucelle est arrivée une fois à SAUMUR en 1429. Alors la Reine de Sicile habitait une charmante demeure qu'elle s´était fait construire dans cette ville et qui tient encore debout malgré le temps, ayant été miraculeusement épargnée par les bombardements de Juin 1944 qui ont rasé presque tous les édifices du quartier. C´est dans cette maison, située à l'angle des rues Montzel et Waldeck-Rousseau, que 1'entrevue eut lieu. Enfin, après une vie consacrée entièrement au relèvement de son pays d´adoption, Yolande d ' Aragon est décédée à Saumur, le 14 Novembre 1442. Son corps a été par la suite transporté à Angers et inhumé à l´église St-Maurice, aux côtés de son époux. Telle a été, d' une manière sommaire, l´existence de cette femme insigne. Le nom de Yolande d'Anjou n'est donc pas seulement un bel décor pour le Collège de Jeunes filles de Saumur, mais en outre un modèle magnifique: un modèle de femme, de mère et de Française. Pourtant son illustre nom est presque tout à fait inconnu en dehors de la région. Consultez les manuels d´histoire de la France, vous ne l´y trouvez pas. Consultez les dictionnaires français, vous ne l´y trouvez pas non plus. Que voulez-vous ? Si elle avait été une courtisane comme la Du Barry, une empoisonneuse comme la Brinvilliers ou une cartomancienne comme Madame de Thèbes, elle serait bien connue de tous les Français. (  ).
            A partir de 1´automne 1939, le Collège de Jeunes Filles de Saumur a été d´abord, utilisé comme hôpital de guerre pour les soldats français, et, à la suite de l´Armistice, comme caserne des troupes d'occupation. En l´évacuant en Août 1944, celles-ci ont oublié, dans leur empressement, de détruire le fichier, et c'est par lui que j´ai appris incontinent que les derniers occupants allemands du Collège étaient une compagnie de S. S. Il y avait probablement, dans ses rangs, des barbares ayant pris part aux fusillades d´otages au Breil ou à la forêt de Fontevrault, ou ayant parsemé de mines les alentours de la gare de Nantilly, ce qui avait occasionné aussi plusieurs victimes innocentes ( ). Mais personne ne s´est préoccupé à Saumur de recueillir ce fichier, pour identifier, le cas échéant, ces criminels. Quand on allait le brûler, je l´ai empêché, m´en emparant opportunément à la dérobée. Je le garde encore comme une curiosité. Le chef ou "Obersturmführer" de cette compagnie s´appelait Paul Baldauf. Elle comprenait au dernier moment, environ 80 hommes. Détail curieux, quoique non surprenant: seuls les individus ayant commandement étaient des allemands ou portaient des noms allemands: Fischer, Köhler Baümer, Heinze, etc.... Par contre, les hommes de troupe étaient, pour la plupart, Polonais, Tchèques, Yougoslaves, Russes et d´autres nationalités: Logysz, Welesezuk, Bojko, Mamalyga, Dymytraszezyk, etc. Bien entendu, le fichier n´a pas été l´unique trace que les allemands ont laissé au Collège de Jeunes Filles de Saumur. Ils y ont laissé encore d´autres vestiges moins intéressants: des vitres cassées, des planchers abîmés, des murs écorchés, des meubles détériorés, etc. Heureusement le matériel d´enseignement avait été opportunément évacué ( Bibliothèque, Cabinets de Physique, de Chimie, d´Histoire Naturelle, etc. ); autrement en y revenant, on n'en aurait retrouvé, bien sûr, que des débris. La prétendue correction des allemands en France n´était qu´une grossière supercherie. La Bibliothèque du Collège avait été utilisée comme "Kantine" et la classe de dessin, comme infirmerie. Deux grands dessins à la craie représentent deux jeunes filles ( l´une habillée et l'autre nue ) décoraient les murs de celle-ci. Sans doute, était-ce pour distraire l´imagination des malades saisis d´idées noires. Quelques salles étaient ornées de couronnes et de guirlandes, faites de sapin. Est-il nécessaire de signaler que les croix gammées et les emblèmes des SS figuraient un peu partout dans le collège? Sur le linteau de la porte intérieure du 3ème dortoir on avait dessiné, sur un grand carton, un de ces emblèmes, entouré de devise fanfaronne, empruntée à Nietzche:

Was uns nicht umbringt
Macht uns härter.
(Ce qui ne nous tue pas, nous endurcit.)
                              
Mais la décoration la plus pittoresque était celle du réfectoire: deux grandes têtes de mort....!  Fichtre! ces figures macabres servaient-elles à exciter l´appétit des soldats de la Wehrmacht....? Dans la classe de Mathématiques, on avait laissé un tableau noir rempli de signes de topographie. On y faisait sans doute un cours de cartographie militaire. Par contre, dans la Bibliothèque on faisait paraît-il, les cours de débauche... Ah! le bon vin du Saumurois et les joyeuses princesses du trottoir...! Le désarroi dans la Bibliothèque était complet: la grande table de lecture renversée, un piano démonté, des bouteilles vides dans les armoires, des vitres cassées, de vieux papiers administratifs, des bouquins, des revues Françaises et des journaux allemands éparpillés sur le parquet..... Parmi ceux-ci, j'en ai remarqué deux extrêmement curieux. L´un était un Nº du "Soldatam Atlantif " du 29 Avril 1944. On y insérait une longue chronique sur la Loire, accompagnée d´une belle photo de Saumur, prise de la rive droite. L´autre était un Nº de la "Völkischer Beolachter" du 12 Février 1944. Celui-ci consacrait une longue information à une fête célébrée à Madrid par la Phalange Espagnole. On y voyait une parade à la Cité Universitaire, un défilé devant le Palais Royal et des photos du "Caudillo", du "Parteiminister"....Arresse et de Pilar, Primo de Rivera, "die Leiterin der Fhalange Femenina". On n´y remarquait à peine les traits du "Caudillo"; mais, par contre, très bien ceux d´Arrese et de Pilar. Le "Parteminister" avait un air congestionné, et la "Leiterin", un air effrayé. Ah! mon Dieu!  En février 1944, les choses ne tournaient pas très bien pour la Phalange. L'Armée Rouge, terreur des fascistes européens, avançait vers l´Occident, à une allure vertigineuse et il est bien probable que son souvenir eût troublé un peu les imaginations de ceux qui assistaient au défilé et figuraient à la parade........D´autre part, le joug symbolique de la Phalange n´avait servi jusqu´à présent qu´à subjuguer le peuple espagnol et ses flèches n'avaient été utilisées que pour donner la chasse aux républicains. Et si les républicains revenaient à court délai....? Ah! mon Dieu! véritablement c´était une pensée bien capable d´effrayer la "Leiterin" et de congestionner le "Parteimnister"... A la Bibliothèque du Collège de Jeunes Filles de Saumur, j´ai remarqué encore un détail significatif. L´unique roman délaissé dans la salle et qui se trouvait ouvert sur la petite cheminée du fond, était "L´Espion" de Fenimore Cooper. Sans doute, c´était le livre de lecture de quelque S.S. de la "Kompanie", hanté par les "Messages personnels" de la B.B.C.... C´est à effacer toutes ces traces du passage des allemands par le Collège que je me suis employé pendant une semaine, avec un autre camarade espagnol, nommé Francisco Castillo: un andalou plus funèbre qu´une messe de Requiem. D´autres équipes françaises nous accompagnaient: des femmes de ménage, des serruriers, des peintres, des menuisiers, etc...
            - "Quelle saloperie de boches!" – s´écriait, de temps à autre, l´Économe - une brave dame aussi mince qu´active, qui nous commandait, mon camarade et moi. C´était son exclamation favorite, en repérant les meubles cassés ou des coins de saleté. Parce que parmi les femmes du Collège Yolande d´Anjou, il n´y avait pas, bien entendu, de collaboratrices. Il ne manquerait plus que cela ! On les avait chassées sans politesse, depuis quatre ans! Il faut dire à l´honneur du corps enseignant français qu´en général, il s´est maintenu face à l´envahisseur, dans une digne attitude. Il y a eu, bien sûr, des défaillants et des traîtres comme les Delmas, les Carcopino, les Zoretti, etc.; mais l´immense majorité a tenu bon, et parfois farouchement. L´un des organisateurs les plus actifs de la Résistance française a été un professeur du Collège de Garçons de SaumurMarcel Hamon, devenu Commandant militaire pour les francs-tireurs et partisans de l´Ouest. En Maine et Loire, les allemands ont fusillé à cause de cette attitude, onze membres de l´Enseignement. Neuf autres sont morts en déportation, parmi lesquels trois femmes, professeurs du Collège Joachim du Bellay à Angers.
            Au Collège de Jeunes Filles de Saumur, mon principal travail consistait à transporter du matériel. Alors un beau matin j´ai dû faire, avec mon camarade, un transport véritablement bizarre: celui de quelques célébrités ( des sculptures destinées à la classe de dessin ). Parmi lesquelles, se trouvaient Henri II, Cicéron, Marie-Antoinette, Voltaire et la Vénus de Milo. Cela m´a donné l'occasion d´entamer en route avec ces personnages, des dialogues savoureux.
            " - Sire, ai-je interpellé Henri II, savez-vous que Metz a été prise?"
            - Comment ! Le Duc d'Albe, est-il revenu...?
            - Non, Sire. Il n'est plus question des Espagnols, mais des Allemands. Les espagnols - les réfugiés politiques républicains - luttent à présent à côté des Français. Tenez, Sire, les tanks américains, qui, le 25 août, ont réduit les derniers nids de résistance à Paris, étaient, en grande partie, montés par des républicains espagnols. Il y en a plusieurs milliers engagés dans la Division Leclerc. Albi, Agen, Foix, Auch, Rodez, Argentan et beaucoup d´autres localités ont été libérées, les armes à la main, par des compatriotes réfugiés. D´autre part, ils ont partout lutté aux côtés des F.F.I. ( ). L'un de mes meilleurs amis, Bartolomé Cabré, a été tué aux combats de l´Ardèche [1], sur la route de Mezilhac. Et l´autre jour, le Général de Gaulle, au cours de sa visite à Toulouse, a tenu à remettre, lui-même, la Médaille Militaire et la Croix de la Libération à un réfugié espagnol qui s´est particulièrement distingué là-bas par ses exploits. Il s'appelle Pablo Garcia Calero.
- Bravo ! Bravo !
- Mais dites-moi: que sont venus faire à Metz les allemands....?
            - Ah! Sire, ils ont occupé la France, pendant quatre années. Mais, à présent, ils s´en vont.  Plutôt, ils en ont été chassés.
            - Ça va, ça va.
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     Malgré mon déguisement prolétaire, mon vieux maître Cicéron m´a reconnu sur le champ.
     - O Dii immortales ! mais que faites-vous ici, mon pauvre ami...?
     - Voyez, Magister; je fais la ménagère.
     - Mehercule!
    - Bah! ça n´a pas d´importance.  Depuis que je suis exilé en France, j´ai fait tant de choses rares...
  - A propos, Maître, voulez-vous vous charger d´une affaire judiciaire extraordinaire..?
   - Laquelle?
   - L´affaire de la rue Lauriston. Il s´agit d´une organisation de voleurs et d´assassins dont les rapines montent à plus de cent millions, les meurtres à plusieurs centaines et où sont inculpés, jusqu´à présent, plus d´un millier de collaborateurs.
    - Pro deum hominumque fidem! L´affaire est réellement monstrueuse. Mais qui dirigeait cette organisation de bandits et de criminels...?
   - Deux policiers français, agents de la Gestapo allemande. Ils s´appellent Henri Lafont et Pierre Bony. Voyez, Maître, que c´est une affaire plus intéressante que celle de Verres. Vous avez l´occasion de reverdir la gloire de vos sept Verrines, en écrivant, maintenant, les sept cents "Gestaponines...."
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            L´infortunée Marie-Antoinette avait un air attristé.
              C´est naturel! - et elle me confia avec amertume:
            - Hélas, Monsieur. Je suis à présent désolée.
            - Pourquoi, Madame?
            - Penser que je fus guillotinée sans pitié, tandis que les Français ont maintenant laissé échapper tranquillement ce coquin de Laval..! [2]
             - Ah! Madame: mais croyez-vous que Monsieur Laval est digne d´être guillotiné, avec tous les honneurs, comme une Reine de France...? Non: il ne mérite que la lanterne de Foullon.
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Voltaire avait, comme d´habitude, le rire sarcastique avec lequel Houdon l´a transmis à la postérité.  Je l´ai apostrophé:

- Et bien, Monsieur, de quoi riez-vous, en ce moment...? Vous gaussez-vous de moi?
            - Oh! pas du tout, Monsieur. Vous êtes, à présent, une victime de l´oppression comme Calas, et cela me suffit pour vous respecter.
- Alors...?
- Alors je ris en cet instant, en pensant à l´humeur chagrine que doit avoir mon ancien ami le roi Frédéric, à la vue de la débâcle de ses Prussiens...
- Que vous êtes rancunier, Monsieur!
- Comment ! Mais n´ai-je dû supporter patiemment, pendant quatre ans, les rires insultants des laquais de sa Cour...? Rappelez-vous notre vieux proverbe: Rira bien qui rira le dernier.
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La Venus de Milo a rougi de honte quand je l´ai prise entre mes bras.  Et elle a balbutié.
- Voyez, Monsieur, que je ne sors précisément pas de mon cabinet de toilette (Elle était, en effet, entièrement couverte de poussière)
- Et l´on voit que vous êtes très galant, Monsieur.
- Mais, dites-moi, Mademoiselle: qui vous a cassé les bras....?
- Un jaloux amant.
- Ah! Je comprends, Mademoiselle. Sans les bras, vous êtes une beauté dangereuse. Avec eux, vous deviez être une beauté redoutable..."
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Le lendemain de mon transport de la Vénus de Milo, j´ai dû charger et transporter des sacs de coke. La marchandise changeait. Mon camarade Castillo, toujours d´une humeur bourrue, était devenu, ce matin, un hérisson inabordable.  Il piquait de partout.  Réellement le "boulot" n´était pas du tout agréable. En outre, il tombait une pluie drue et il nous fallait décharger les sacs de charbon, sous cette douche.  Par contre, je prenais la chose philosophiquement, à la façon d´Epictète. Pourtant je n´avais rien encore dans Mais j´avais fait ce matin la connaissance d´une petite fille ravissante. Elle s´appelait Denise et c´était une brunette très mignonne, avec des yeux châtains très foncés et de longs cils très noirs. Son visage était parfait et fin, comme celui d´une Vierge de Memling. Je l´ai rencontrée près du cimetière de Nantilly.  Elle sortait de sa maison, avec deux autres soeurettes.  Toutes les trois allaient à l´école paroissiale du quartier. Les plus petites se protégeaient de la pluie, sous un petit parapluie commun.  Mais Denise n´en avait pas et elle se couvrait uniquement d´un petit capuchon.  Alors je l´ai prise en pitié et l´ai invitée à marcher, sous mon parapluie.  La gosse a accepté sur-le-champ. Je l´ai accompagnée aussi ravi que si elle avait été la femme la plus jolie de Saumur. Le courage simple de cette petite fille qui, pour aller à l´école, n´avait pas crainte de braver la pluie, ayant pourtant à parcourir deux kilomètres sans aucune protection, m´a suffi pour braver patiemment, à mon tour, non seulement l´averse, mais aussi toute la charge de coke. Cependant, quand a midi, j´ai quitté la maison de l´Econome et suis rentré au Collège de Jeunes filles, pour me réchauffer et prendre mon frugal repas, la vision devant une glace de mon visage noirci par le charbon, ainsi que mes vêtements, est venue pour un moment, à bout de toute ma sérénité et de toute ma patience. Cette vision rebutante m´a révolté.
            De professeur à charbonnier,...! Ma foi, cette dernière métamorphose était réellement trop cruelle....! Mais une pensée hautaine m´a aidé à me ressaisir immédiatement. N´étais-je plus, en effet, professeur.....? Mais si, depuis mon exil en France, je l´étais plus qu´avant. À ce moment, je l´étais plus que jamais. Avoir lutté les armes à la main contre les tyrans de ma patrie, pendant deux années et demie; puis, avoir accepté l´exil, les camps de concentration, les Compagnies de Travaux forcés, les "lager" de la Todt, l´esclavage, la faim, le dénûment, la misère, tout.... plutôt que me soumettre à leur dictature odieuse; et à présent, travailler, sous la pluie, comme un charbonnier, faisant chaque jour 14 Kms. de chemin à pied.., est-ce que tout cela n´était pas, effectivement, une petite leçon..?

Mais oui: je pense que c´était la leçon la plus éloquente qu´un professeur espagnol républicain, réfugié en France depuis 1939, pouvait donner, pendant l'automne 1944, au Collège de Jeunes Filles de Saumur, baptisé du nom glorieux d´une illustre et courageuse femme espagnole: Yolande d´Aragon......






[1] Bartolomé Cabré Fiol, né à Lérida.
[2] Il se réfugia en Espagne, mais Franco le livra aux Français qui le fusillèrent à la prison de Fresnes (Paris), en 1945.




[1] Ste. Beuve. Nouv. Lundis, XII, 243, art. Du 5-5-1869.
[2] Marceline avait publié en 1831, dans le “Mercure du XIX siècle” une ode dédiée à M. A. de L. Les initiales désignaient Aimé de Loy qui avait fait paraître en 1827 le recueil: “Préludes poétiques”. La pièce de Marceline fut inserte en 1831 dans le “Keepsake français” qui éditait Giraldon-Bovinet, mais cette fois avec le titre inexact de: “A l´auteur des Harmonies”, l´éditeur ne pensant pas sans doute que les initiales A. de L. pussent désigner une autre poète qu´Alphonse de Lamartine. Celui-ci accusa tout de suite l´allusion et dédia à Marceline un chant admirable.
[3] Lettre du 25 janvier 1831.
[4] Causeries du Lundi, XIV, 404, Art. Sur les “Poésies inédites de Mme. Desbordes-Valmore (1860).
[5] Chez Plon, 1926. Mais l´ouvrage avait paru d´abord chez Fayard, en 1909, sous le tire: “Marceline Desbordes-Valmore d´après les papiers inédits.”
[6] Marceline Desbordes-Valmore, p. 7.
[7] Elégies et poésies nouvelles, Paris, Ladvocat, 1825.
[8] Elégie “A Délie”, Elégies, Marie et Romances, Paris, 1819.
[9] Le Gai Savoir.
[10] Elégie “A ma soeur”.
[11] La promenade d´automne. Poésies de Marceline Desbordes-Valmore, Paris, François-Luis, 1820.
[12] Elégie “L´Inconstance”. Elégies, Marie et Romances, Paris, François-Luis, 1819.
[13] Elégie “La Séparation”. Elégies, Marie et Romances, 1819.
[14] Elégie “Le Ruban”. Elégies, Marie et Romances, 1819.
[15] “Mais vous qui connaissez mon âme toujours pure”, pouvait-elle dire avec raison à son amie Délie Amoureux.
[16] “Allez en paix”, oeuvres posthumes, Génève, Jules Fick, 1860.
[17] Marceline est morte à 73 ans, le 23 juillet 1859.
[18]Elégie”. Poésies de Marceline Desbordes-Valmore, Paris, Théophile Grandin, 1822.
[19]L´attente”. Publié en 1815 dans “l´Almanach des Muses” sous le titre “Le Rendez-vous” et en 1816 dans la “Guirlande des Dames” avec le titre “l´Absence au Rendez-vous.”
[20] Par exemple:
a)      Des poésies très significatives, en prenant comme leitmotif une pensée de Latouche. Telles “Je ne crois plus”, “Nacelle abandonnée...”, et même celle que Marceline dédia expressément à Lamartine: “Triste et morne sur le rivage...”
b)      B) Des allusions nostalgiques aux lieux d´Italie où Latouche voyagea, après la première rupture de Marceline, et où elle voyagea aussi avec son mari en 1838:
c)      “Rome où ses jeunes pas ont erré, belle Rome...”
d)     “Bouquets et prières”, page 141.
e)       C) Et enfin la lettre touchante que Marceline adressa à Ste. Beuve, lors du décès de Latouche en 1851. D´autre part, Latouche publia en 1823 une oeuvre sous ce titre: “Olivier Burusson”, et la même année, Marceline Desbordes-Valmore reproduisit dans “La Guirlande des Dames” la romance “Olivier, je t´attends! Déjà l´heure est sonnée...”, que nous avons cité ci-dessus.
[21] “A Monsieur Alphonse de Lamartine”, Les Pleurs, 1833.
[22] Prt. Cont. II, 109-110; article du 1-8-1833.
[23] Introduction au recueil “Poésies de Madame Desbordes-Valmore”. Paris, Charpentier, 1842.
[24] Elégies, I, 23.
[25] Prix Mallarmé, 1942.
[26] “Quand je pense à ma mère”. Oeuvres posthumes, Genève, 1860.
[27] “Le mal du pays”. Les Pleurs, poésies nouvelles, Paris, Charpentier, 1833.
[28] “Dans la rue”. Par un jour funèbre à Lyon. Publié la première fois par Ste. Beuve dans le troisième  de ses articles sur la Vie et la Correspondance de Marceline. N. L. XIII, 193-194.
[29] “Départ de Lyon”. Bouquets et Prières, 1843. Paris, Dumont.
[30] Les poètes maudits, page 61.
[32] Oeuvres posthumes, 1860.
[33] Dans l´almanach des Muses de 1816. Poésies de Marceline Desbordes-Valmore, Paris, Boulland, 1831.
[34] Poésie de Marceline Desbordes-Valmore, Paris, Boulland, 1830.
[35] Elégies, Marie et Romances, Paris, François-Louis, 1819.
[36] L´Art Romantique.
[37] “A Pauline Duchambge qui voulait quitter le monde”. Pauvres fleurs, 1839, Paris, Dumont. Pauline Duchambge était la fille du général De Monthet. Elle épousa un officier, aide de camp de son père, le baron Désiré Duchambge d´Elbecq; mais ce mariage ne réussit pas. Les époux se séparèrent. Alors Pauline, qui avait un talent de musicienne et qui mit notamment en musique de nombreuses romances de Marceline, s´éprit du compositeur Aubert. Il finit par la quitter, mais elle demeura fidèle à son souvenir. Elle perdit sa fortune et vécut dès lors pauvrement. La pièce de Marceline fait sans doute allusion aux amours malheureuses de Pauline et d´Aubert.
[38] Les Pleurs, Paris, Charpentier, 1833.
[39] “Lettres de Marceline Desbordes-Valmore”... II, 313. Lettre du 11 mai 1857.
[40] Portraits contemporains, 11, 100-101. Article du 1-8-1833.
[41] Poésies de Marceline Desbordes-Valmore. Anthologie publiée par Lucien Descaves. 

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