Relatos en francés y traducción, 1943

RELATOS, 1943


1.- La maison maudite, Les Salelles, 6/02/1943
2.- Divagation d´un terrassier, Bernay, 20/04/1943
3.- Matineée de foire à Hennebont, Hennebont, 25/07/1943
4.- La suite des Trois Codonas, Bernay, 28/08/1943
5.- Crépuscule Normand, Bernay-Menneval, 2/10/1943
6.- Un dimanche à Dieppe sous l´occupation allemande, Bouelles, 11/11/1943
7.- Pluie, Bouelles, 30/11/1943.
8.- Pax, Bouelles, 10/12/1943
9.- Avec Kleist au square Gonas. Sin fecha. Manuscrito.


LA MAISON MAUDITE

Les Salelles, le 6 février 1943

A M. Ulysse Vincent et sa famille

Un soir de Novembre 1941, en rentrant du chantier de Maneval: un taillis dans les montagnes de l´Ardeche, le chef du 160 Groupe m´appela à part et me dit mystérieusement:
         -¡Il faut que tu surveilles –il me tutoyait c´est entendu, sans aucun égard, oh! Madame la Politesse...!– un type qui fréquente cette maison (Et il me signalait une maison paysanne qui se trouvait en face.) Je ne veux pas que personne ne mette les pieds ici. Compris? Apprends son nom et transmets-le-moi.
Cette scène se deroulait dans les ténèbres sur un sentier qui reliait la Maison de Dracula[1]. C´est à dire, une masure à demi… et en ruines que nous habitions. Malgré l´obscurité du soir, je remarquai que le Capitaine –le chef du groupe– Février chancelait visiblement. Pourquoi? Des conséquences du “fil de fer”, comme il disait. Bah! C´était son état habituel...!
Pour ne pas manquer au respect dû aux hierarchies légitimes, je dirai que le Capitaine Février, était un dipsomane (C´est un terme scientifique qui ne scandalisera pas –je l´espère– les oreilles des défenseurs les plus susceptibles du principe d´autorité). Probablement l´inspiration de cette étrange détermination lui était venue de l´unique bistrot du hameau. (C´est là par bonté qu´il avait appris que les gens habitant cette maison étaient des protestants et des républicains.) Là, il y avait une vieille Egérie machiavelique qui avait l´art de suggérer aux dipsomanes respectables et aux ivrognes vulgaires des pensées extravagantes, mais diaboliques. Par exemple, au lieu d´avouer carrement aux surveillants Homs et Corvet -deux ivrognes vulgaires et au capitaine Février –le dipsomane respectable– sa crainte mesquine de petite boutiquière que la famille Vincent ne vendît aux espagnols quelque litre de vin au détriment du comptoir de son débit, elle leur insinua insidieusement que les habitants de cette maison–la étaient une racaille dangereuse: des protestants, des communistes, des ennemis du Marechal Petain et de la Révolution Nationale... Corollaire: les espagnols fréquentant cette maison, ne pouvaient pas avoir d´autres propos que de conspirer contre l´ordre social. Qui ne connaissait pas notre acabit subversif et criminel...? Peut-être ce garçon qui avait commencé à fréquenter la maison, y fabriquait déjà des engins redoutables, pour faire sauter la France en deux mille éclats... Du moins, c´était incontrovertible que ce gars inconnu était un anarchiste dangereux qu´il fallait surveiller ou plutôt enfermer sous quinze verrous, sans perte de temps...
Naturellement, le Capitaine Février ne me donna pas ces explications abracadabrantes auxquelles, j´en suis sûr, lui-même ne croyait pas. Mais son acolyte Elisée Couvet –qui avait le crétinisme et les allures d´un sacristain de nonnes– n´était pas si discret et éveillé, et il m´avait raconté, il y a quelques jours, cette histoire stupide et méchante. Il me chargea aussi, c´est entendu, d´espionner mes camarades. Toutefois, je ne lui fis pas le moindre cas. Le tel Couvet était un reptile immonde qui me répugnait même physiquement. Quand j´étais obligé de l´écouter –plutôt de feindre que je l´écoutais-, en regardant sa lèvre inférieure pendante et coupée au milieu par une raie de vin, ainsi que ses yeux myopes et tyroubles à la couleur de l´eau de nettoyer des épinards, me prenait toujours une envie violente de lui cracher sur la figure. Nonobstant je me contenais toujours très sagement, quoique cela me coutât quelquefois des efforts de volonté vraiment désespérés. Que voulez-vous? Si j´avais traité ce crapaud comme il le méritait, on m´aurait tout de suite envoyé au camp de Bernet, au fort de Collioure ou qui sait! Mon Dieu, on m´aurait peut-être fusillé pour attentat contre un “supérieur”..!
Par malheur, ce soir-là de Novembre, il ne s´agissait plus du petit prophète Elysée, mais du chef de Groupe même,. La question changeait tout à fait d´aspect.
Bien entendu, elle ne laissait pas d´être toujours grotesque, mais c´était un grotesque spécial qui pouvait aboutir au drame.
Le plus terrible de notre exil en France était justement d´être toujours à la merci de personnages bouffes qui cependant pouvaient nous perdre à chaque instant sous l´inspiration de leur ivrognerie, de leur méchanceté ou de leur sottise...
L´avertissement du Capitaine Février m´inquiéta d´autant plus que j´avais commencé moi aussi à fréquenter “la maison maudite” –nous l´appelerons ainsi– et que la menace qui s´ébauchait sur mon camarade, était sur le point de me frapper à contre-coup également.
Comme c´était de mon devoir d´espagnol, je n´ai jamais appris le nom du mystérieux conspirateur. Moi délateur d´un malheureux compatriote pour faire plaisir à un malandrin étranger...? Moi converti en une mouche misérable...? Il ne manquerait plus que cela! Mais oui: je me suis hâté de prévenir le pauvre garçon, pour qu´il se mît sur ses gardes et suspendît ses visites nocturnes pour echapper aux represailles. En outre, je me suis présenté chez Monsieur Vincent, afin de lui expliquer le bizarre feuilleton. Il fallait d´une part, nous excuser, moi et mon camarade, de notre retraite provisoire de sa maison, et d´autre part, je devais le renseigner loyalement des graves imputations qu´on lui faisaient et qui dans ces temps de dictature et de marchandage, lui pouvaient occassionner des ennuis très désagreables.
Du reste, c´est entendu que mon pauvre camarade non seulement n´était pas un conspirateur ni un sujet dangereux, mais, au contraire, un blanc-bec inoffensif en questions policières et politiques.
Il s´appelait José García Elías et il était un jeune garçon, âgé de 19 ans. Je l´avais pris justement sous ma protection, parce qu´il n´était qu´un gosse infortuné, traîné par le torrent de notre guerre. Quand celle-ci éclata, il n´avait que 15 ans. Il était le cadet d´une famille de paysans extremegnes. A l´arrivée des hordes maures semant la terreur par Badajoz, le pauvre gars s´était enfui avec un oncle, laissant là-bas ses parents. Puis, traîné déjà par l´orage, il était passé dans un bataillon de gerre, dans une brigade mixte et mouventée. Du camp d´Argelès-sur-Mer à une compagnie de travailleurs dans les Alpes; puis la retraite de Juin 1940. Argelès à nouveau et pour le moment, le 160 G. T. E. dans un hameau de l´Ardèche. Voilà toute la triste histoire de ce gosse, que les argousins Février et consorts voulaient présenter comme un conspirateur de feuilleton.
Et bien, toute sa conspiration se réduisait à visiter une paisible maison de braves paysans pour le plaisir de regarder deux jeunes filles qui n´étaient pas mal. Le complot était, certes, redoutable...!
Le garçon, empêché dorenavant de passer les soirées chez Monsieur Vincent, commença à fréquenter le petit café. C´était le chemin le plus court pour arrêter les bavardages stupides et en outre, il allait abattre deux oiseaux d´un seul coup de feu. Parce qu´au bistrot, il y avait aussi une jeune fille grande, brune et sympathique, qui n´était pas mal non plus. Mon camarade se mit à lui faire l´amour et par la suite, à s´entendre avec elle. A vrai dire, c´était une intelligence assez aléatoire, parce que le garçon ne parlait pas encore un mot de français et la jeune fille ne brédouillait pas encore un mot d´espagnol. Alors, c´était plutôt une compréhension par gestes, à la façon des sourds-muets.
Pour se tirer enfin de l´embarras, le blanc-bec se compromit un jour à écrire pour sa marotte une lettre amoureuse en français. Je lui rédigeai une lettre badine. Mais pour ne pas donner lieu à qu´elle découvrît un beau jour l´imposture, il fallait qu´il la copiât de sa propre main. Et voilà pour mon compatriote un terrible écueil. Même l´espagnol il ne l´écrivait pas bien. Comment transcrire correctement une lettre en français...? Quoique mon original fût très clair, il en tira une après l´autre trois copies, souillées de fautes d´orthographe. Naturelllement je me suis opposé sagement à ce qu´il envoyât à la jeune fille ce gribouillis. Le plus grave de la situation était qu´il n´avait pas le temps que pour faire chaque nuit une seule copie, puisque nous allions tous les deux au chantier pendant la journée et pour nous éclairer en revenant, nous n´avons pour tous qu´une petite bougie. Mais, enfin, à la quatrième fois, il réussit. Et son succès –c´est-à-dire, mon succès– fut complet.
Alors la jeune fille l´encouragea à lui écrire désormais le plus souvent possible, puisque c´était l´unique moyen de s´entendre tout à fait réciproquement. Et me voilà à mon tour engagé bêtement, pour ne pas laisser tomber mon camarade, à continuer le jeu amusant pendant quelque temps.
Certes, ce n´était pas la première fois que je faisais l´amour à des françaises pour le compte de camarades engoués, ignorant la langue de Molière. Je l´avais déjà pratiqué au camp d´Argelès à la destination d´une “dactylo” de Perpignan et d´une infirmière de Limoges. Et puis, je le fis à St. Maurice d´Ibie, pour une jeune femme de Vallon et pour une autre de Vichy. Si elles avaient découvert la combinaison...! Et surtout, si l´avaient su les maris de ces dernières...! La jeune file des Salelles apprit-elle le trucage plus tard...? Par quelsques phrases qu´elle dit un jour à Conchita –la femme de mon camarade Rafael Gil– j´en suit tout à fait sûr. En tout cas, elle ne me le dit jamais. Du reste, l´idylle avec García Elias ayant échouée, elle épousa une année après, un autre espagnol du Groupe: un coiffeur de Tolède.
Eh bien, quand l´amoureux garçon était tout à fait plongé dans ces béguins, voilà que l´histoire stupide de ses conspirations reprit inopinément. Le chef de Groupe ayant commis des atrocités inouïes, était en train de se discréditer complètement dans les sphères officielles. Alors, pour parer à cette menace, il essaya un coup de théâtre infernal: celui de feindre qu´il avait en effet découvert un terrible complot communiste dont les têtes principales étaient García Elias et Monsieur Vincent. C´était une authentique canaillerie que cette farce sans grâce.
Monsieur Vincent put se tirer sans peine de l´affaire grâce aux renseignements des autorités de la commune et du canton. Sa probité et son caractère pacifique étaient trop notoires pour ne pas l´attraper dans cette embûche grossière.
Quant à mon mon pauvre compagnon, il échappa à des represailles criminelles, en s´enfuyant opportunément. Avant qu´il puisse être arrêté, je me suis hâté de le prévenir et de lui conseiller sagement: File immédiatement. Et il s´évada pendant la nuit suivante. Il semble qu´il alla se réfugier dans un autre Groupe de T. E. où travaillait son frère aîné. Mais je n´en su plus sur lui. Cinq mois après, le Capitaine Février était rayé des cadres de commandement des Groups de T. E. à cause de sa scandaleuse immoralité. Malgré la falsification systématique du Livre d´Ordinaire du Groupe, il ne sut un beau jour justifier ni couvrir un déficit de 150.000 francs, et il fut renvoyé par la suite. Un mois après, il mourait misérablement à l´hôpital d´Aubenas, brûlé complètement par son celèbre “fil de fer”. Alors, j´ai renoué mon ancienne amitié avec la famille de Monsieur Vincent, sans être plus gêné par des romans de conspirateurs. C´est-à-dire, je ne fus pas gêné dorenavant dans mes relations avec cette famille. Mais, d´autre part, je fus plus tard bêtement malmené pour un autre complot encore plus fantastique et plus bizarre. L´encadrement des Groupes avait à ce sujet une imagination de feuilletoniste réellement extraordinaire. Il inventait chaque semaine une conspiration. Que voulez-vous? C´était leur gagne-pain. Autrement, comment aurait-on pu justifier son existence inutile, immorale, perturbatoire et lourde comme un rocher pour le pauvre contribuable français...?
Et bien, qui était la famile de Monsieur Vincent? Qui étaient les habitants de la « maison maudite”? Nous l´avons déjà insinué: des paisibles et braves paysans des Salelles. Leur maison était située à l´extrémité sud du hameau. Elle était tout à fait isolée du reste de l´endroit, mais elle n´était éloignée de la “Maison de Dracula”, c´est-à-dire, de notre taudis primitif que de quelque 30 mètres. C´est pour cette proximité que je me suis lié d´amitié avec cette famille et que j´ai commencé à visiter son foyer. Le jour même de mon arrivée aux Salelles, je me suis permis de traverser son seuil, afin de demander une pelle et une fourche pour nettoyer notre château. A ce sujet, j´entamai conversation avec Monsieur Vincent et je me rendis compte tout de suite qu´il ressentait pour nous la plus sincère sympathie. Puis, j´ai appris qu´il était protestant et un homme de gauche et cela acheva de me rassurer à son égard. Un jour on m´invita passer la soirée chez lui et alors j´ai connu toute la famille.
Celle-ci se composait de six personnes: le grand-père, le ménage, deux filles et un enfant. Le grand-père, Monsieur Paul Vincent, était un bon vieillard, presque septuagénaire, à la barbe blanche et au regard franc. Le ménage touchait à peu près la quarantaine; et lui, Monsieur Ulysse Vincent, était un paysan solide et laborieux, brave et sérieux; et elle, Madame Vincent, était une femme mince et faible, jolie et éveillée, consacrée entièrement aux besognes ménagères. Elle était très intelligente et très lettrée. Ses yeux vifs et francs dénonçaient un esprit alerte et une âme loyale. Ses deux filles, Lucie Paulette et Noemi, étaient des fillettes poupines et fortes, très discrètes et surtout un peu trop timides. Elles rougissaient et s´affolaient à la vue seule d´un étranger. Toutes les deux étaient châtaines, mais Lucie Paulette avait des yeux marron; et Noemi des yeux gris. Noemi s´appelait aussi Paulette, c´est-à-dire, Paulette Noemi. J´aimais ce prenom-ci joli, mais elle s´en fâchait, si on la nommait par lui, parce que Noemi n´était pas, à la mode en France, comme elle disait. Bah! la mode, toujours la mode, le suprême argument de la femme.
L´enfant, René, était âgé de quelque douze ans et avait le visage un peu constellé de taches de rousseur. Il assistait assidument à l´école de l´endroit. Tout le monde travaillait dans cette maison-là, depuis le grand-père jusqu´au petit-fils. Celui-ci quand il n´était pas à l´´ecole, gardait souvent le troupeau, alternant avec sa mère. Quant à Monsieur Ulyssses Vincent et son père, ils cultivaient toujours la terre. Et les jeunes filles, outre aider leur maman dans les occupations du foyer, se préoccupaient de tous les animaux domestiques (poules, lapins, cochons, etc.) et des fleurs qui ornaient l´entrée de la maison.
Je ne rencontrai jamais la mère ni les filles, jasant comme des pies dans les ruelles du hameau; mais je les surpris souvent chez elles, assises, silencieusement autour du foyer, chacune avec un livre à la main. Ces livres leur étaient prêtés par la bibliothèque du temple protestant de Lagonce, c´est-à-dire, de leur paroisse (des roman, des biographies, de récits de voyages, etc.). Parfois elles me laissaient galamment tous ceux qui me plaisaient. C´était une belle famille française que cette famille des Vincent, héritière de la traditon morale austère des anciens huguenots et comme celles qui ont été immortalisés par les princeaux de Greuze et de Le Main.
Monsieur Vincent était abonné au “Petit Provençal” de Marseille, qui s´intitulait toujours “Organe de la Démocratie du Sud-Est” C´était quelque chose que de garder du moins cette étiquette dans une époque où nombreux journaux de province, comme “L´Indépendant” de Perpignan, s´étaient pressés, au lendemain de la défaite, à renier même de leur modeste signification républicaine. Je le lisais toujours quand j´allais chez lui.
Faute de temple, la maisom de Monsieur Vincent était le lieu où on célébrait périodiquement les services religieux de son culte. J´ai déjà remarqué que la famille était protestante. Monsieur Ulysse Vincent était membre du Conseil presbytéral de sa paroisse. Et bien, deux fois par mois –d´ordinaire, deux jeudis– arrivait chez lui à ce sujet le pasteur de Salavas. J´ai connu deux pasteurs de ce village: messieurs Richardot et Chazel, deux jeunes hommes, très sympathiques et instruits, sortis de la Faculté de Théologie protestante de l´Université de Paris. Tous les protestants des Salelles –la plupart des voisins- assistaient à ces services. Je n´assistai jamais à aucun, puisque je ne leur cachai jamais que je ne pratiquais aucun culte religieux. Pourtant j´ai eu à être présent un jour à une cérémonie, à l´occasion de la mort du grand-père Monsieur Paul. Une congestion emporta le bon vieillard au mois de Juin 1941. Je demeurais alors à Saint Maurcice d´Ibie; mais je descendis avec mon camarade Cabré pour assister à l´enterrement. Aux Salelles il n´y avait pas un cimetière municipal, mais chaque foyer protestant en avait un familial. On enterra donc Monsieur Paul Vincent dans celui de la maison: un coin dans un champ de mûriers, face à celle-là.
Tous les voisins des Salelles et plusieurs de St. Maurice assistèrent à la cérémonie. Le pasteur Richardot récita devant la tombe ouverte quelques prières et prononça un bref sermon, très simple mais émouvant. Puis, tous les protestants -et Cabre et moi avec eux– défilèrent devant la tombe et jetèrent sur le cercueil une poingée de terre. Mais les catholiques qui se tenaient à l´écart dans un rang, partirent sans répéter notre geste pieux. Pourquoi? Probablement pour remarquer la différence confessionnelle.
Pendant les trois ans de notre séjour à la commune de St. Maurice d´Ibie, la maison de Monsieur Vincent –“la maison maudite” des argousins du Groupe– fut la maison bénie par tous les réfugiés. Chaque espagnol savait bien que s´il allait chez Monsieur Vincent demander un service qu´on était en mesure de lui rendre, il serait toujours bien accueilli et en sortirait d´ordinaire satisfait. C´étaient des gens humanitaires et discrets, honnêtes et polis, comprenant notre noble tragédie et ressentant pour elle tout le respect dû. J´ai pensé plus d´une fois qu´en outre, ils se conduiraient de cette digne façon par calcul patriotique. Comme une protestation muette, mais éloquente, contre le traitement inhumain et honteux dont nous étions victimes dans le Groupe, ils voulaient nous insinuer par leur conduite: “Ne croyez pas, Messieurs les espagnols, que la France est cette fripouille de l´encadrement qui vous martyrise et qui vous déshonore. Ah! non. Nulllement. Ce n´est que la lie de notre pays. La France, le vrai peuple français, c´est nous, Messieurs. »






[1] “Qui reliait la Maison de Drácula et celle de Monsieur Vincent. »





Divagations d´un terrassier


A Monsieur Joseph Lapique

et Marie-Ange Rehel,
Professeur de Philosophie au Collège de Garçons de Saumur

Bernay, le 20 Août 1943


I.- La pelle et la pioche sont les outils les plus révolutionnaires et les plus conservateurs. Ils servent tour à tour pour démolir y pour bâtir.

II.- La plupart des systèmes philosophiques connus auraient une structure et une signification assez différentes, si leurs auteurs avaient été contraints d´abandonner pendant quelque temps leurs livres, pour travailler comme des terrassiers.
Bien sûr, Leibnitz n´aurait pas défendu l´optimisme et Pyrrhon n´aurait pas non plus soutenu le scepticisme absolu. Celui-là aurait trouvé la pioche un peu trop désagréable et celui-ci l´aurait trouvée un peu trop réelle.
Auguste Comte aurait aussi exposé, c´est entendu, le positivisme ; mais il n´est pas probable, qu´il eût abouti en politique aux conclusions réactionnaires de Monsieur Charles Maurras.
Fichte et Schelling auraient-ils été hantés par les fantômes de l´idéalisme transcendental...? Hein ! Mais ils auraient eu à identifier chaque jour le « non-ego » d´une façon un peu brutale.
Ce qui n´offre aucun doute est que Baruch Spinoza n´aurait pas non plus prêché le panthéisme. Après avoir peiné une journée entière sur un terrain caillouteux, il est très peu probable qu´il aurait eu l´idée d´identifier la couche terrestre avec la substance unique et divine de l´Univers.[1]
Enfin, en ce qui concerne Emmanuel Kant, aurait-il imaginé non plus son impératif catégorique ? Diable ! mais comment aurait-il pu se débrouiller, le patraque philosophe de Koenisberg, pour s´ériger en modèle universel de terrassiers…?

III.- Quand un terrassier pellète, il prend l´air  d´un mangeur impoli qui jette hors l´assiette le contenu de la cuillère, avant même de l´approcher de ses lèvres…

IV.- La pioche est le stylographe du terrassier. Celui-ci te trempe dans sa sueur, pour écrire l´odyssée du travail manuel…

V.- Si l´on pouvait trouver d´un coup de pioche le mystère de la Vie et de la Mort..!

VI.- Saint-Saëns mit en musique les braiments de l´âme; Richard Wagner, les murmures de la forêt ; Rymsky-Korsakow, le vol du hanneton ; et Mossolow, le tintamarre des machines. Mais aucun compositeur n´a eu encore l´idée de traduire en accords les bruits particuliers de la pelle et de la pioche, même le futuriste Russolo. Pourtant, il y a des pelletés et des coups de pioche qui ont une musicalité extraordinaire. Par exemple, les coups de pioche qui creusent la fosse d´un ennemi ou les cris joyeux de la pelle lorsqu´on jette avec mépris à un tas de fumier certains symboles de la sottise humaine…

VII.- N´avez-vous jamais remarqué les gestes dédaigneux du terrassier, en maniant sa pelle..? Mais oui: c´est faire des exercices de mépris que de pelleter. Redouter les sarcasmes d´un terrassier mordant…

VIII.- Je pense que Pic de la Mirandole était un savant admirablement naïf, en se croyant capable de disputer avec n´importe qui « de onni re scibili. » Mais oui : je suis sûr que le prétentieux humaniste italien ignorait, par exemple, une chose très élémentaire : le maniement d´un pic. Et pourtant il le portait toujours sur ses épaules depuis l´instant même de sa naissance…

IX.- On voudrait quelquefois percer d´un coup de pioche certains cœurs humains endurcis, pour voir ce qu´ils cachent dedans. Mais on risquerait d´être mortellement touché par les éclats de leur péricarde…

X.- Devinez-vous lequel est le meilleur parti pour une demoiselle bigote… ? Et bien, un terrassier. Nul n´est en effet mieux doté qu´un jeune terrassier pour se frayer un beau chemin sur la terre et après dans le ciel…

XI.- Quand j´eus à signer à Lyon un contrat de travail comme manœuvre, au service de l´Organisation Todt, en Avril 1943, un officier français du 5ème Groupement des Formations de travailleurs étrangers, commandé par le colonel Copin, me dit en espagnol avec accent français : « Pasiensia, segnor… !
Pour le moment, j´interprétai cette exclamation comme une marque de compassion. Mais non : ce n´était pas ça. Et je ne tardai pas à découvrir que c´était une inspiration du Saint-Esprit. En effet, il y a en espagnol un proverbe qui dit : « On gagne le ciel par la patience » Et ma foi !, pour un professeur de Latin, quel autre moyen plus adéquat pour exercer cette vertu, que de le contraindre à vivre les « Tristes » d´Ovide, travaillant dans un autre Pont comme terrassier… ? Voilà donc comment je parvins à la conclusion que la pelle et la pioche constituent des instruments de salut éternel que ne surent encore découvrir aucun ascète ni mystique religieux, depuis Bouddha jusqu´à Sainte Thérèse de l´Enfant-Jésus.

XII.- Madame la Pelle est la dame la plus sans-gêne : elle recueille avec la même insouciance des fleurs et des ordures…

XIII.- La pioche est un symbole érotique : celui de la fécondation de la Terre par le Travail producteur de l´homme…

XIV.- Ne croyez-vous que Goethe fit trop de détours littéraires pour amener le jeune Werther au suicide… ? Mais oui : si au lieu de le rendre amoureux de la vertueuse Charlotte, il l´avait condamné à des travaux forcés de par la vie avec un pic de vingt livres, le résultat aurait été identique, mais beaucoup plus rapide. Il est vrai que cette mort peu romanesque n´aurait pas eu un peu partout des imitateurs déments. Mais Goethe se serait épargné en revanche les anathèmes des prêtres…

XV.- Georges Simmel a étudié la philosophie de l´anse des pots. Je crois qu´il serait plus intéressant d´étudier celle de la manche des proches. Et encore davantage, la psychologie des terrassiers. Et spécialement celle des philosophes, métamorphosés en terrassiers par force…

XVI.- Savez-vous pourquoi le terrassier trace de sa pioche un arc de cercle dans l´air ? Pour signaler le méridien de toutes les destructions humaines…

XVII.- Un cours obligatoire de pelle et de pioche est une école merveilleuse d´humanisme. Pour affûter leur talent, je contraindrais à le suivre les écrivains satyriques, les caricaturistes et les pantins…

XVIII.- Une question épatante : quelle aurait été la production littéraire universelle, si les écrivains avaient été contraints par force de manier la pioche, avant de se servir de la plume… ? Qui sait !
De toutes sortes, il se peut que le vieux Homère au lieu d´écrire « l´Odyssée », se fût attaqué à la « Terrassiède » ; et que Calderon au lieu de composer des « Actes sacrementales », eût rimé de mélodrames révolutionnaires. Popé aurait chanté « Le pic » au lieu du « Lutrin ; et Voltaire aurait probablement ironisé aux dépens des entrepreneurs et des contremaîtres, au lieu de s´en prendre aux despotes et aux prêtres.
Schiller aurait-il écrit sa fameuse « Ode à la Joie »… ? Je n´y crois pas du tout. Par contre, il est sûr qu´Édouard Young non seulement aurait chanté les « Nuits » tristes, mais aussi les « Jours » mornes. Et Lamartine  aurait-il trouvé dans la Nature tant d´ « Harmonies poétiques »… ? Hein ! Hein ! J´en doute.
En tout cas, ce qui est indiscutable est que le réalisme l´aurait toujours emporté l´idéalisme. Mallarmé, D´Annunzio et Rubén Darío n´auraient probablement pas surgi. En revanche, il y aurait eu, bien sûr, plus d´un Zola, plus d´un Gorki, plus d´un Blasco Ibáñez, et plus d´un  Panait Istrati…

XIX.- Un terrassier tenant la pioche en haut, est un point vivant d´intérrogation. Quand j´étais terrassier en France, cette intérrogation était toujours la suivante : « Ventre-saint-gris ! mais quand va-t-il arriver le moment de lâcher pour jamais cet instrument… ?

XX.- Certains ordres religieux prescrivent comme pénitence à leurs membres la flagellation. Il faut châtier la chair, pour éviter le péché. Je ne le discute pas ; mais…il me semble que la mortification serait beaucoup plus efficace et plus utile si l´on remplaçait les disciplines par une pioche bien affûtée. Huit heures –pas plus- de terrasse chaque jour seraient autant agréables au bon Dieu et beaucoup plus profitable pour le prochain… Toutefois je soupçonne que si maints moines étaient obligés de travailler tous les jours avec une pioche, ils deviendraient athées sans trop tarder…

XXI.-  Georges Sorel a écrit : « Les révolutionnaires devenus ministres ne sont jamais des ministres révolutionnaires… »
Mais le secret est simple : c´est parce qu´ils n´ont jamais manié auparavant un pic. Autrement ils sauraient démolir jusqu´aux fondations. Puis, bâtir…

XXII.- « Addition à l´Imitation de Jesus-Christ » par Thomas de Kempis :
Mon Dieu ! Tu as dit !: Regnum coelorum vim patitur et violenti rapunt illud ».
Mon Dieu ! Donne-moi un pic lourd de dix kilos pour ouvrir un trou dans les murs de ton royaume.









[1] Descartes aurait également été un révolutionnaire en Critériologie; mais au lieu de partir de « Cogito, ergo sum », il serait parti de « Je pioche, donc je me fatigue… »




MATINÉE DE FOIRE À HENNEBONT

A Madame et Monsieur Alfred Michel
Hennebont, le 25 Juillet 1943
         Quand j´arrive à un endroit inconnu n´importe lequel, je me fais d´ordinaire un devoir de l´explorer immédiatement. Ce n´est pas une curiosité banale de touriste, mais comme un besoin impérieux de mon subconscient de se mettre en communion spirituelle avec l´âme de tous les paysages. Les villes, les champs, les cimes, les gouffres, les vallons, les rivières, la mer et tous les lieux en général ont eux aussi une âme saisissante et mystérieuse que j´aime, d´abord, sonder discrètement, pour m´identifier ensuite avec elle par l´entremise du sentiment. Au bout du compte, qu´est-ce que nous sommes, êtres minuscules au ras de notre planète, sinon de simples points d´un immense paysage..?
         Cependant quand j´arrivai à Hennebont, je ne me hâtai pas, comme d´habitude, de connaître l´agglomération. Pourquoi ?
         D´abord, manque de temps. Je n´étais pas hélas! arrivé à la ville en qualité de touriste, mais comme un modeste manœuvre étranger, requis par le gouvernement de Monsieur Pierre Laval, au service de l´Organisation Todt.
         Puis, manque d´humeur.
         A mon arrivée à Hennebont, vers la mi-avril 1943, il faisait un temps de tous les diables. Toujours de gros nuages, des bourrasques, des brumes, de la pluie, de l´humidité et même un froid d´hiver.
         - Mais le printemps breton est-il toujours comme ça..? – questionnais-je découragé aux paysans habitant des fermes des environs de mon chantier.
         Pourtant, le poète régional Brizeux dépeignit, il y a un siècle, ce printemps, comme étant un spectacle magnifique et ravissant[1]. Tous les bretons lettrés savent par cœur ces strophes jolies de son poème la « Mort de Louise » :
                   « Le convoi descendit au lever de l´aurore :
                   avec toute sa pompe Avril venait d´éclore
                   et couvrait en passant d´une neige de fleurs
                   ce cercueil virginal, et le baignait de pleurs.

                   L´aubépine avait pris sa robe rose et blanche :
                   Un bourgeon étoilé tremblait à chaque branche.
                   Ce n´étaient que parfums et concerts infinis :
                   Tous les oiseaux chantaient sur le bord de leurs nids. »
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         Il est oiseux de remarquer que je ne mets pas en question la sincérité du poète. Mais durant mon séjour à Hennebont, je n´eus pas le bonheur de jouir de ces délices. On voit que les parfums s´étaient évaporés et que les concerts étaient déjà finis…
         Il est vrai que je passais alors la plupart de la journée dans un endroit –la prolongation du camp d´aviation de Lorient– où on ne sentait d´autres parfums que ceux de la poussière et de l´essence et où on n´entendait d´autres concerts que ceux des explosions des mines et du tintamarre des machines.
         Naturellement pour un méridional comme moi, habitué au soleil d´Espagne, à un ciel bleu et à sa brise caressante comme la main d´une jeune amante, ce diable de climat breton qui détraquait mon système nerveux, venant par surcroît rendre encore plus amère la vie d´ilote que j´étais condamné à mener là-bas, ne constituait non plus, c´est évident, une aimable invitation à me mettre en rapport immédiatement avec l´âme d´Hennebont. A en juger par ces apparence antipathiques, la vieille ville bretonne devrait avoir une âme maudite et ténébreuse, comme celle d´une cagouse.[2]
         Heureusement l´aube du 13 Mai 1943 annonça enfin une journée splendide. Plus de ciel couvert, plus d´averses, plus de « noroit » ni de « suroit »,[3] plus de temps pourri, comme on dit là-bas. Tout au contraire : une journée splendide de printemps. En outre, c´était jeudi, c´est-à-dire, jour de foire à la ville. On m´avait parlé de cette foire comme d´un spectacle très typique.
         C´est pour toutes ces raisons que je me résolus en un instant à envoyer promener pour le moment les « aimables » contremaîtres de Karl Epple et à passer la journée à Hennebont. Pourquoi ne pas saisir cette occasion..?
         A 6 heures 30 du matin, c´est-à-dire, à 4 heures et demie du méridien, je quittai déjà le Lager Franco. C´était l´heure d´aller au travail et il me fallait simuler que j´allais aussi travailler, si je ne voulais pas m´exposer bêtement à un grave contretemps.
         Mais où aller de si bonne heure..?
         Mon camarade Montes –un ancien policier qui était à présent délégué de mon chantier– m´avait indiqué le Café du Marché, comme étant l´unique « bistrot » où je pourrais me réfugier en attendant l´ouverture de la foire. Ce petit débit ouvrait en effet ses portes à la clientèle une ou deux heures avant les autres établissements. Par surcroît il était installé sur la Place du Maréchal Foch, c´est-à-dire, sur l´emplacement même de la foire. Ma première pensée fut donc d´aller me cloîtrer en attendant dans cette taverne. Mais en descendant par la rue du Maréchal Joffre, comme je fus ébloui par le rayonnement triomphal du ciel, d´un bleu clair, délayé en poussière d´or, je répétai sur le coup la mauvaise tentation et je me décidai par la suite à parcourir en tous les sens la ville.
         Celle-ci n´est pas grande ni populeuse –quelque neuf mille habitants à peu près-; pourtant elle commençait à se réveiller avec le tapage des cités industrielles. C´est entendu, je parle de la population non-indigène, c´est-à-dire, non-bretonne. Parce qu´Hennebont était à cette époque une ville véritablement internationale ; et c´étaient les mouvements de troupes de la garnison allemande et surtout le déplacement des ouvriers travaillant pour l´O. T.[4] vers les chantiers des environs qui produisaient à partir de l´aube le vacarme inévitable.
         Entre-temps les hennebontais sommeillaient béatement. Les portes des logis restaient fermées, et sauf les artères de passage de l´élément étranger, les rues de la ville paraissaient désertes.
         Mon exploration commença par la suite sous les plus heureux auspices.
         Je n´avais pas encore marché deux cents pas que je fis une trouvaille extraordinaire : celle du domicile de la Liberté. Dame ! Mais dans quel coin du monde était-elle allée, la Liberté, chercher un refuge dans l´an de grâce, ou plutôt, de disgrâce, 1943..?
         Le voici, dans une rue modeste et solitaire, perdue dans l´extrémité N. O. d´Hennebont. O tempora ! o mores !
         J´aime bien, c´est entendu, la Liberté. Toutefois je n´eus pas la galanterie de la visiter. Pourquoi ? Parce que…, vous savez, j´aime la Liberté comme les femmes : toujours bien présentables…
         Après la rue de la Liberté, je rencontrai la rue de l´Indépendance.
-         Encore une autre blague municipale..? m´écriai-je fronçant le sourcil.
         Sans y entrer non plus, je pus quand même observer de très près un édifice flamblant. On lisait sur sa façade :
         C. G. T.
         Syndicat des ouvriers des Forges d´Hennebont. »
         Comment ..? Mais la C. G. T. n´était-t-elle pas morte depuis trois ans..?
         Mais oui : en 1940, en même temps que la Troisième République Française…
         La pauvre dame décéda prestement en accouchant d´un ministre épatant : Monsieur René Belin, ancien fonctionnaire des P.T.T. et ancien leader syndicaliste, devenu ministre secrétaire d´État à la Production Industrielle et au Travail du premier Gouvernement du Nouvel Etat Français…
         Sur la façade du Syndicat des Forges un emblème prolétaire en relief montrait encore cette légende bizarre : « Bien-être et Liberté… »
         Et sans doute, pour assurer les deux choses aux hennebontais, une baïonnette étrangère bougeait devant la porte en permanence…
         Naturellement je n´essayai pas de vérifier si la mission de cette sentinelle était en effet de protéger le bien-être et la liberté des hennebontais… Et puisqu´en fin de compte, c´était une affaire qui ne me regardait pas, je suivis paisiblement mon chemin.
         A la hauteur de l´École de Garçons une autre plaque attira mon attention : Rue du Haras.
         Ah ! – pensai-je, cela n´est plus une blague de mauvais goût.
         Parce que, vous savez, je ne jouissais pas à Hennebont de liberté ni d´indépendance, mais par contre j´avais fréquemment à endurer de véritables coups de patte… C´est pourquoi la rencontre d´un haras était une chose normale.
         - Entrons-y –me dis-je, piqué de curiosité. Au fond d´une petite rue, je trouvai effectivement le fameux haras d´Hennebont. C´est un vaste édifice en pierre à plante rectangulaire, aux croisés garnies de brique rouge, de pavillons latéraux, une ample cour et une grande grille complètent le bâtiment. Il semble qu´avant la guerre, le haras d´Hennebont était le troisième de France, logeant 300 étalons environ. Il date de 1858, ayant été installé dans la célèbre Abbaye de la Joie, couvent féminin du XIIIè siècle, dont la Porterie est classée monument historique[5]. Inutile de remarquer que j´aurais bien voulu pénétrer dans son intérieur, mais je dus me contenter de regarder discrètement la façade. « Durch-gang verboten… »[6]
         En débouchant à nouveau sur la rue Maréchal Joffre, je m´arrêtai plus en avant devant une petite maison : la nº 32. Elle avait l´air d´avoir jadis été un joli logis. Des chapiteaux aux volutes ioniques ornaient quatre colonnes en bas-relief de sa vétuste façade.
         Face au Café de l´Industrie, un autre bâtiment attira encore mon attention. Il avait une svelte tourelle et on lisait clairement sur ses murs : 1612.
         Un peu avant d´aboutir à la rue Trottier, s´offre à l´observation des passants une curiosité originale : le Puits ferré, une fontaine royale, chef d´œuvre de ferronnerie. Ses montants en fer forgé, enroulés capricieusement, sont en effet remarquables. On y puisait autrefois de l´eau par quatre poulies à la fois. Mais celles-ci ne sont actuellement qu´un élément décoratif. Un modeste robinet latéral fait leur ancien service plus à l´aise.
-         Bien sûr, pensai-je, plus d´une vieille samaritaine hennebontaise aura jadis flirté à côté de ces poulies.
Ensuite je me mis à réfléchir pourquoi les femmes de tous les pays aiment flirter à côté des puits.
-         Ça y est –me dis-je, inspiré soudainement. Parce que pour la femme, le but du flirt est toujours justement de jeter le pauvre homme dans un puits, c´est-à-dire, dans le mariage. Après… il se débrouillera pour puiser chaque jour de l´eau sans poulies ou avec. Sa femme la boira tranquillement…
         Sans avoir atteint le bout de la rue Maréchal Joffre, je descendis à la rue Trottier. Celle-ci est l´artère principale d´Hennebont. Certes, pas une grand-chose ; mais c´est là que se trouvent les commerces les plus importants de la ville.
         A la hauteur de la librairie Mehat, un spectacle éblouissant s´offrait tout à coup à mes yeux. C´était le coin enchanté de la rue Launay, coupé par une gracieuse passerelle en granit avec une balustrade vénitienne. Au-dessus des bâtiments du fond, l´église de Notre Dame du Paradis élevait coquettement sa flèche principale, comme une belle dentellière de Pont l´Abbé relève sa superbe bigoudenne. La poussière étincelante de l´or de l´aurore, enveloppant la tour et glissant à travers ses creux un torrent de lumière, donnant en effet à la broderie gothique de la belle flèche la transparence, l´élégance et l´arrogance de la bigoudenne la plus pimpante.
         Après quelques minutes d´arrêt, je continuai à descendre lentement à travers la rue principale.
         En général, pour battre le pavé à Hennebont, il faut toujours monter ou descendre. La ville a quatre quartiers : St. Caradec, la Vieille Ville, la Ville Close et la Nouvelle Ville. Eh bien, tous les quatre sont assis sur le penchant et sur la cime de petits coteaux. Les deux premiers, sur la rive droite du Blanet ; les deux derniers, à gauche.  Un viaduc en pierre et un autre en fer, un pont en bois et un autre en pierre unissent les deux moitiés d´Hennebont. Justement le nom de la ville semble dériver des mots bretons Hen-pont qui signifiait Vieux pont. Pourtant aucun des ponts et viaducs actuels n´a l´air d´être très ancien.[7]
         Au carrefour de la rue Trottier, je remarquai les premiers groupes de personnes, arrivant à la foire de jeudi. Le pont en bois et la rive gauche de la rivière commençait à s´animer. Marchant à rebours, de ceux qui longeaient celle-ci, je pris le quai de la route de Port-Louis. Et je m´arrêtai à la hauteur des lavoirs. Là je surpris une aquarelle ravissante : La masse grisâtre de l´ancienne abbaye de la route de Lorient, les voiliers bariolés du petit port de pêcheurs, les arcades sveltes du Viaduc, la frondaison verdoyante de la campagne et enfin le ciel pur et étincelant de ce matin sur lequel le soleil commençait à se lever, en se reflétant dans la glace limpide du Blavet, composaient un tableau coloriste et éblouissant du meilleur style impressionniste. Si j´avais été en ce moment un peintre, j´en aurais ébauché sur-le-champ une esquisse[8].
Cette aquarelle naturelle me rappela automatiquement une autre artificielle : celle des « Voiliers à Argenteuil » de Claude Monet.
         Pour atteindre la joliesse de celle-ci, il ne manquait aux petits bateaux hennebontais que d´être habillés, eux aussi de leurs toiles.
         Quand je sortis de mon enchantement, j´aperçus à mon côté un petit sentier. Je le pris par la suite, et je grimpai jusqu´à la cime de Kerihouay. C´est une colline parsemée de quelques logis, appartenant à la rue du Bourgneuf. Elle n´offre rien de particulier. Pourtant j´avais un intérêt spécial à la visiter. Pourquoi ? Parce que ce fut justement de Kerihouay que mes compatriotes battirent de leurs artilleries la tour de St. Nicolas en 1890.
         On sait que les espagnols firent la guerre en Bretagne pendant dix ans pour le compte de la Ligue. Ils furent expressément appelés pour cette entreprise par le gouverneur de la région Monseigneur le Duc de Mercoeur, beau-père d´Henri III. Et bien une des villes bretonnes attaquées par mes ancêtres du XVIè siècle, ce fut précisément Hennebont[9].
Voici comment la chose s´est passée, d´après le récit d´un témoin oculaire, le notaire royal J. Tourboul.
« Et le mardy seixieme de novembre du dict an mil Vitz quattre vingz, et dix, à deux heures avant le jour, fut la dicte ville (Hennebont) reassiegée par Mon le duc de Mercure, où y avoict, oultre les François, 3 ou 4 mille espaignoz, solz la charge de dom Jouan d´Aquilla leur coronal ; et durea le dict siège pisques au premier jour de Janvyer ensuilvant que la dicte ville fut rendu par compositiom, après avoir enduré le canon quy estoint au nombre de 14 et breche faite ; et ne fut presenté assault ; comendoit en la dicte ville le Sieur du Pré, gascon, lequel aoict un regiment de gens de pied pour le dict St prince et une compaignye de chevaux legers ; et fut la dicte breche faicte en l´enevignure du dict Jeu de Paulme vis-à-vis de la mer, et fut faicte de la laterye des François qui avoient leur canon en la vieille ville ; et la baterye de  Espaignoz estoict contre la tour de St. Nicolas, laquelle se seurent suprir, combien qu´elle endurea huict centz à mil coups de canon, et y avoict huict canons qu´y lbatoinct pour les dicts Espaignoz en la montaigne de Kerioay, à quatre centz pas près de la muraille ; et vindrent l´armée d´Espaigne en Bretaigne au mois de septembre auparavant et print terre à St. Mezer ».[10]
         Je ne trouvai pas, c´est entendu, la trace de l´emplacement des huit canons espagnols qui en Novembre 1590, lancèrent quelque mille boulets contre les murs de la Ville Clos d´Hennebont.[11] Pourtant comme ancien artilleur, je choisis un emplacement hypothétique et je m´amusai pendant quelques moments à reconstituer l´ancienne attaque. Puis, en descendant par la rue du Bourgneuf, je me mis à réfléchir sur les caprices bizarres du destin. Personne n´aurait su présumer pendant l´automne 1590, que trois siècles et demi après, quelques milliers d´espagnols se promèneraient à nouveau par les rues d´Hennebont, non plus précisément en conquérants, mais en simples et pacifiques travailleurs.
         Cependant mes compatriotes du XVIè siècle ne flânèrent jamais comme moi par les rues Maréchal Joffre et Trottier ni par le quai de la route de Port-Louis. Toute la partie d´Hennebont comprise dans cet angle, avec la plupart des rues débouchant sur leurs deux côtés, n´existai pas encore. Du moins, avec le tracé actuel. La Nouvelle Ville, comprenant cette partie, n´était encore qu´un embryon, Ses bâtiments les plus anciens datent déjà des débuts du XVIIè siècle.
         Ainsi donc pour suivre matériellement les traces des soldats du colonel Aguilar, il me fallait visiter le vieil Hennebont, c´est-à-dire, les quartiers de la Vieille Ville, de St. Caradec et de la Ville Close.
         Je commençai par la première.
         On aboutit directement à ce quartier, en traversant le pont en pierre. Mais, mon Dieu!, qu´il faut avoir des poumons solides et des pieds sûrs pour grimper par la rue de la Vieille Ville. Comment s´arrangent ses habitants pour remonter sa raide pente les jours de pluie, sans se casser la figure..? Je ne me l´explique pas. Et non seulement pour monter, mais pour descendre aussi, c´est entendu. Pourtant il semble que les hennebontais d´autrefois ne craignaient pas de descendre par cette glissoire à toute heure, voire dans leurs charrettes et voitures. Ah ! mais alors les chose se passaient autrement, puisqu´on avait établi au somment de la rue un grand treuil dont le câble résistant retenait les véhicules en descendant.
         Voilà donc comment les funiculaires fonctionnaient déjà à Hennebont depuis le Moyen Age…
         Au somment de la rue de la Vieille Ville, il y a une petite place où le marché était installé aux siècles passés. On y remarque encore des maisons en pierre qui montrent les dates de 1575, 1586, 1608 et 1625.
         Au fond de la rue du Sel, prolongation de celle de la Vieille Ville, une plaque attira mon attention : rue du Vieux Château. Je tresaillis d´émotion. Deux femmes, penchées sur une fenêtre, me regardaient avancer avec curiosité. Je leur interpellai :
-         Bonjour, Mesdames. Dites-moi s´il vous plaît : est-ce que le Vieux Château d´Hennebont se trouve effectivement par ici ? Est-ce qu´on en remarque encore des ruines?
-         Mais oui, Monsieur, suivez ce sentier, tournez ensuite à droite et vous y arriverez.
     En effet à quelques cent mètres du logis, je commençai à observer des restes de murs entourant une butte de terre. Je grimpai entre buissons vers celle-ci, atteignant en un instant sa cime. Mais il n´y avait là qu´un petit plateau, couvert de plantes potagères. Ma désillusion fut complète. Au lieu de ruines historiques, je ne trouvai que des rigoles de légumes..!
     Tout près s´alignaient quelques taudis ouvriers. A la porte du premier, parut un robuste gaillard, probablement le cultivateur du jardin potager. Je l´abordai :
-         Dites-moi, Monsieur : est-ce là-haut où se dressait auparavant le Vieux Château..?
     Le gaillard écarquilla les yeux, haussa les épaules et bredouilla d´un air hébété :
-         Sais pas, Monsieur.
     Je crois qu´en remarquant mon accent étranger, mon port élégant et mes recherches mystérieuses par ces parages, à sept heures et demie du matin, il dut penser dans son for intérieur : Mais ce Monsieur travaille du chapeau..!
     Pourtant je ne travaillais pas du chapeau mais du cerveau. Sur cet endroit se dressa en effet autrefois le vieux château d´Hennebont. Cette butte de terre était la motte féodale et sur le plateau se levait le donjon.
     Il n´est pas improbable comme conjecture Monsieur Desjacques, que cette butte soit originairement artificielle et qu´elle fut élevée pendant la période celte-gallo-romaine, comme poste d´observation. Le Vieux Château se dressait justement dans la partie sud-est de la Motte. C´était le chef-lieu de la Seigneurie de Kemenef -Héboé- ou Fief d´Héboé – qui s´étendait du Blavet à l´Ellé et de Groix à Berné, comprenant plus de vingt paroisses. Le plus ancien seigneur connu de Kemenef-Héboé, c´est-à-dire, d´Hennebont, se nommait Berenger et vivait à la fin du IXè siècle. Le colonel Fenssagrives remarque avec sagacité que le nom Heboë étant un nom propre, il est très probable qu´il désigne le guerrier inconnu qui vers le VIIè siècle, se tailla le premier le « quemené » d´Hennebont au détriment du Conté de Vannes. Aux débuts du XIIIè siècle, ce grand fief fut démembré et le territoire échut aux barons de Léon ; puis, en 1363, aux vicomtes de Rohan. A cette époque, le Vieux Château était déjà entré dans la période de la décadence. Celle-ci avait commencé à la suite de la fondation de la Ville Close. Mais ce furent les sièges meurtriers de la Guerre de Succession de Bretagne qui entraînèrent sa complète ruine. Ses murailles ébranlées ne furent plus restaurées. Il n´est donc pas étonnant qu´il n´en reste aujourd´hui que très peu de vestiges.
     Avant de quitter l´emplacement du Vieux château, je m´arrêtai pendant quelques minutes à contempler l´horizon. C´est là justement le meilleur observatoire pour regarder l´agglomération. La vue embrasse un détail toute la ville et ses alentours. En face, le quai du Canal avec la Manufacture de Poterie et la vieille muraille, et derrière le quai, toute la Ville Close : les pentes des Lombards et de Moricette, la tour de Saint-Nicolas, la Port Broerec, les Carmes et la Sénéchaussée. A droite, le quai de la route de Port-Louis, et derrière celui-ci, toute la Ville Nouvelle: la rue Trottier, la Plaine, la rue Maréchal Joffre, Kerihouay, Mont-Délices, la Place Maréchal Foch, l´église de Notre Dame du Paradis et le Haras. A gauche, St. Caradec avec son temple et son cimetière.
     En quittant les hauts de la Vieille Ville, je descendis au quartier de St. Caradec, suivant vers le N. O. un petit sentier, en prolongement de l´alignement des Maisons ouvrières. Tout à coup, je débouchai sur la rue St. Caradec, une ruelle aux logis modestes, les plus anciens remontant au XVIIIè siècle. Pourtant il semble que ce quartier fut le berceau des anciens seigneurs d´Hennebont et le premier noyau de la ville.
     Mais pourquoi on lui donna ce nom étranger ? Est-ce que St. Caradec – ermite anglais, mort le 13 Avril 1124 – se cacha aux yeux du monde par ces parages ? Dans ce vieux quartier hennebontais, je visitai spécialement trois curiosités : la Fontaine des Mariages, le temple paroissial et le cimetière, tous les trois á la limite de la rue St. Caradec.
     La Fontaine des Mariages se trouve sur le chemin de Kerroih, cachée dans une petite cour, à gauche. C´est une fontaine jolie et romantique que celle de St. Caradec avec son dôme de granit et sa tasse d´eau limpide. Elle porte cette date : 1732. On l´appela jadis la Fontaine des Mariages, parce que tous les ans, les jeunes filles d´Hennebont jetaient des épingles dans sa tasse pour apprendre si elles se marieraient ou non dans le courtant de l´année. Cela dépendait de la façon dont l´épingle gagnait le fond. D´abord quand je la visitai, je n´observai dans le dépôt que des pierrettes. Je ne sais pas si c´est parce que les jeunes filles hennebontaises ne croyaient plus aux vertus matrimoniales de la fontaine ou plutôt parce que les épingles étaient chères et surtout rares en 1943.
     De la Fontaine des Mariages je passai à l´église de St. Caradec. C´est un petit temple construit au XVIIIè siècle pour remplacer la primitive paroisse de St. Caradec, datant du XVIIè siècle. Je ne sais pas si celle-ci aurait quelque valeur artistique. Mais en ce qui concerne l´église actuelle, elle en est complètement dépourvue. Je n´y trouvai de remarquables – relativement remarquables – que deux statuettes en bois, représentant St. Pierre et St. Paul. Pourtant il paraît qu´on ne veut pas qu´on les remarque puisqu´elles se trouvent justement cachées sous la table du maître-autel. Craint-on peut-être qu´on les vole..?
     Au fond de l´église et à gauche du maître-autel, je reconnus avec un grand plaisir un compatriote très populaire : St. Isidore de Madrid. Il accompagnait St. Joseph et un autre bienheureux dont j´ai déjà oublié le nom.
     Mais qui avait déguisé le saint espagnol de cette façon bizarre ? Mon bonhomme n´était plus l´humble cultivateur castillan du Moyen Age, mais un paysan français riche et coquet de l´époque du Roi Bien-Aimé. Allait-il présenter ses respects à Madame la Marquise de Pompadour..? Voici son complet.
     Souliers en cuir fin avec boucles en métal ; guêtres en cuir marron ; culotte bleu de France ; casaquin gris en soie ; gilet doré ; ceinture en daim avec boucle dorée ; chemise blanche au col haut. Le tout impeccable et flambant. Le plus drôle de ce déguisement est qu´il empoigne de sa droite une faucille d´or et de sa gauche une botte d´épis..! Oh-là-là ! Est-ce qu´en France les paysans d´autrefois s´habillaient en costume de fête pour récolter le blé..?
     Du reste, la statue du patron des laboureurs est la plus intéressante de l´église. Quand je fis mon entrée dans celle-ci, un petit prêtre myope et maigre faisait à quelques douzaines de gosses une curieuse homélie. Les garçonnets étaient assis sur les bancs de droite ; les fillettes, sur ceux de gauche. Je pris place discrètement sur le premier banc, à côté du bénitier. L´homélie était une paraphrase simple d´un passage de l´Evangile de St. Mathieu : celui où Jésus conseille à ses disciples de ne pas s´inquiéter de la nourriture ; de la boisson ni de l´habillement, puisque le bon Père céleste qui se préoccupe de nourrir les oiseaux du ciel et de vêtir les lis des champs, ne peut pas laisser crever ses enfants de faim ni de froid (Saint Mathieu, chap. VI)
     Un ménage aux apparences bourgeoises se trouvait dans le temple. Prit-il la causerie du prêtre pour une gausserie un peu trop lourde..? Je ne sais pas. En tout cas, il quitta impoliment l´église, avant la fin du petit sermon. De toutes sortes, il faut convenir qu´à l´époque du marché noir et des cartes de rationnement, ce conseil évangélique ne manquait pas d´humour.
     Une jolie jeune fille se trouvait aussi dans l´église. Elle suivit le couple. Tandis qu´elle gagnait la porte, je l´examinai rapidement d´un intérêt peu dévot.
     C´était une blonde charmante : poupine, svelte, élégante, au minois gracieux, encadré par une chevelure magnifique. Je fus ravi en la regardant. Mais mon ravissement se changea bientôt en trouble, en me rendant compte qu´elle revenait un moment après sur ses pas et se mettait à genoux derrière moi. Sans doute la dévote demoiselle avait oublié quelque prière.
     Laquelle..? Je l´ignore. Je ne sais pas les sentiments qui agitaient la jeune fille en ce moment. Je puis dire, uniquement, ce que je ressentis moi-même à son égard. Voici. La tentation frappa à ma porte. Les beaux yeux de l´inconnue commencèrent à miroiter dans mon imagination. Son parfum commença à enivrer mes sens. Je sentais son haleine sur ma nuque ; ses murmures dans mes oreilles.
     Je n´avais qu´à tourner légèrement la tête pour embrasser en silence ses lèvres. J´eus la hantise même de le faire pendant quelques instants. Et qui sait !
     Peut-être cela aurait été la façon plus simple et la plus directe d´exaucer sa secrète prière. A vingt ans –et elle n´en avait pas plus assurément– les lèvres d´une jeune beauté qu´est-ce qu´elles demandent, sinon des baisers..?
     Malgré tout je n´arrivai pas à perdre la tête. Je laissai sagement à genoux la jolie jeune fille et quittai par la suite l´église.
     Alors je pénétrai dans le cimetière de l´endroit. C´est une petite terrasse régulière et soignée, orientée vers le Midi et penchée sur le Blavet. Dans son enclos, rien de l´ombrage sinistre et de la ferraille rouillée d´autres endroits pareils. De la lumière, des fleurs et de la pierre. Quand la marée monte, ses murs sont pieusement baisés par les eaux de la rivière. Si les habitants de St. Caradec n´avaient pas le mauvais goût de jeter des ordures dans ses environs, le site serait tout à fait poétique.
     Quand j´entrai, le lieu était complètement désert. Je le parcourus avec émotion. Dans un tournant au N. O. de la terrasse, un mot latin, un seul mot, gravé au centre d´une croix en granit, me frappa brusquement : « Credo ». Je crois. Mais à quoi..?
     Mon regard se fixa ensuite sur la dalle du tombeau et je lus cette simple inscription :
Monique de Kerret
Baronne de Gérard de Gail
1913-1939
     Sa lecture me troubla. Hélas!, c´était la sculpture d´une pauvre jeune dame hennebontaise, arrachée brutalement à l´Amour et à la Vie dans la fleur de son âge. Alors je compris en un instant la véritable signification du mot latin « Credo ». Une vulgaire profession de foi religieuse..? Mais non : une émouvante profession de foi amoureuse.
     Près de moi, j´aperçus un beau rosier. Il regorgeait de petites roses rouges aux couleurs très vives. J´en coupai de mes doigts une mignonne et je la déposai affectueusement sur le nom de la Baronne.
     Peu après, je quittai le cimetière. L´horloge de la façade de l´église de St. Carader marquait les 8 heures 45 du matin.
     Après avoir visité les deux quartiers hennebontais de la rive droite du Blavet, la visite à la Ville Close s´imposait.
     Pour gagner celle-ci, je pris, d´abord, le quai de St. Carader. De petites barques bariolées se reposaient ça et là, couchées nonchalamment sur le sable. Puis, je traversai le viaduc du train départemental et enfilai la rue des Lombards. C´était déjà la fameuse Ville Close d´Hennebont. On l´appela ainsi à cause de l´enceinte fortifiée qui l´entoura jadis. Il en survit encore des restes remarquables.
     La Ville Close date du XIIIème siècle et fut construite par le Duc Jean I le Roux qui la rattacha comme Seigneurie d´Hennebont au domaine ducal, en même temps que celles de Muzillac, de Lanvaux, de Gourin et de Hédé. Pour sa part, sa femme Blanche de Champagne et de Navarre – peut-être une princesse espagnole..? – fonda en 1260 à l´abri de la Ville Close, l´Abbaye de N. D. de la Joie pour des religieuses de l´ordre de Cîteaux.
     A cause de la Ville Close, Hennebont devint une place forte très remarquable. Le chroniqueur du XIVème siècle Jean Froissart écrivait : « On avait plus grande joie de la prise et saisine d´Hennebont que de tels quarante châteaux qui sont en Bretagne.»
     Au fond de ses murailles se fonda bientôt un faubourg important, embryon de la ville neuve ; la marée se faisant sentir à plus d´un kilomètre en amont, le commerce maritime de ce nouveau quartier devint rapidement florissant « Le port d´Hennebont », écrivait Dubuisson-Aubenay, est toujours en eau de 10 à 12 pieds aux plus basses eaux ; aux marées médiocres de 20 ; aux plus grandes et requinoxiales de 25. Ainsy, il y vient des vaisseaux de 300 tonneaux en tous temps, et de plus en certains temps, qui flottent toujours dans le port, lequel étant à sec il y demeure encore dans la rivière 10 à 12 pieds d´eau qui suffit pour les vaisseaux de 3 à 4 cents tonneaux ; ils viennent jusques au port qui est le piles de pierre traversées et couvertes de pièces et planches de boys, à 6 passages ou arcades oultre lesquelles les bateaux à … ne passent point. »
     Naturellement Hennebont étant devenue une ville si importante, elle ne tarda pas à être l´objet de convoitise des ambitieux et des puissants. D´où l´histoire de ses sièges Charles de Blois et Di Guerchin, et le prince du Dombes et le Duc de Meresoeur attaquèrent ses murailles. La Comtesse de Montfort, Jeanne de Flandre, appelée vulgairement Jeanne-la-Flamme passa à l´histoire de Bretagne pour le courage viril qu´elle mit à défendre la place forte d´Hennebont en 1342.[12]
Et bien, la rue des Lombards était, à cette époque, lointaine une des premières rues de la ville. Pourtant ce n´est qu´une ruelle en pente, étroite et courte, moins importante que la rue de la Vieille Ville. Là aussi on avait installé un treuil solide pour maintenir les voitures qui descendaient vers la rivière.
Les lombards étaient les hommes d´affaires de l´époque. L´hôtel de St. Georges (maison nº2), l´hôtel de Perrier (en face) et l´hôtel Mallat (maison nº 10) sont des immenses demeures de ces capitalistes de jadis.
De toute cette riche bourgeoisie de la rue des Lombards, il ne restait en 1943 qu´un simple notaire.
-         Mais comment cet homme habite-t-il dans cette pauvre ruelle ? – me demandai-je en passant devant sa porte.
Qui sait ! Peut-être continuait-il à garder les protocoles de transactions des vieux lombards, afin d´éviter des litiges entre leurs descendants.
     La rue pittoresque des Lombards se continue par la Grande Rue, qui vraiment n´a rien de grand si ce n´est par comparaison aux ruelles qui y débouchent surtout celle de la Paix. Cette ruelle-ci miniscule possède une des maisons les plus curieuses d´Hennebont : le nº 1, un grand logis de véritable style breton.
Suivant la ruelle de la Paix, j´aboutis à la Place du Docteur Leïner, occupée alors presqu´entièrement par un baraquement du Secours National. Au fond je remarquai un bâtiment public dont l´accès était interdit : l´ancienne Sénéchaussée d´Hennebont.
     Pareil mécompte m´arriva avec un autre édifice voisin et aussi très intéressant : l´ancien monastère des Carmes, appelé vulgairement les Ursulines. L´un et l´autre étaient occupés par les allemands. Le couvent des carmes date du XIXème siècle et joua un rôle important dans la vie de la vielle. Je surpris dans son histoire un détail très savoureux : la perception du « guindage » Le lecteur ignore-t-il ce que c´est ? Eh bien, c´était le droit, attribué aux moines, de percevoir 18 deniers par chaque tonneau de vin qui descendait sur le port et le habre d´Hennebont. C´est-à-dire, les ministres du Christ exploitant les adeptes de Baccchus..! Ce n´est pas mal. Malheureusement pour les carmes hennebontais, le Morbihan n´est pas un département de vignobles comme l´Hérault ou l´Aude : autrement ils seraient devenus des milliardaires.
     En descendant par la rue des Halles – nommée ainsi parce que c´est là que se trouvaient les anciennes halles hennebontaises, transformées aujourd´hui en Salle de Fêtes, où débouche à gauche dans la rue de la Vielle Prison : à droite, dans la rue Mariette. Je laissai de côté celle-là et continuai mes pérégrinations par celle-ci. La rue Mariette est parallèle à peu près à celle des Lombards, ayant comme cette dernière une pente très raide, bordée de vieux logis. On trouve d´abord, en haut l´ancienne chapelle de la Congrégation avec sa façade décorative. On lit encore sur sa porte : Ave Maria. En bas, il y a un vieux mur aux ouvertures ogivales et un ensemble de maisons anciennes et sombres, le tout formant un coin pittoresque de forte saveur moyenâgeuse. Par la rue Moricette je descendis à la rue Porte-en-bas. C´est une rue courte, mais assez large, appelée ainsi parce qu´elle aboutissait autrefois à la grande porte fortifiée de cette partie de la Ville Close, dite la Porte d´En-bas. La maison nº 1 de cette rue fut jadis un établissement de corrections de jeunes filles. Quand je sortis à nouveau au quai du Canal, je m´arrêtai pendant quelques instants devant son beau rempart. Ce reste fier de la vieille muraille de la Ville Close, avec la ligne sévère de ses créneaux, est un des ornements les plus en vue d´Hennebont.[13]
-         Heureux temps –pensai-je en le regardant– que ces temps dits barbares de jadis où un simple mur de quelques mètres suffisait à mettre la population d´une ville à l´abri des agressions meurtrières de l´ennemi ! Il est vrai que nos « barbares » aïeux ne connaissaient pas non plus les Junker ni les Spitfire…
Pour me reposer un peu de cette pérégrination sentimentale à travers les rues d´Hennebont, j´achetai dans la librairie Blanchard « L´Ouest-Calais » de Rennes. Ensuite je m´assis sur le mur de la Plaine et je me mis à le lire paisiblement.
         « L´Ouest-Éclair » est un modeste quotidien régional, comme « La Bretagne » de Morlaix, « La Dépêche de Brest », « Le Phare de Nantes » et « Le Nouvelliste de Morbihan » de Vannes. J´achetais l´un ou l´autre indifféremment, puisque leur information générale – censurée toujours au préalable, c´est entendu – était naturellement pareille. De temps en temps, ils inséraient des travaux très curieux sur la culture et l´histoire bretonnes qui m´intéressaient vivement.[14] Mais à côté de ceux-ci, ils prodiguaient des commentaires sur la situation militaire et politique du moment qui touchaient plus d´une fois la niaiserie ou l´extravagance. Par exemple, « Le Nouvelliste du Morbihan », publia un beau jour un article apocalyptique sur lequel on affirmait sérieusement que toutes les calamités qui accablaient les français à cette époque n´étaient qu´une expiation, imposée à la France par la Divine Providence, à cause de l´exécution de Louis XVI en 1793.. ! Épatant ! n´est-ce pas ? Je fus tenté d´écrire ironiquement au pittoresque exégète pour lui exposer mon doute que cette expiation un peu trop lourde et un peu plus tardive ne fût plutôt imposée aux sujets de monsieur Laval pour avoir martyrisé St. Pothin au IIème siècle de l´ère chrétienne ou pour avoir pratiqué de druidisme à l´époque de Vercingétorix…
         Le 13 Mai 1943, « L´Ouest-Calais » de Rennes ne publiait aucune extravagance de ce genre. Il insérait quand même une longue et curieuse chronique sur le grand pardon de St. Mathurin de Quistinic. Le lecteur comprendra sans peine qu´au lendemain de la prise de la Tunisie par les alliés, c´était lui aussi un événement qui ne manquait pas non plus d´intérêt.
         Hâtons-nous de préciser pour le lecteur non Breton que dans le jargon religieux de la Bretagne, on appelle jardon la fête du patron de la localité. Du reste on y célèbre ces fêtes à peu près comme partout : des messes, des sermons, des processions en ce qui concerne la partie religieuse ; de gros repas, de foires, de spectacles pour la partie profane. Pourtant le pardon de Quistinic a quelque chose de réellement extraordinaire : c´est le « Kannen en inour de sant Matelin ». Soupçonnez-vous le nombre de couplets qui composent ce cantique religieux ? Rien que 37 complets..!
         Le chroniqueur de « L´Ouest-Éclair » racontait avec enthousiasme que le pardon de Quistinic s´était terminé par le chant en chœur du « Kannen de St. Mathurin » :
Dame ! – fis-je d´une humeur enjouée. Voilà une bourgade véritablement privilégiée. Devinez-vous pourquoi ? Parce que tous ses habitants – les habitants chrétiens, c´est entendu – montent sans doute, après la mort, au ciel… Du moins, ne croyez-vous que les croyants de Quistinic, en chantant 37 couplets à St. Mathurin, gagnent bien et très bien le pardon de leurs pêchés..?
         Quand j´achevai la lecture du quotidien de Rennes, j´enfilai la rue des Douves, pour gagner le Bois du Duc. En passant, je m´arrêtai pendant quelques instants devant la Porte Broërec. C´est l´ancienne porte d´entrée de la Ville Close, transformée postérieurement en prison et aujourd´hui, en Musée. Après l´église de Notre Dame du Paradis, la Porte Broërec et le principal monument d´Hennebont. En tout cas, il est le plus important au point de vue historique et le plus pittoresque au point de vue touristique. A cause surtout de cette Porte, flanquée de deux tours massives, élevées et sévères, Hennebont garde un air médiéval, mystérieux et frappant.
         Bien entendu, cette Porte a été classée monument historique. C´est par elle qu´entra triomphalement Jeanne de Flandre, après avoir mis feu au camp des assiégeants de la ville en 1342.
         A quelque cent mètres de la Porte Broërec, au bout de la montée du champ de Foire, une autre tour massive, celle des Carmes, monte la garde à l´entrée du Bois du duc. Délicieux site que ce site du Bois du Duc, petit plateau, boisé d´arbres corpulents qui domine la vallée du Blavet. On aperçoit dès son balcon ombragé un joli panorama. La rivière et St. Caradec, l´Abbaye de la Joie et le Haras apparaissent aux yeux ravis comme des motifs du beau paysage.
         À l´extrémité N. O. du Bois, un petit obélisque attira mon attention. Il porte une inscription en langue bretonne[15]. Comme j´ignore le breton, je demandai à un habitant de la rue du Four qui se trouvait près de moi :
         - Dites-moi, s´il vous plaît, Monsieur. Que veut dire cette inscription
         - Vous ne la comprenez pas du tout, n´est-ce pas..? – me dit-il avec bonhomie.
         - Pas un mot, Monsieur.
         - Eh bien, c´est en souvenir du Docteur Cotonnec.
         - Ah, mon Dieu ! Il y a quelques jours, j´ai aussi remarqué dans une rue de Quimperlé une plaque de bronze avec son portrait. Et qui était ce personnage?
         - Vous savez, c´était un médecin très enthousiaste des luttes bretonnes qui se célébraient autrefois sur cette place.
         - Et en quoi consistaient ces luttes
         - Comment ! Est-ce que vous n´avez jamais entendu parler des luttes bretonnes..? –me répliqua le bon vieux avec étonnement.
         - Pas du tout, Monsieur.
         - Pourtant elles étaient bien célèbres dans le monde entier. De l´Angleterre arrivaient toujours beaucoup d´amateurs, soit pour assister simplement au spectacle, soit pour y prendre part.
         Le vieillard hennebontais parlait des luttes bretonnes comme un « aficionado » espagnol aurait parlé des courses de taureaux : avec pareil enthousiasme. Je l´accompagnai en l´écoutant jusqu´à la porte de sa maison. Puis, quand je pris congé de lui, je continuai seul par la rue du Four. Pour gagner la place de la Foire, je traversai par la suite celles du Maréchal Joffre et ses Gentilshommes. La petitesse de celle-ci me choqua. Sans doute, il n´y avait pas jadis force gentilshommes à Hennebont. Ou du moins, ils n´avaient pas grande importance. L´artisanat l´emportait. La classe sociale prépondérante était la moyenne. On compte autrefois à Hennebont presque 17 communautés de professions libérales et de métiers. Chacune avait son patron et ses armoiries. Par exemple, le patron de la communauté d´avocats était St. Yves, et ses armoiries étaient d´argent à un St. Yves de carnation vêtu d´une robe de palais de sable, tenant un sac de papiers. Je gueule avec son étiquette d´argent.
         Vers dix heures environ du matin j´arrivai enfin à la Place du Maréchal Foch. La foire battait son plein. Du soleil, du coloris, du mouvement, du brouhaha. Sur les deux côtés de la chaussée s´alignaient des étalages de mercerie, de quincaillerie, de semences, de légumes, de pâté.., des marchandises les plus diverses. En réalité, la foire d´Hennebont, au point de vue strictement commercial, n´avait à cette époque aucune importance. On comprend aisément que dans son temps où presque tout marquait et où il fallait par surcroît des tickets pour acheter les articles les plus élémentaires, les marchés ne pouvaient nulle part être brillants. Malgré tout, la foire hennebontaise continuait à être intéressante au point de vue du pittoresque régional, de la couleur et surtout de l´animation. Il faut tenir compte qu´à cette époque la population étrangère d´Hennebont doublait à peu près la population indigène. Bien sûr, à aucune étape de son histoire on n´avait entendu dans le marché d´Hennebont tant de langues distinctes à la fois : le français, l´espagnol, l´allemand, le tchèque, l´arabe, le polonais, le russe, l´arménien, l´italien, le breton, le catalan et je ne sais combien encore.
         C´est facile : voilà une foire où il n´y avait presque rien à vendre et où pourtant se donnaient rendez-vous des acheteurs de toutes les nationalités. A-t-on jamais vu un spectacle plus bizarre Et tout cela dans le cadre le moins cosmopolite et de la plus forte saveur locale : une place irrégulière et spacieuse, peuplée d´anciennes demeures de pur style breton à côté de logis modernes et d´une superbe église paroissiale. Par surcroît, des spectateurs muets d´autres époques assistaient à cette fête, arrachés aux façades de la place : une vieille bretonne avec son parapluie et ses sabots, un vieux breton jouant du biniou, de petits saints inconnus un peu polissons… et du haut du Monument aux Morts, le classique coq gaulois lançant au vent son cocorico gaillard…
         Mais la note la plus typique de ce retable était donnée par les dentellières bigoudennes. On appelle bigoudennes les femmes de Pont-l´Abbé. Cela ne veut pas dire que toutes les dentellières de la foire d´Hennebont étaient originaires de cet endroit-là, mais elles portaient sans exception la coiffe goudenne. Celle-ci est une espèce de tuyau de dentelle empesée, de quelque sept centimètres de diamètre et quelques deux décimètres de hauteur terminant inférieurement en deux longs rubans, comme une mitre épiscopale. Les jeunes filles ainsi coiffées ont en effet l´air étrange d´evêquesses ravissantes. C´est entendu, les bigoudennes n´étaient pas les uniques coiffes d´Hennebont, mais elles étaient sans discussion les plus ostensibles, les plus coquettes et les plus charmantes.
         D´ailleurs, on sait qu´en Bretagne il y a autant de modèles de coiffes féminines que de villages et villes. On peut définir la bretonne : une femme plus une coiffe. Je parle de la bretonne, c´est entendu. En effet, la coiffe localise et même personnalise la femme bretonne. Voici à ce propos une anecdote curieuse. Le Gouvernement français ayant décrété en Octobre 1940 que la photographie apposée sur la carte d´identité des français et des françaises serait prise dorénavant tête nue et de profil, le Syndicat Professionnel des Photographes de Bretagne, appuyé par le Comité consultatif de la région, demanda et obtint une dérogation partielle de cette loi au bénéfice des femmes bretonnes, portant habituellement la coiffe. Et savez-vous les motifs qu´il invoqua. Justement qu´en cas contraire, l´identification de ces femmes deviendrait plus d´une fois très difficile. Et c´est vrai. La coiffe caractérise la femme bretonne. Et parmi toutes, la bigoudenne. Enlevez sa bigoudenne à une dentellière et sa personnalité s´efface.
         Ce matin de Mai, il y en avait à la foire d´Hennebont environ une demi-douzaine. Chacune s´était installée à part, derrière une petite table couverte de fins travaux du genre : des gants, des cols, des rubans, etc.
         J´aime bien les belles dentelles et surtout les dentellières belles. C´est pourquoi je ne cessais de rôder avec discrétion autour de leurs postes, attiré par leur prestige de prêtresses.
         Mais de quelle déesse..?
         La plus jolie des dentellières de la foire s´était située devant l´unique librairie de la place. C´était une jeune fille âgée de quelque 24 ans, châtaine, svelte, élancée, bien faite, la bouche petite et un peu dédaigneuse, le regard fier, l´air de femme alerte. Sa blouse noire de batiste étalait un superbe décolleté, bruni par le soleil ; et sa jupe ample et son impactant tablier donnaient à son corps sculptural la rotondité la plus troublante. On ne pouvait la regarder attentivement sans risque imminent d´être pris par son charme. C´est en l´examinant une fois de très près que je le ressentis aussitôt avec véhémence. Alors je devinai soudain le nom de la déesse dont elle était la prêtresse la plus jolie. C´était l´immortelle Aphrodite…
         Vers onze heures du matin un bruit allègre de musique populaire commença à caresser mes oreilles. On l´entendait du côté du petit Café du Marché. Par la suite je m´approchai de ce coin. C´était un trio chansonnier. Sous une tente ronde polychromée un gars en manches de chemise jouait debout du violon ; un autre gars, assis, tapait sur un jazz-band, et une jeune fille blonde et désinvolte coiffée d´une calotte comme un curé chantait à l´aide d´un porte-voix des couplets de boulevard. Quand la musique se taisait, la chansonnière commençait à déclamer :
         - Mesdames et messieurs, voici « Le derniers succès des vedettes du cinéma et de la radio, vingt francs. Pour vingt francs seulement, mesdames et messieurs, vous avez les chansons en vogue des artistes les plus fameux : « Maria » par Tino Rossi, « Les fleurs sont des mots d´amour » par Danielle Darrieux, « La chanson du maçon » par Maurice Chevalier.
         Un public bigarré se serrait autour de la tente : des jeunes filles, des forains, des réfugiés espagnols, des soldats allemands, des surveillants de la Todt, des argéliens, des gamins, des gendarmes, voire des chiens… Quand la jeune fille eut vendu une poignée d´imprimés, elle annonça à son entourage :
         - Messieurs, dames, nous allons interpréter à présent le joli tango : Les fleurs sont des mots d´amour, du film « La fausse maîtresse », création de Danielle Darrieux.
Les deux gars commencèrent par la suite à jouer : la jeune fille emboucha son park-voix et se mit à chanter.
         « Les fleurs sont des mots d´amour,
         des mots plus tendres qu´un poème… »
         Et une minute après tous les assistants fredonnaient en chœur, papier en mains, le tango entraînant. La scène me ravit. J´étais transporté. Si j´avais eu des fleurs à la portée de ma main, j´aurais fait cadeau d´un joli bouquet à chacune des jeunes filles. En premier lieu, à la chansonnière. D´après les paroles du tango un bouquet de fleurs ne valait-il pas le plus beau madrigal…
         En outre cette musique de cabaret, ces jeunes filles et cette joie évoquaient en moi des choses si charmantes..!
         Un peu avant midi, je quittai enfin la place de la foire pour aller déjeuner à un restaurant. En passant par la rue du Maréchal Joffre, j´aperçus à travers les vitres d´une boutique des tablettes garnies de livres. C´était naturellement une librairie. Pourtant l´annonce de la boutique disait : « Mlle. Felic –Alimentation. » Alimentation... Mais oui : des nourritures de l´esprit. Mlle. Felic devait être un philosophe. Ou une élève tardive des précieuses de l´Hôtel Rambouillet…
         Je franchis la porte de l´établissement. En jetant un coup d´œil sur les bouquins, j´aperçus « Les chemins de l´écriture » para Bernard Grasset (Paris, 1942). Il s´agissait du dernier livre de l´éditeur-écrivain bien connu dont j´avais récemment lu dans « La Revue Universelle » une critique intéressante. Ainsi donc je l´achetai. Son prix, 31 francs : celui de deux verres de mauvais cognac ou celui de trois gauloise au marché noir. Et on se plaint encore du prix élevé des livres… ! Au comptoir, un garçon aux allures d´étudiant, feuilletait en compagnie de la caissière une album magnifique d´Edouard Manet. J´aime passionnément Edouard Manet, cet apôtre de l´impressionnisme, admirateur, comme Courbet, de la peinture réaliste espagnole. C´est pourquoi je me joignis automatiquement au groupe, pour examiner moi-aussi l´album. Tout à coup, le fameux portrait de ma compatriote Lola de Valence frappa mes yeux. Et je me rappelai sur-le-champ le quatrain de Baudelaire :
                            « Entre tant de beautés que partout on peut voir,
                            je comprends bien, amis, que le désir balance ;
                            mais on voit scintiller en Lola de Valence
                            le charme inattendu d´un bijou rose et noir.. »
         Ayant réglé mon achat, je quittai la librairie. Puis, j´entrai déjeuner au Café du Centre. Là il y avait un petit restaurant, fréquenté principalement par des espagnols. C´était une salle à manger pas spacieuse avec une grande glace au fond et les murs ornés de vieilles gravures de l´épopée napoléonienne, représentant la mort de l´Empereur. Certainement, le tableau n´était pas très à propos, pour éveiller l´appétit ou pour faciliter la digestion. En tout cas, il était aussi une « nature morte », comme la grappe la plus belle de muscat.
         Le déjeuner n´avait pas commencé. Yvonne préparait les services. Yvonne était la fille du patron : une fille grêle et mignonne au regard serein et aux paupières nonchalantes et sombres. En attendant, je me mis à feuilleter le bouquin de Grasset. A la page 180, je remarquai ces lignes de Goethe : « Si je pouvais vous dépeindre à tous le vide du monde, on se cramponnerait les uns aux autres et on ne se lâcherait jamais... » C´est un passage d´une épître, adressée à Madame Stein. Il m´impressionna. Justement j´avais déjà senti beaucoup de fois ce vide épouvantable et je l´avais même décrit depuis un an, dans une nouvelle portant ce titre : « Vide ».
         Par la suite, je fermai le livre. Sur ma table il y avait un vase de cristal regorgeant de fleurs. Je l´approchai de mes narines et j´aspirai un moment son parfum. Alors l´écho éteint du tango de la foire résonna mystérieusement dans mes oreilles :
                                      « Les fleurs sont des mots d´amour,
                                      des mots plus tendres qu´un poème… »
     Et dans mon imagination firent soudain apparition les trois jolies jeunes filles qui m´avaient un instant troublé pendant la matinée : la blonde dévote, la dentellière châtaine et la bruyante chansonnière. Pour suivre le conseil du bon Goethe, je me cramponnai en esprit à leurs lèvres… Puis, j´allai offrir à chacune une fleur, quand la vision d´une petite rose rouge aux couleurs très vives me rappela la scène la plus touchante de la matinée de foire. Alors je recueillis mon esprit avec piété, tandis que mon cœur s´envolait d´un élan porter le vase intact à la pauvre petite baronne Monique de Kerret qui hélas ! ne pourrait plus jamais entendre des mots d´amour réels et parfumés dans sa demeure froide du cimetière de St. Caradec…




LA SUITE DES TROIS CODONAS

À Mademoiselle Marcelle Sturny

Bernay, le 28 août 1943

Après tout, le voyage éternel en compagnie de ces trois nymphes ne serait pas du tout fastidieux –pensai-je philosophiquement, en entendant le bourdonnement des avions, survolant la ville normande.
Ces avions étaient plusieurs vagues de bombardiers anglo-américains qui ne venaient précisément pas, c´est entendu caresser les oreilles des bernayens. Et en ce qui concerne les trois nymphes, c´étaient trois jolies jeunes filles –l´une blonde, l´autre brune et la troisième châtaine-, dînant à mon côté au Café du Marché Couvert, rue du Pont Ravet.
Bien sûr, aucune des trois beautés ne pensait à leur tour, en cet instant, à se poser la question : à savoir, si le voyage à l´au-delà serait très agréable en ma compagnie… Tout d´abord, parce qu´elles ne me connaissaient pas du tout. Puis, parce qu´à ce que je pus deviner, par leur gestes, l´instinct de conservation ne leur suggérait en ce moment qu´une seule idée : celle de la fuite, et une seule image : celle de l´abri. Surtout à la jeune fille brune qui fut la première à se lever de table en proie à une visible inquiétude. 
Certes, son alarme n´était pas du tout justifiée. Les vagues d´avions commençaient à couvrir le ciel bernayen et le jour n´était pas encore loin ni les appareils anglo-américains, venant bombarder l´aérodrome de Beaumont-le-Roger, avaient lâché un engin sur la rue d´Alençon, aux environs de la gare de Bernay.[16]
Alors les trois jeunes filles laissèrent leur repas là où il était et se lancèrent par la suite à la rue. Je les suivis. Les avions se trouvaient déjà juste sur la verticale de la ville. Pourtant le voisins de la rue du Pont Ravet s´étaient stationnés comme les enfants au milieu de la chaussée, regardant le ciel et dénombrant les appareils.
-Un, deux, trois… trente, cinquante, cent, cent quarante…
Les trois jeunes filles s´arrêtèrent à leur tour et les imitèrent.
Pour ma part, je regardai, d´abord, moi aussi, les avions ; mais ensuite je continuai à couver, de mes yeux les trois beautés et je me mis à méditer avec volupté.
-Eh bien, laquelle des trois j´embrasserai la première dans le cas qu´une bombe de deux tonnes nous lance ensemble jusqu´au sein de Venus… ?
(Le lecteur comprendra sans peine qu´en voyageant en dehors de la terre, en compagnie de trois jolies jeunes filles, c´est la planète Venus qui mérite les honneurs de la première visite…)
Ça y est –me dis-je après un  moment d´hésitation. Il faudra embrasser en premier bien la brune, parce qu´elle est la plus belle et jeune, et en outre, la plus inquiète…
(C´était une jeune fille fine, bien faite, au minois mignon, portant une élégance un tailleur bleu marin.)
Mais tandis que je m´amusais à caresser ces projets ultraterrestres, les vagues d´avion terminèrent de passer et mon voyage à Venus échoua complètement. Par bonheur, bien entendu…
Alors tous les clients se réunirent à table et j´eus à me contenter, pour toute revanche, à bombarder mes principales voisines de regards plus ou moins brûlants…
Inutile de noter que ce bombardement inoffensif ne troubla point l´appétit des trois demoiselles. Celles-ci continuèrent à dîner le plus tranquillement du mont. Et moi, également.
C´est-à-dire, en réalité, je ne dînai pas aussi tranquillement que mes trois voisines. Il me tardait d´en finir pour m´en aller au cinéma. Mais on m´avait servi un bifteck qui n´était pas du tout grillé ; et par surcroît même pas à couper du papier.[17] Alors, comme je fusse las de poignarder en vain la dure tranche, je renouai brusquement à finir le repas. Je fis cadeau de mon pain et mon vin à un commensal voisin, je laissai la tranche rebelle sur l´assiette, je payai mon addition et je filai hâtivement. La servante me regarda un instant d´un air surpris et pensa sans doute dans son for intérieur : Mais ce type est un peu détraqué.
Réellement faire fi d´un beau bifteck en Août 1943 dans la France du Marechal Petain, c´était un symptôme évident de démence. Si l´on avait juché ce jour, cette tranche de bœuf, au bout de l´Obélisque de la Place de la Concorde, les vauriens de Paris se seraient disputés à coup de pied pour atteindre le sommet…
Mais, que voulez-vous, je n´avais pas faim en ce moment et en outre un obscur pressentiment me poussait instamment au cinéma.
À Bernay il n´y a qu´un théâtre-cinéma. Il est certainement assez capable, mais il devient petit même pour la population indigène, quand le programme attire un peu de monde. Ajouter maintenant l´élément étranger qui habitait la ville normande à l´époque de guerre et vous comprendrez sans peine que pour y avoir une place les jours de séance (samedis et dimanches), il fallait se hâter de la louer, aussitôt le guichet ouvert. Heureusement, j´avais déjà mon billet en poche et par conséquent je ne risquais pas de rester à la porte.
Ainsi que j´aboutis au Boulevard Dubus, je me rendis compte incontinent que la première partie de la séance était déjà finie. Un groupe de jeunes gens et de jeunes filles était stationné à la porte de la salle. D´autres occupaient la terrasse du Café de la Gare, ou se promenaient sous la frondaison épaisse des allées. C´était l´entracte. Je m´arrêtai un instant à saluer quelques compatriotes et ensuite je pénétrai à l´intérieur. J´aime mieux profiter les entractes à entendre de la musique et contempler les femmes jolies qui restent dedans qu´à fumer une cigarette ou bavarder comme une commère au vestibule. C´est une délectation en plus pour les oreilles et pour la vue. Malheureusement au cinéma de Bernay, je ne pouvais pas me procurer le premier plaisir, puisqu´à cette époque il n´avait pas d´orchestre ni on radiait pas non plus de la musique. Sans doute l´imprésario craignait de trop user les disques de sa collection ou il essayait plutôt de faire des économies d´électricité. En contre-partie, la salle du cinéma de Bernay regorgeait toujours de jeunes beautés que je regardais toujours avec volupté. Les bernayennes sont plus la plupart des femmes belles.
L´entracte fini, on commença à passer ce soir le film « Les Trois Codonas ». C´était une revue mélodramatique assez animée.
« Les Trois Codonas » étaient trois artistes de cirque, deux jeunes hommes et une jeune fille. Tous les trois avaient grandi ensemble et avaient connu tout d´abord, la misère; puis, le triomphe. Celui-ci logiquement le rendre heureux et affermir une union cordiale à preuve des malheurs et des luttes des mauvais jours. Mais c´est juste à partir de ce moment que le drame commençait. La jeune fille –Vera- était devenue naturellement amoureuse d´Alfredo, l´aîné du trio. Elle avait été précisément la première à réussir et c´est grâce à son concours que ses camarades avaient triomphé à leur tour. Ainsi donc la correspondance d´Alfredo paraissait tout à fait normale. Mais celui-ci, devenu une vedette, tout en gardant pour Vera une affection sincère, s´était épris d´une autre célébrité de cirque. D´où le drame silencieux de la jeune fille. Celle-ci dévorait discrètement sa jalousie, quand une chute mortelle sur la piste la délivra opportunément de sa rivale. Mais Alfredo, ne sachant encaisser le coup, tombait dans le désespoir et l´apathie et abandonnait sa carrière artistique. Alors Vera, avec la patience d´une véritable amoureuse, le relevait à nouveau au point de vue moral et professionnel, sans réussir pour cela à briser sa torturante indifférence. Cependant, cette indifférence n´était qu´une apparence trompeuse, Alfredo aimant en réalité Vera d´un amour souterrain et inconscient, mais passionné et violent. C´est pourquoi à la suite du dernier triomphe de l´artiste à New-York, quand Vera, inspirée par le dépit, lui faisait l´aveu qu´elle aimait et elle était aimée par le troisième Codonas, la jalousie d´Alfredo s´éveillait instantanément, deux coups de feu « à bout » portant mettaient fin à leurs vies et aussi au mélodrame.
Il s´agissait comme on voit d´un film véritablement détonant. Par surcroît, il était illustré par des scènes fastueuses de revue et par des images de passion délirante : c´est-à-dire, par tous les tours nécessaires pour frapper l´imagination et troubler les sens des jeunes filles romanesques et sentimentales.
Ah ! j´oubliais un détail intéressant. Celui-ci : le protagoniste principal, Alfredo, était un espagnol ; c´est-à-dire, un galant passionné et dominateur, emporté et rêveur. Il ne faut pas omettre cette circonstance, parce qu´elle constitue la clef de l´aventure bizarre que je vais conter par la suite.
La séance finie, je sortais tranquillement de la salle en compagnie de deux amis, quand au vestibule une jolie jeune fille, habillée avec élégance, me salua d´une façon très expressive. Pour le moment, je ne la reconnus pas et je crus même naïvement à une confusion de sa part. Une chose pareille m´était justement arrivé la veille, en descendant par l´Avenue Lottin de Laval. C´est pour cela que je répondis machinalement à son salut, sans penser à l´accompagner. Mais un de mes camarades qui se collait aux jupes comme les puces, n´hésita pas un seul instant et il se rangea ensuite de son côté, décidé à ne pas lâcher la proie. Alors je n´eus d´autre option que de l´imiter automatiquement. Pour le moment, cela ne me fit pas le moindre plaisir. Une pluie fine tombait. La chaussée était pleine de flaques et la ville sombrait dans les ténèbres. Cela veut dire que nous commençâmes à barboter dans l´eau comme des grenouilles et les éclaboussures devaient atteindre sans doute nos aisselles. Les jeunes filles –il y en avait deux-, poussaient de petits cris comme des hirondelles et je maudissais dans mon for intérieur le faible féminin de mon ami qui m´obligeait à supporter une douche froide à dix heures trente de la nuit. Mais que voulez-vous ? Pour un jupon, l´homme est parfois contraint de supporter des douches, des gifles, des risées et de faire la grenouille, le singe et le bœuf…
Tandis que nous traversions la rue Auguste Leprévost, je réussis enfin à identifier la jeune fille capricieuse qui me remorquait cette nuit si joliment à travers la ville normande. C´est elle-même qui vint en aide de ma mémoire.
Ça y est ! Nous nous étions rencontré un soir dans une maison d´un compatriote à Bernay. On y fit un peu de danse et je dansai. Pour faire plaisir à une jeune femme espagnole, je fis même tout seul une petite exhibition choréographique.
M´avait-elle pris par la suite pour un Freddy Astaire… en herbe ? Je ne sais pas ; en tout cas il semble que mes folles cabrioles lui avaient tourné un peu la tête. Le film « Les Trois Codonas » venait de faire le reste. Pourquoi ne pas prolonger l´illusion au-delà de la salle… ? Est-ce que les héros de cinéma ne se promènent-ils pas, eux aussi, par les places et par les rues… ?
Et pourquoi ne pourrais-je être un autre Alfredo, pas encore lancé et réussi… ?
Voilà probablement les idées bizarres qui s´étaient glissées confusément dans son subconscient.
Mais dans ce cas, quel rôle voulait-elle s´attribuer pour rapport à moi… ? Celui de Vera… ? Celui de sa rivale… ? Qui sait ! Les femmes sont des êtres si fantasques…
Il est probable que ce qui le grisa le plus dans le film « Les Trois Codonas », fût le geste final d´Alfredo ; c´est-à-dire, les coups de feu. Ah ! Les femmes aiment toutes jouer avec le feu, c´est-à-dire, avec la passion et avec le péril. Surtout la française qui est la joueuse la plus hasardée du continent. Cela explique le succès que force compatriotes ont connu auprès des femmes en France. Oh ! l´espagnol sait aimer jusqu´à la mort. Plutôt, jusqu´au meurtre. Au moins, d´après la légende qui court parmi le beau sexe.
Une fois j´eus une jolie amante dans un département du Midi ; et devinez-vous quelle question elle me proposa un jour, plutôt une nuit, au milieu d´un transporta amoureux ? La voici :
« Me tueras-tu avec un couteau le jour que je parvienne à détruire ton illusion… ?
Je restai stupéfié. Blaguait-elle ou parlait-elle en sérieux… ? Ah ! non. Cette demande n´était pas une étrange plaisanterie, mais l´expression naïve d´une appréhension vraiment sentie. Pourtant elle savait parfaitement que je n´étais pas un homme brutal ; et d´autre part, elle n´était pas du tout une jeune fille ignorante, puisqu´il s´agissait d´une étudiante universitaire. Mais on voit qu´elle avait la tête pleine de la littérature de Mérimée, Dumas, Hugo, Barrès, Montherlant, Joseph Peyré et autres visionnaires de l´Espagne du tambourin.[18]
La jeune fille du cinéma de Bernay -qui, soit dit en passant, n´était pas bernayenne- n´avait pas probablement lu « Carmen » ou « Sang et lumières », mais il n´est pas improbable qu´elle pensât elle aussi que je cachais sous le pantalon un couteau de demi mètre pour jouer des drames passionnels…
En tout cas, pour des causes étranges à ma volonté, -et je pense qu´à la sienne aussi- je ne pus l´avoir cette nuit comme partenaire dans aucune tragédie ni même dans un gai vaudeville. C´est dommage, parce qu´elle en valait la peine. Néanmoins l´inespéré survint. Et voici comme et pourquoi.
Par simple politesse, je dus accompagner chez elle la deuxième jeune fille. Qui était-elle… ?
Je l´ignore encore… Parole. En tout cas, je puis dire seulement qu´elle était bernayenne et brune et qu´elle s´appelait… Et tout cela parce qu´elle me le dit. (Bien entendu, quoique j´en savais d´autres détails plus précis, je n´allais pas commettre la légèreté de les manifester. Les femmes aiment la discrétion et je la pratique à leur égard par habitude.)
Un autre détail curieux : elle ne se maquillait pas du tout. Du moins, lorsque je rentrai chez moi, je ne remarquai aucune trace de carmin sur mes lèvres…
Le plus drôle de cet épisode est que jusqu´au moment de l´accompagner, je ne lui avais pas encore adressé un mot, et je n´avais même pas eu la curiosité d´examiner son visage. Pourtant, aussitôt que nous nous trouvâmes seuls et sombrés dans les ténèbres de la nuit, je me rendis compte que ma compagne occasionnelle était aussi grisée et suggestionnée que la première jeune fille.
Que donc faire dans ces circonstances… ?
Je réagis sur-le-champ en homme galant. Réellement il était un peu trop fou de ma part que de faire l´amour à un vrai fantôme qui chuchotait et s´agitait dans l´ombre. Mais que voulez-vous ? Je ne pouvais pas agir autrement. Il fallait maintenir devant ses yeux le prestige amoureux des espagnols. Comment allais-je diminuer Alfredo… ? D´autre part, à ce que je pus remarquer par le tact l´unique sens que je pouvais utiliser comme moyen de reconnaissance, la jeune fille n´était pas mal du tout. Ah !, non, ma foi.
Est-il besoin de noter qu´en un moment nous nous liâmes d´une amitié intime, comme si nous nous étions connus de par la vie… ?
Elle me traîna dans l´obscurité –la pluie avait cessé- pour me montrer en premier lieu, son logis ; puis, l´établissement où elle était employée. Et avant de nous dire bonne nuit, nous nous donnâmes un rendez-vous pour le lendemain.
C´était déjà le comble de la folie que de m´engager tranquillement avec une jeune fille dont je ne connaissais même pas la figure.
-Et comment je vais te reconnaître demain ma fille… ?
-Mais c´est vrai… ! –s´écria-t-elle avec surprise.
Une scène comique suivit par la suite. Nous nous trouvions dans une rue étroite, débouchant sur la rue Thiers. L´obscurité était complète. Alors tournant son visage du côté du ciel, j´essayai de distinguer ou plutôt de deviner ses traits à la lueur des nuages. Mais mon Dieux ! On n´y voyait rien. Les nuages étaient plus opaques qu´un matelas. Par la suite, je la traînai jusqu´à la Place Sainte-Croix. Je m´attendais à ce qu´à cet endroit, puisque l´horizon était plus large, les ténèbres fussent à leur tour moins épaisses. Mais je me trompai complètement. Nouvel essai et nouvel échec.
Alors elle me demanda :
-N´as-tu pas un briquet ou une boîte d´allumettes… ?
-Pourquoi… ? –répliquai-je, devinant sa pensée. Veux-tu peut-être que je me mette à présent à examiner avec une allumette la couleur de tes pupilles, l´épaisseur de tes lèvres y la grandeur de tes oreilles… ?
-Ce n´est pas ça, méchant. Mais tu pouvais allumer une cigarette et remarquer par son scintillement mes traits.
-Cela n´est pas mal pensé, chérie –fis-je avec gausserie. Mais à part le risque qu´un allemand de la patrouille nous place une belle balle dans la cervelle, ta proposition n´a qu´un petit inconvénient ; c´est que je n´ai pas de briquet ni des allumettes ni des cigarettes. Veux-tu que j´en demande à ce couple-là… ?
Près de la porte de l´église Sainte-Croix, on apercevait en effet un couple d´amoureux qui ne s´attaquait précisément pas –je conjecture- à passer le chapelet…
Finalement je dus renoncer à contre-cœur à toute autre tentative de reconnaissance. Alors pour le rendez-vous du lendemain je lui proposai de l´attendre devant le bureau de journaux de la rue des Charrettes, faisant angle avec la rue du Collège. J´avais l´habitude d´aller le midi acheter « le parisien pauvre » et « le parisien riche. »
J´appelais le parisien pauvre « Le Petit Parisien » qui n´avait toujours que deux maigres pages ; et je surnommais le parisien riche, le « Pariser Zeitung », étalant journellement six ou huit pages. J´achetais le premier pour moi ; le deuxième, pour le chef allemand de mon bureau.
Nous convînmes donc, ma nouvelle amie et moi, qu´elle viendrait le lendemain me rencontrer à midi à cet endroit, sans se faire trop attendre. Elle me reconnaîtrait bien, parce qu´elle m´avait bien examiné au cinéma…
-Plaît-il… ?
- D´accord.
- A demain.
- Bonne nuit.
Le lendemain…
………………………………………..……..
(Je le regrette, lecteur. Mais étant donnée l´impossibilité de passer un film à la lumière solaire, je suis contraint de couper ici impitoyablement « La suite des Trois Codonas. »
Excusez-moi, je vous en prie, Monsieur…)





[1] Auguste Brizeux est le meilleur poète breton du siècle passé. Il naquit à Lorient en 1803 et il décéda à Montpellier en 1858. Une souscription publique permit de ramener ses restes au cimetière de Lorient où ils reposent aujourd´hui. Toutes ses grandes œuvres sont consacrées à la Bretagne : « Marie », « Les bretons », « Histoires poétiques », « Primel et Nola, ainsi que ses recueils en langue celtique « Telen Arvor » (La harpe d´Armorique) et « Furner Breiz » (La sagesse de Bretagne).
Quand je commençai à travailler pour l´entreprise Philipp Holzmann dans la base sous-marine de Lorient vers la mi-Juin 1943, ma première préoccupation fut de localiser le sépulcre du poète. Il n´était pas difficile de le trouver, puisque j´en avais déjà vu au préalable une photo dans la remarquable étude géographique et historique « La Bretagne », de Monsieur l´Inspecteur Général Gallouédée. D´ailleurs, il y a un moyen infaillible de le repérer : c´est le pieux chêne qui couvre de son ombre romantique la dépouille mortelle du poète, conforme aux vœux qu´il avait exprimés de son vivant :
            « Vous mettrez sur ma tombe un chêne, un chêne sombre et le rossignol noir soupirera dans l´ombre.
            C´est une barde qu´ici la mort vient d´enfermer.
            Il aimait son pays et le faisait aimer ! »
            Ainsi donc le premier jour que j´allai travailler à ce chantier, avant même de descendre du train, j´aperçus déjà dès la fenêtre la tombe de Brizeux. Justement les trains ouvriers amenant à la base sous-marine les travailleurs de l´O. T., s´arrêtaient d´ordinaire devant les murs démolis du cimetière.
            Ce fut avec une véritable émotion que je m´approchai du sépulcre du barde. Le cimetière venait d´être bombardé depuis deux semaines et je craignais que le repos de Brizeux eût été brutalement troublé, comme celui de tant d´autres lorientais. Par bonheur, l´attentat l´avait épargné.
            Du reste, le monument funéraire de Brizeux est très simple : une tombe et une croix en granit, et au-dessous de celle-ci, un médaillon en marbre avec l´effigie du poète. Au centre de la croix on lit simplement : « A Brizeux », et aux bords de la tombe on a encore gravé quelques légendes en breton.
            Dorénavant, quand j´apercevais la dernière demeure du poète, en arrivant chaque matin au chantier, je saluais affectueusement Brizeux : Bonjour, bon ami…
            Probablement, parmi la foule immense qui travaillait à cette époque aux environs du cimetière de Lorient –le numéro de ma carte de travail était le 17.568..!– Brizeux n´avait aucun autre ami et admirateur. Du reste, j´avoue que je ressentais pour lui beaucoup plus de sympathie que pour toute cette foule de vivants…
            Une autre tombe que j´essayai de localiser –quoiqu´en vain– au cimetière de Lorient, ce fut celle de Marie Lenéru : une de ces jeunes filles éphémères et exquises, damnées par la maladie, qui comme Marie Bashkirtseff, ont laissé sur un Journal intime l´empreinte d´une âme d´élite.
[2] Les cagous et les cagouses étaient une race maudite de la Bretagne, comme les cagots basques d´Espagne. D´après Francisque Michel (Histoire des races maudites de la France et de l´Espagne. Paris, 1847), à Hennebont et ses environs, pas plus loin que le siècle passé on regardait les cagous comme des sorciers, et pour se garantir de leurs artifices, il était recommandé de cacher son pouce sous les quatre autres doigts, quand un cagous était en vue.
Mr. Jean Guibal publia un curieux article sur les « Cagots basques et cagous de Bretagne » dans le nº 21.422 de « La Dépêche de Brest ». 3 Juin 1943.
[3] Le noroît et le suroît sont des vents marins du NO et du SO de la Bretagne, imprégnés naturellement d´humidité.
[4] O. T. était le nom abrégé de L´Organisation Todt.
[5] Voir “Hennebont. Notes historiques, archéologiques et descriptives” par Gabriel Desjacques. Hennebont, 1913. Monsieur Desjacques, ancien vétérinaire du Haras, était à l´époque de mon séjour en Bretagne, le conservateur du Musée d´Hennebont. Chose curieuse ! Il n´était pas du tout breton, mais du Midi, puisqu´il était né à Villeneuve-sur-Lot (Lot et Garonne) en 1862. Cependant outre l´ouvrage cité sur Hennebont, on lui doit aussi l´organisation du Musée local en 1910. Il habitait Hennebont depuis 1887. Lorsque je fis sa connaissance, il était déjà un bon octogénaire, complètement aveugle depuis 20 ans. Malgré tout, il accompagnait lestement les visitants et donnait sur les 14 salles du Musée les explications les plus minutieuses et les plus savantes. Un dimanche j´eus l´idée de lui lire le brouillon de cette « Matinée de foire » que je venais d´écrire. Il m´écouta avec plaisir et apostilla à la fin : « Mais vous écrivez trop chaud Monsieur..! »
[6] Durchgang verboten veut dire : « passage interdit ».
[7] D´après le colonel Fonssagrives, le Vieux pont de la ville était « à arches faites de grandes pierres sans mortier », son souvenir étant encore vivant quand en 1636, l´auteur de l´Itinéraire en Bretagne visita Hennebont, « Le nom d´Hennebont » -ajoute le colonel– est du reste relativement récent pour des archéologues, puisqu´on ne le rencontre guère avant la deuxième moitié du XIème siècle » Voir « Hennebont, son passé glorieux » par E. Fonssagrives, colonel d´infanterie coloniale en retraite –Etude Historique communiquée à Hennebont le 19 Juin 1923 aux membres de la Société Polymathique du Morbihan.
[8] La paisible contemplation de ce paysage fut sur le point de m´occasionner une grave contretemps. Voici comment et pourquoi. Ayant décidé d´écrire quelque chose à propos des impressions que j´avais éprouvées cette matinée de foire à Hennebont, dimanche suivant je me rendis à nouveau sur les mêmes lieux, afin de surprendre des détails inaperçus dans ma première visite et de prendre discrètement quelques notes sur le champ. Eh bien, alors que je me trouvais assis tranquillement sur une pierre à la rive gauche du Blavet, très près des lavoirs de la route de Port-Louis, et que je prenais en effet au crayon quelques notes rapides, un soldat allemand arriva à l´improviste derrière moi, s´empara du petit cahier où j´écrivais et m´amena à un poste de garde voisin. Que signifiait cette arrestation ? Bientôt je me rendis compte qu´on m´avait simplement pris pour un espion..! L´erreur était grave. Mais le pire de ma situation est que dans le poste de garde aucun ne parlait un mot de français ni d´espagnol et que je ne connaissais pas encore un mot d´allemand. Alors pour me tirer de l´ennuyeux embarras, je présentai au chef de la garde ma documentation du Lager Franco et celle de la firme Karl Epple pour laquelle je travaillais à cette époque. Mais cela ne dut pas satisfaire mes gardiens, puisqu´un d´eux, après avoir consulté un petit dictionnaire allemand-français, me dit à bout portant : Prison !, prison ! Pour sa part, le chef du poste se mit à prendre note de mes papiers, à donner des coups de téléphone et surtout à me regarder d´un air qui n´était précisément pas paternel… Je commençai à m´inquiéter un peu, nonobstant mon sans froid dans les cas difficiles. Seront-ils capables de m´emprisonner ou de me battre, sans me permettre d´éclaircir leur erreur..? – pensai-je. Enfin, après une demi-heure d´arrêt un des soldats pris son fusil, sa provision en cartouches, même son masque à gaz et l´officier m´ordonna de le suivre. Où va-t-on me conduire…?, me demandai-je. On m´emmena au Lager Franco. Les rues Trottier et Maréchal Joffre regorgeaient à cette heure de passants. Plus d´un, en me voyant tellement accompagné, me regardait avec curiosité et se demandait sans doute dans son for intérieur : Mais qu´aura-t-il fait ce pauvre diable..? Par bonheur en arrivant au Lager Franco, tout s´arrangea par la suite pour le mieux. On comprit facilement l´erreur et on me laissa à nouveau en liberté.
- Vous comprendrez, Messieurs –fis-je comme épilogue– que si j´étais en effet un espion, je n´irais pas, bien sûr, prendre des notes devant un poste de garde allemand..! Le soldat s´excusa.
[9] Outre Hennebont, les troupes espagnoles appelées par Mercoeur occupèrent le port de Blavet (aujourd´hui Port-Louis), Rosparden et une partie de la Cornouailles ; ils attaquèrent également les côtes septentrionales de la Bretagne et pillèrent St. Briene et Treguier. L´épisode le plus remarquable de ces luttes fut la résistance héroïque de Port-Louis. Même les femmes coopérèrent courageusement à la défense, « jetant pierres boisages, eau chaude et toutes sortes de matériaux » contre les assaillants. L´une d´elles abattit d´un coup de pique Longchamp, l´un des mestres de camp de l´armée de Mercoeur, et le précipita dans un fossé où il se noya. Les espagnols, exaspérés pour cette résistance acharnée, en entrant dans le petit port, passèrent impitoyablement les habitants au fil de leur épée. On raconte que quarante jeunes filles se sauvèrent dans un navire ; poursuivies et sur le point d´être atteintes, se prirent toutes para la main et se précipitèrent ensemble dans la mer. Grandiose et sublime geste d´héroïsme féminin ! Blavet, c´est-à-dire, Port-Louis resta aux mains des espagnols jusqu´à la paix de 1598. Voir « La Bretagne » par L. Gallouedec, pp. 134 et 166.
[10] Transcription de Monsieur Desjacques, op. cit.
[11] Le colonel Fonsgagrives affirme que l´un des 900 et quelques boulets que les espagnols employèrent pour essayer de détruire la tour St. Nicolas, se voit encore dans la muraille. Je ne pus pas vérifier cette affirmation, le tour St. Nicolas étant actuellement renfermée dans la cour de l´Hôtel de France qui, à l´époque de mon séjour à Hennebont, était occupé par les allemands.
[12] La défense d´Hennebont par Jeanne de Flandre est la geste la plus fameuse de l´histoire locale, en même temps qu´un épisode assez curieux de la Guerre de Succession de Bretagne et de la Guerre des Cents Ans. En effet, à cette date toutes les deux guerres étaient mêlées. Le duc de Bretagne Jean !!!, de la maison de Dreux, ayant mort sans héritier en 1341, Jean de Montfort et Charles de Blois se disputèrent par la suite sa succession. C´était justement le moment où en France, Philippe de Valois et Edouard III d´Angleterre se disputaient aussi la couronne royale ; c´est-à-dire, le moment de la Guerre des Cent Ans. Charles de Blois lia partie avec Philippe de Valois ; Jean de Montfort s´entendit avec le roi d´Angleterre. Voilà donc comment les deux guerres se mêlèrent, ravageant le pays pendant un quart de siècle. Un des premiers épisodes de la Guerre de Succession de Bretagne fut le premier siège d´Hennebont.
Voici comment il est raconté par Gallouede: « Dès le commencement de la guerre, le comte de Montfort fut fait prisonnier à Nantes par l´armée française venue au secours de Charles de Blois ; il fut conduit à Paris, enfermé dans une des tours du Louvre, d´où il parvint à s´échapper et à passer en Angleterre. Sa femme, Jeanne de Flandre, ne se laissa pas abattre par ces revers et assuma la direction de son parti. Elle prit dans son bras son fils âgé de trois ans et le présentant aux seigneurs bretons et anglais qui l´entouraient : « Seigneurs –dit-elle – ne vous ébahissez mies de Monseigneur que nous avons perdu ; ce n´estait qu´un homme ; vecy mon petit enfant qui sera, si Dieu plaist, son restorier, et vous fera des biens assez. »
Les seigneurs jurent fidélité ; la comtesse de Flandre se rend avec son fils à Hennebont que Charles de Blois vient assiéger.
Blois fait attaquer les ouvrages extérieurs, mais ses troupes son repoussées. La princesse armée de pied en cap et montée sur un puissant cheval de bataille, allait de rue en rue pour animer ses troupes et encouragées par son exemple, les femmes se mêlaient à la lutte, démolissant les bâtiments inutiles pour en porter les matériaux sur les murs, y amenant des pots de chaux vive qu´elles jetaient sur les ennemis. Un jour à la tête de trois cents cavaliers, Jeanne de Monfort sort de la ville, pénètre jusque dans le camp des assiégeants, y met le feu ; puis, sur le point d´être enveloppée, elle bat en retraite vers Auray, feint d´abandonner Hennebont et quelques jours après, trompant la vigilance de l´armée franco-bretonne, y rentre en triomphe, bannière déployée, au bruit des trompettes et des acclamations de la garnison…
Désespérant d´enlever la ville avec le seul moyen dont il dispose pour l´assaut, des échelles. Charles de Blois fait venir de Rennes douze mangonneaux qui lancent bientôt contre Hennebont des pierres énormes et des pieux ferrés. Les remparts sont terriblement endommagés ; les habitants se croient perdus ; malgré l´exemple et les discours de la Comtesse de Montfort, la garnison consternée demande à capituler. Jeanne de Flandre est obligée de parlementer avec Charles de Blois. Elle s´engagea à rendre Hennebont et à en sortir avec les honneurs de la guerre à la tête de la garnison, si elle n´est secourue avant trois jours. Le troisième jour la flotte anglaise de Gaultier de Mauny, entrant à pleines voiles dans le Blavet, venait sauver la ville. » (« La Bretagne » pp. 82-83.
[13] Sous Louis XIII et Louis XIV, les murailles d´Hennebont formaient un pentagone irrégulier, étant garnies de distance en distance de tours et de bastions et entourées de douves remplies en partie par la marée. On trouvait au sud de l´enceinte la Porte d´En-bas et l´Epéron Neuf ; à l´Est, la tour de St. Nicolas, la Porte Broerec et la tour du Capitaine ; au Nord, le Bastion et la tour des Carmes ; à l´Ouest, la tour de Rospadern et le bastion de Lorraine. La plupart de ces ouvrages tombèrent pendant le XVIIIè siècle.
[14] « La Bretagne » de Morlaix était l´organe des bretonnants et fut fondée en 1940, à la suite de la réaction régionaliste consécutive à la défaite. On sait que les gouvernements de l ´Armistice essayèrent timidement une politique administrative, tendant à galvaniser les cadavres des anciennes provinces françaises. « La Bretagne » publiait périodiquement des pages entières, consacrées à la littérature, à l´art, à l´histoire et à l´économie bretonnes. En outre, elle insérait chaque jour quelque petit travail, rédigé en langue celtique.
Pendant mon séjour en Bretagne, trois revues paraissaient par surcroît dans la région, rédigées complètement en breton : « San », « Gwalarn » et « Sydi ha gober ». En 1941 on publiait aussi le journal « Arvor » et les revues « Dihunamb », « Feiz ha breiz » et « Ar Brezhoneg er Skol ». Détail curieux pour le lecteur espagnol : la revue « Gwalarn » publia dans les numéros 156 et 157 une traduction bretonne de « La Célestine » de Fernando de Rojas.
Pour sa part Radio-Rennes secondait cette oeuvre sympathique par des émissions fréquentes de vulgarisation de la culture bretonne faites en français et en celtique.
Enfin, en juillet 1943, on ouvrit à la Ville-Goyat, près de Pöermel, un Collège d´été des instituteurs bretonnants – le Collège Auguste Brizeux – destiné à former des maîtres de breton, capables de l´enseigner ensuite dans les écoles nationales de Bretagne, d´après les conditions fixées par un arrêté du ministre Carcopino. Les principaux représentants du mouvement bretonnant étaient l´écrivain Youenn Drezen, les professeurs Roparz Hemon et François Vallé, les abbés Falc-Hun, Le Floch, Bourdelles et Le Marouille, le journaliste Georges G. Toudouze, etc.
Malheureusement les agissements politiques de quelques bretonnants, pas toujours patriotiques au point de vue national français, gâtaient un peu ce réveil plausible de la personnalité historique de la région.
[15] O St. Mathurin béni !
Donnez-nous toute la grâce –
Nous vous prions – de survivre
Chaque fois la loi de Dieu
Pour être heureux avec vous au ciel…
(Traduction de Mr. Alfred Michel)
[16] Ce fut le 16 Avril, c´est-à-dire, six jours avant ce dimanche, 22 Août 1943.
[17] Il faut dire quand même en honneur de la vérité, que ce petit restaurant était un des établissement de Bernay où l´on mangeait le mieux et le plus économiquement à cette date.
[18] On appelle l´Espagne du tambourin l´Espagne de toreadores et des bandits, des gitanes et des amoureux, de la guitare, des castagnettes et des couteaux, popularisée par les romanciers et les reporters étrangers, principalement les français. C´est une caricature grotesque du peuple espagnol correspondant à une vision unilatérale et déformée de nos mœurs et de notre idiosyncrasie. D´ailleurs, inutile de protester contre cette légende qui ne discrédite en réalité que les écrivains qui la répandent. Certainement ils ne donnent pas des épreuves d´un grand talent d´observation. Mais que voulez-vous ? Cette littérature fantaisiste donne des sous et de la popularité. Le prix Goncourt 1935 ne fut-il pas décerné à un ouvrage de ce genre… ? J´espère encore l´attribution du grand prix de composition du conservatoire de Paris à l´auteur du pasodoble « Sombreros et mantilles… »


Crépuscule Normand


A Mademoiselle Jacqueline Lapique

1943. Menneval. Août. Soir.

Bernay, le 2 Octobre 1943


Le soleil commençait à se glisser dans le sein de la Terre, comme une médaille d´or dans le sein d´une Belle. Je descendais tout seul à la ville de Bernay par un petit chemin. La mélancolie voilait délicatement mon âme, comme les tuiles du crépuscule les ondulations de la campagne.
Hélas! une journée d´exil en plus....
La 1670ème...!
C´était déjà un peu trop.
Sans doute.
Cependant....
Combien de millions d´êtres humains étaient en ce moment plus malheureux que moi...? Combien de milliers de jeunes hommes, de jeunes filles, d´enfants innocents qui avaient vu le soleil se lever le matin ne pourraient plus le voir se coucher à présent...?
Ah! la guerre, la guerre...
La guerre totale...
La guerre moderne...
La guerre sauvage...
Le cafard dépliait sur mon coeur ses ailes noires comme un corbeau sanglant.
Et la plainte du Patriarche d´Idumée montait spontanément à mes lèvres:
Taedet animan meam vitae meae...
Tout à coup un tableau ravissant s´offrit à mes regards. Ce fut dans une jolie villa. Elle s´appelait “Le Verger” et c´était un enclos symétrique et fleurissant renfermant un hôtel coquet en brique rouge et blanche en tout style normand.
Un petit pavillon y attenant abritait un paon et quelques paonnes. Celui-là se promenait majestueusement sur le tapis émeraude du jardin, comme un petit sultan fastueux et rêveur.
Je m´arrêtai un moment pour le contempler.
Le soleil agonisait à l´horizon entre les bras de deux peupliers géants de la route de Rouen.
Soudain le paon fit un bond, gagna le haut de la blanche barrière de l´enclos et se mit à regarder le soleil en face.
Quel message, quel cantique ou quelle prière adressa en cet instant le plus superbe des oiseaux au plus brillant des astres...?
Mystère.
Connaît-on le secret des réactions sentimentales des bêtes à l´égard de la Nature...?
En tout cas, c´était évident que le joli animal était tombé dans une sorte d´extase religieuse ébloui par la pompe hallucinante du soleil agonisant. Le jardin tout entier resta instantanément en suspens.
La garde verte et rouge des géraniums alignés devant la porte de l´hôtel, retenait son haleine avec émoi.
Des pommiers distillant du sang et de l´or se penchaient avec émotion sur le paon.
Et les nymphes du Verger, couchées indolemment sur les boulingrins, se dressaient petit à petit sans faire du bruit, pour contempler l´étrange spectacle.
Quand le soleil fut enfin sur le point de s´éclipser complètement, le bel oiseau déplia ses ailes, se tourna sur le bout de ses pattes et se lança d´un élan dans l´espace.
Ce geste inattendu me ravit. Et j´eus un instant l´illusion que le paon envoûté du “Verger” était l´âme incarnée de la Beauté terrestre, s´élançant instinctivement vers la Lumière.
Du moins, n´en était-il pas, certainement un symbole parfait...?
Dans la villa, une jeune femme blonde, très blonde, comme le rayons du soleil disparu, se penchait tendrement sur le berceau d´un fils.
Et une jeune fille brune, très brune comme la chevelure de la nuit qui allait tomber, inclinée sur “Le chariot d´or” d´Albert Samain, entendait dans son coeur la berceuse en sourdine d´un pompon qui n´était pas encore conçu, fruit de l´amour d´un homme qui n´était pas encore arrivé...
..........
Avec les derniers rayons du soleil, l´enchantement du “Verger” s´effaça. Et je m´éloignai pas à pas de l´enclos, fredonnant en silence, au dedans, la “Chanson hindoue” de Rimsky-Korsakow...


PAX


Bouelles, 27 octobre 1943


A Monsieur Théodule Marcel Guichard et sa famille

Par terres normandes.
Dans un trou perdu dans le département de la Seine Inférieure.

Les feuilles commençaient à tomber des branches des arbres, comme une pluie silencieuse de larmes. Et les herbes commençaient à verdir sur les tapis des près, comme des émeraudes couvertes de rosée.
Le paysage normand est une aquarelle. Je passais les journées sur un chantier, aux environs de Neufchatel-en-Bray.
Travail..?
Abattage d´arbres.
Mutilation de près...
Violation inféconde et bestiale des entrailles de la Terre.
Pourquoi...?
Ah! Pour des ouvrages de guerre...!
C´était barbare
Et fou.
L´homme assassinait stupidement la Nature pour assassiner ensuite ses semblants. Ma triste tâche fine, je rentrais tous les soirs au village de Bouelles.
Bouelles est une petite agglomération de fermes chétives, cachées parmi les ormes et les chênes, les pommiers et les frênes.
A Bouelles il y a deux petits cafés.
Et deux petites écoles.
Et un petit cimetière.
Il y a aussi, c´est entendu, une petite église. Celle-ci a une tour en ardoise, comme la silhouette d´un disciplinant.
Sur le bout de son capuce un petit coq gaulois guette continuellement l´horizon comme la sentinelle de l´agglomération. Parmi les maisons verdoyant les herbages émaillés de la polychromie des animaux paissants: des lapins et des oies, des porcs et des canards, des poulets et des vaches. C´est un tableau réellement bucolique que ce paysage monotone et tranquille.
Depuis mon arrivée à cet endroit, j´étais hébergé chez des humbles paysans. Leur maison était un petit logis, à un seul étage, situé au centre du village. Les murs, des torchés; le toit, en ardoise. La maison étai composée de trois pièces: une cuisine et deux chambres latérales. J´en occupais, c´est entendu, l´une de celles-ci. C´était une pièce assez ample aux murs tapissés de papier et éclairée par deux fenêtres. Le mobilier, modeste. Pas de luxe. Commodité et simplicité. Sur un bas de buffet, encombré d´objets les plus divers, des portraits de famille, des jouets, - voire une statuette de Ste. Thérèse de l´Enfant Jésus -, un diplôme militaire se faisait remarquer. On y voyait quatre médailles en bronze pendant de quatre rubans, et là-dessous, cette légende explication:

“Guichard Théodule Marcel

d. 1896, c.52105
soldat 21 R.I.T. Verdun
a fait toute la campagne
1914-1918”
Guichard Théodule Marcel était le patron de la maison, c´est-à-dire, mon patron. L´ancien combattant de Verdun était à présent un bon vieillard sympathique et empressé, traînant péniblement sa jambe gauche. Avec lui habitaient sa femme et sa fille Paulette. Sa femme était une excellente cuisinière qui avec la même aisance préparait une tarte aux pommes ou un pain de ménage, un rôti de poulet ou un beau fromage. Quant à Paulette, c´était une petite fille, châtaine et frêle, âgée seulement de dix ans. Elle était mignonne et ravissante avec ses yeux bleus clairs, son teint un peu pâle et ses traits fins et corrects. Elle riait d´une façon déconcertante. C´était un rire-éclair. Il illuminait tout d´un coup son visage et disparaissait tout d´un coup sans laisser trace. Quelle énigme psychologique cachait cette étrange grimace...? Du reste, Paulette était un bijou. Non seulement elle était une écolière remarquable – la première de sa classe – mais en outre une ménagère en miniature. A dix ans elle savait déjà ce que nombreuses femmes ignorent à trente ans: laver, balayer, épousseter, repasser, etc. elle conduisait aussi les vaches au pré et apprenait déjà même à traire.
Je pris vite en affection cette humble famille et son foyer où régnaient la simplicité et la cordialité et où je trouvais toujours indéfectiblement un chaud accueil, une bonne table et un lit confortable. En outre, c´était pour la première fois que j´habitais un foyer français. Depuis 57 mois d´exil, j´avais connu en France tout: les camps de concentration, les refuges, les “lager”, les écuries, les mansardes, les paillers, les casernes, les hôpitaux, les hôtels..., tout, sauf un foyer. Ajoutez encore à ces 57 mois d´expatriation d´autres 31 mois de guerre dans mon pays et alors vous vous expliquerez parfaitement que la rencontre d´un foyer même modeste, même étranger, au bout de ce long intervalle, eut pour moi l´émotion d´une trouvaille.
Trouvaille de quoi...?
Tout d´abord, de la paix.
Mais oui: cet humble village et ce pauvre foyer, ces braves vieillards et sa jolie fillette représentaient justement avant tout dans ces temps turbulents, l´image sereine de la paix. De la paix extérieure et de la paix intérieure.
Dehors...
Hélas! Dehors le monde était un enfer.
La France se déchirait férocement. La Faim, la Haine et le Sang étaient les maîtres de la situation.
La guerre dominait toute autre préoccupation.
Mais à Bouelles on ignorait complètement la guerre.
Et la Faim
Et la  Haine
Et le Sang.
Et les luttes politiques et sociales.
Bouelles était une oasis.
“Et le foyer des Guichards, un tabernacle dans la conscience simple et pure de ses habitants, il n´y avait lieu que pour de nobles sentiments.
Quand aux soins, je rentrais de mon chantier, ils me dispensaient invariablement le plus cordial accueil.
Mon âme d´exilé étant une antenne sensible et alertée, j´arrivais, c´est entendu, plus d´une fois, le coeur gros des inquiétudes du moment. Mais il suffisait de traverser le seuil de la maison, pour que s´évanouissent automatiquement mes préoccupations.
Il n´est pas besoin de remarquer que c´était la présence de la petite fille du foyer qui produisait sur moi spécialement cet effet bienfaisant. Le ciel clair de ses yeux bleus et les rayons mystérieux de son sourire dissipaient instantanément tous mes nuages.
Pour passer agréablement les soirées, j´avais fait de Paulette mon élève. Après avoir dîné, je corrigeais ses devoirs, le cas échéant, et je lui faisais des cours supplémentaires. Quand le sommeil commençait à alourdir ses paupières, on allait la coucher. Alors, je donnais le bonsoir à ses parents et embrassais affectueusement l´enfant. Cet embrassement innocent me bouleversait toujours complètement.
Devinez-vous pourquoi...?
Parce que Paulette Guichard, la frêle créature aux joues pâles et au rire d´éclair, n´était plus exclusivement pour moi la fille de mes patrons, mais l´image troublante et mystérieuse de cette paix intérieure et extérieure à laquelle mon âme a toujours vainement aspiré, désespérant hélas dorénavant de l´atteindre pour jamais sur la terre....




UN DIMANCHE À DIEPPE
sous l´occupation Allemande

A Monsieur André Boudier
Bouelles, le 11 novembre 1943


-         Lundi vous partirez à Neufchatel-en-Bray - vous et vos camarades – m´annonça à brûle-pourpoint Mademoiselle Auvray.
-         Et où se trouve cette ville...? – demandai-eje à l´astucieuse dactylo.
-         Sur la route de Paris, à 36 kilométres d´ici. Vous n´y serez pas mal du tout – ajouta-t-elle en guise d´apaisement.
-         Hem...! – fis-je d´en ton méfiant. En tout cas, il est très peu agreable de changer de domicile tous les quatre jours...
Je venais en effet d´arriver à Dieppe depuis quatre jours. Certes, je n´y étais pas bien installé. Mais j´avais le pressentiment que le lieu sur lequel on allait nous diriger, ne valait nullement le changement. C´est pour cela que je quittai le bureau de la rue Jules Ferry d´une humeur très maussade. Je m´acheminai par la suite à la Poste. En entrant dans la rue Victor Hugo je ne pus m´empêcher d´apostropher son éponyme:
-         Eh bien, mon vieux. Si tu avais eu à endurer le millionième de tout ce que j´ai déjà supporté dans mon exil, aurais-tu maintenu ton attitude protestataire contre Napoleon le Petit, non précisement pendant 18 ans, mais seulement pendant 18 jours...?
A la Place du Puits-Salé, j´entrai à la Librairie Couder et j´achetai “Le Petit Romand”, un tout petit bihebodmadaire de Rouen, paraissant un samedi ce 9 octobre 1943. Pour le lire tranquillement, je me refugiai dans un petit café de la rue des Brains. Là il y avait une patronne grande et blonde qui souriait gracieusement à ses clients.
En jetant un coup d´oeil sur le journal, une rubrique en gros caractères tira mon attention: “Neufchatel et l´arrondissement.”
-         Dame! – m´écriai-je devant cette trouvaille insespérée. Voilà le nouveau lieu de ma peregrination à travers la France. Voyons, voyons.
Ej je commançai à lire:
“Une semaine après la tragique mort du petit Michel Dupont, tué par une rafale de mitrailleuse, une nouvelle victime des attaques aeriennes est à déplorer à Neufchatel...”
Sapristi! – m´interrompis-je. Mais les premières nouvelles que j´ai sur Neufchatel ne sont pas précisement très rassurantes...!
La débitante blonde et souriante devina-t-elle par hasard ma préoccupation...? Je ne sais pas. En tout cas, elle commença à passer au gramophone un disque allegre d´une ancienne revue de cinéma: Marinela.
Oh! catherinette belle
Tchi! Tchi!...
-         Mais Neufchatel ne doit pas avoir la mine d´une belle catherinette...! – pensai-je avec inquiétude.
-         Eh bien – continuai-je à reflechir. Maintenant quitterai-je cette ville sympathique et intéressante, sans l´avoir même encore parcourue...? Mais non, mais non. Au diable la Wiesbaden et ses chantiers! Demain, fête complète. (A cette époque on y travaillait, comme presque partout, le dimanche matin.)
Un esprit de curiosité innée m´a toujours empêché de quitter les endroits où je séjourne, ne serait-ce que pendant quelques heures, sans essayer de les connaître, du moins superficiellement. Mais dans le cas de Dieppe j´avais par surcroît des raisons spéciales pour souhaiter cette connaissance. Lesquelles? Les nombreux points de tangende de l´histoire locale de la ville avec l´histoire générale de mon pays: les curieux croisements d´influence entre espagnols y dieppois à travers les sièceles. En voulez-vous quelques échantillons? Les voici [1].
a)      La conquête et colonisation des Iles Canaries en 1402 fut en partie l´oeuvre des marins dieppois, accompagnant le capitaine normand Jena de Bethencourt, qui était le chef de l´expédition.
b)     Le capitaine Charles de Marets qui délivra Dieppe de la domination anglaise en 1435, cournna ses exploits militaires, conquérant en 1463 avec le concours des dieppois, constructeurs de machines de guerre, une importante place forte espagnole: Perpignan, capitale du Roussillon, cédé avec la Cerdaigne à Louis XI par le roi Jean II d´Aragon et de Navarre, en échange de son intervention militaire pour maîtriser l´insurrection des catalans. Des Marets finit même ses jours à Perpignan, comme Gouverneur-Capitaine de la forteresse, en Mai 1469.
c)     Depuis le Moyen Age, le port de Dieppe fut un des principaux ports français d´exportation des produits espagnols: des vins, des fers, des laines, etc. de nos anciens royaumes.
d)     Lehan Ango, le fameux armateur et mecène dieppois, arma plus d´un vaisseau, pendant le XVI ème siècle, pour combattre la flotte espagnole. Son pilote Jean Fleury arriva plus d´une fois au port de Dieppe, chargé des richesses enlevées à nos navires, faisant le retour d´Amérique [2].
e)     Abraham Duquesse, “lieutenant général des armées navales royales”, comme dit emphatiquement le monument élévé à sa mémoire sur la Palce Nationale de Dieppe, fit la plupart de ses campagnes contre les escadres espagnoles. La Corogne, Roses, les Alfaques, Gata, Sessine, Gattari, etc. qui rappellent les théâtres de ses exploits, sont des noms qui appartiennent toujours (sauf les deux derniers) à la géographie d´Espagne [3].
f)      Louis Gabriel Deniéport, le brave marin dieppois, succomba héroïquement en 1805, commandant “l´Achille” dans la bataille de Trafalgar. Il eut un geste de courage pareil à celui de notre Churruca. Denieport, blessé à la cuisse pendant le combat, resta à son poste jusqu´à la mort. Churruca, ayant perdu une jambe, enfonça la plaie saignante dans un sceau de farine et resta à son poste jusqu´à l´évanouissement.
g)     Le temple de St. Jacques de Dieppe - la plus belle église de la ville – est une proyection spirituelle et artistique de ntore St. Jacques de Compostelle. Il faut remarquer à ce sujet que le temple dieppois fut commencé sous St. Louis, c´est à dire justement sous le règne du fils d´une femme espagnole: Blanche de Castille. D´autre part, le prestige de notre St. Jacques de Compostelle était au Moyen Age si grand dans tout l´Occident et précisement à Dieppe qu´à l´église dieppoise de St. Remy on institua une cofrerie sous le patronage de St. Nicolas dont les statuts renfermaient ces curieuses prescriptions:
“Si quelqu´un entreprend le Voyage de Jérusalem, Rome ou St. Jacques de Compostelle; s´il va par mer, il serva convoyé jusqu´à monter en navire; s´il va par terre, jusqu´à une demi-lieu; s´il le requiert, l´assisteront les maîtres, frères, soeurs de la dite confrerie, avec croix et bannières, chantant hymnes et cantiques...[4] ”
h)     Qui ne connaît pas en France la plage de Dieppe? Du moins, par ouï-dire. Ce qu´ignorent la plupart des estivants, les dieppois non exceptés, est que son tracé moderne est dû à une femme espagnole: l´impératrice Eugenie; et que l´embellissement de ses boulevards est également dû, du moins en grande partie, aux largesses d´un banquier, fils d´un homme d´affaires espagnol: Alexandre-Marie Aguado.
i)       Tous les amateurs de musique moderne savent que le grand compositeur espagnol, Enrique Granados, trouva la mort rentrant de New-York, au bord du paquebot “Sussez”, torpillé par un sousmarin allemand le 28 Mars 1916. Ce qu´ignorent assurément presque tous est que le “Sussex” était un paquebot dieppois, commandé aussi par deux dieppois: Rondeau et Mouffet.
j)       Remarquons encore, pour terminer cette sommaire énumération, cet épisode intéressant: à la suite de l´insurrection prolétaire d´Asturies en Octobre 1934, un groupe de mineurs compromis dans ce mouvement trouva un refuge bienveillant dans la petite patrie du conventionnel Albitte [5].
Après avoir appris tous ces points de contact entre l´histoire dieppoise et espagnole, on comprendra aisement que je n´eusse aucune envie de quitter Dieppe, sans essayer de la connaître aussi bien que possible. Malheureusement, aux débuts de l´automne 1943, ces possibilités étaient assez restreintes, les principaux édifices et points stratégiques de la vielle étant inaccessibles aux visiteurs par suite de l´occupation allemande. Ce n´est donc pas une exploration de la ville que je pus faire, mais une simple promenade à travers ses rues.
A la caserne Duquesne où j´étais “hebergé” – mais oui, hebergé avec une sentinelle baionette au canon à l´entrée – il y avait une drôle de façon d´obliger les “hôtes” à aller au travail. C´était de mettre à la porte tout le monde à 6 heures 30 du matin. Alors ce dimanche d´Octobre, je fut contraint de commencer à errer par les rues de Dieppe à 5 heures 30 solaires. Bien entendu, il n´y avait pas de soleil ce matin, puisque la ville était plongée, comme d´habitude, dans un épais brouillard.
Les aurores de Dieppe sont d´ordinaire aveugles. Se promener à Dieppe à l´aube vaut autant que se promener à minuit, parce que le dieppois n´est pas un citoyen qui ait l´habitude de quitter de bonne heure son lit. Cela paraît être, du reste, une coutume des normands en général. Un ami français du Midi, établi dans l´Eure depuis longtemps, me définit un jour avec humour les habitants de ctte région: “Le normand est un animal domestique, méfiant et insociable, qui mange beaucoup et dort davantage...”
Rellement ce n´était point très vrai, c´est que, jusqu´à 11 heures du matin je ne réussis pas à voir s´animer un peu les rues de Dieppe. Que faisaient-ils, jusqu´à cette heures, les habitants...? Sans doute, ils dormaient.
Inutile de noter qu´en descendant la côte de la rue Gambetta – l´artère la plus longue, ample et moderne de Dieppe, mais non la plus intéressante – je ne rencontrai à mon passage même pas un être vivant. C´est à dire, si; j´aperçus un chien à l´angle de la rue Général Chanzy et je remarquai un soldat allemand sur la Place de la Barre. Total, deux chiens. Au leiu de pénétrer dans le centre de la ville, je préferai me mettre à vagabonder par les rues de sa périphérie.
Tout d´abord, je fis une constatation saisissante. Toutes les sorties étaient closes par des murs en bêton. Cela me rappela Madrid; le Madrid légendaire de notre guerre civiele. Avec une petite différence... Les remparts fermant la vielle de Dieppe en 1943, n´avaient point la signification héroïque et historique des barricades madrilènes de 1936.
Ils n´avaient même pas été dressés par les défenseurs d´une ville qui ne se défendit pas – d´ailleurs, come le reste des villes françaises -, mais par les troupes de l´armée occupante [6]. Voilà donc de quelle façon bizarre Dieppe était redevenue en plein Xxème siècle uneville close, comme au XIVème siècle.
Descendant par la rue Claude Groulard et l´Avenue Marechal Petain (aujourd´hui), j´arrivai, dá boerd jusqu´à la Chambre de Commerce. Ici je dis le bonjour à Ango et Desceliers [7] - les uniques dieppois qui étaient déjà debout – et enfilant l´Entrepôt, je me perdis dans le dédale des quais. C´est curieux. Le port de Dieppe n´est pas très vaste, puisque l´hexagone irrégulier de son contour, ne mesure qu´un peu plus d´un kilomètre. Pourtant Dieppe est une des ville maritimes qui possède le plus grand nombre de quais. Presque une vingtaine! Cela est dû a la série d´ouvrages accessoires entrepris à partir du siècle passé et qui dérivent du port proprement dit, à savoir: le Chenal, l´Avant-Port,la Darse de Peche, le Bassin Duquesse, l´Arrière-Port, le Bassin du Canada, le Bassin de Paris et le Bassin de Berigny, celui-ci comblé depuis 1936 pour le transformer en jardin public.
Le port de Dieppe est surtout un port de pêche. Avant la guerre 1939-1940, le tonnage des bateaux de pêche dieppois s´élevait à 8.783 tonneaux; le nombre d´hommes d´équipage atteignait presque le millier et le produit de toutes les ventes de poisson depassait 50 millions de francs par an. La pêche la plus importante est celle du hareng.
Le transport maritime de voyageurs n´était pas non plus négligeable. On le faisait à travers la ligne Dieppe-Nexhaven, le passage ne durant que deux heures 45 minutes. Le service était assuré par sis grands paquebots, appartenant à la S.N.C.F. et à la Compagnie anglaise du Southern-Railway. Il y avait deux départs par 24 herues dans chacun des deux ports. Grâce à une combinaison de trains rapides dans les deux pays, on faisait le voyage de Paris à Londres et inversement en sept heures . La moyenne annuelle de voyageurs transportés était à preu près d´un quart de million.
En flânant à travers le labyrinthe des quais, je me trouvai tout à coup sur l´Ile du Pollet. Il s´agit d´une île artificielle, formée en même temps que se creusèrent le Bassin de mi-marée (Bassin du Canada) et le Bassin à flot (Bassin de Paris), inauguré en 1887. La configuration est celle d´un pentagone irrégulier, ayant des quais comme côtés. Sa base est le quai de l´Iser. L´Ile du Pollet est constituée par une demi-douzaine de ruelles, aboutissant à la rue J. A. Belle Teste qui la traverse du SO au NE. Une de ces ruelles porte le nom pittoresque de Tête de Boeuf.
-         Voilà un beau contraste! – m´écriai-je, de rpime abord, en remarquant la plaque. Puis, je pensai que le contraste n´e´tait pas en réalité frappant, puisque plus d´une “belle teste” d´homme ressemblait très souvent à une tête de boeuf... Du moins, en ce qui concerne la dotation en cornes...
L´unique édifice important de l´Ile du Pollet est la Poissonnerie en gros, une superbe halle couverte, mesurant enciron 50 m. de longueur et donnant sur le quai du Carenage.
L´île du Pollet est relié au quartier de ce nom par le Pont Colbert, un pont mobile – en fer, naturellement – de quelque 70 m. de longueur. On lui a donné ce nom, sans doute pour manifester la reconnaissance de la ville au célèbre ministre de Louis XIV qui encouragea la marine marchande de Dieppe, favorisa le dévéloppement de ses cours d´hydrographie [8] et décida un projet d´agrandissement et d´amélioration de son port. Une sentinelle allemande montait la garde à l´entrée du pont.
En le traversant, j´aboutis à la Grade Rue du Pollet: ancienne dénomination un peu trop emphatique puisque´elle ne correspond pas du tout à la réalité d´aujourd´hui. On l´appelait déjà de cette façon au XVIème siècle. Il est probable en effet que cette rue fût à cette époque la plus grande. Anciennement le Pollet était un faubourg typique et un centre activ d´exportation. D´après le chroniqueur local, Michel Calude Guibert, le mot Pollet, ainsi que les anciens costumes et langage des polletai sont d´origine italienne. En tout cas, il est certain que depuis longtemps, une agglomération italienne s´est formée au Pollet, le nom de la rue Lombarderie en étant un éloquent souvenir: D´autre part, de sérieuses relations commerciales, existèrent entre polletais et florentins pendant les Xvème et XVIème siècles. Le Pollet eut autrefois comme Paris sa Bastille qui fut prise et détruite par les dieppois avec autant detapage que la Bastille parisienne. Ce fut en 1443. Huit ans auparavant Charles des Marets avait enlevé Dieppe et le Pollet aux anglais par un coup de main hardi. Mais ceux-ci ne se resignèrent pas à perdre définitivement ce beau morceau côtiers et quelques années après, ils essayèrent de le recupérer. Le Pollet fut en effet reconquis par le capitaine Talbot en 1442. Il fit construire par la suite une grosse tour de bois ou bastille, pour éviter toute attaque par surprise. Mais le 14 Août de l´année suivante, la Bastille du Pollet fut prise d´assaut par Louis XI, encore Dauphin, avec trois mille soldats, commandés par Dunois et St. Pol, et des dieppois commandés par Des Marets. En souvenir de cette victoire, Louis le Dauphin fit présent à l´église St. Jacques d´une statue de la Vierge en argent massif et lui accorda une rente de 200 livres pour célébrer une fête religieuse commémorative. Par la suite on fonda la confrerie dite de la Mi-Août qui organisa dorenavant les fêtes religieuses et profanes, appelées les “Mitouries”.
      Voilà donc comment les dieppois devançant de trois siècles et demi les parisiens, prirent un autre 14 leur Bastille et instituèrent une fête annuelle commémorative.
      Actuellement le Pollet n´est qu´un modeste quartier ouvrier avec deux édifices un peu intéressants: la Prison et l´église de Notre Dame du Pollet [9].
Quand je fus las de flâner par les rues de ce quartier, je repassai le Pont Colbert, puis le Pont Jehan Ango et je pénétrai dans le centre de Dieppe. Je ressentais en ce moment de la fatigue. On comprend aisement. Je battais déjà le pavé de la ville depuis deux heures. J´avais donc besoin de me reposer. Mais où...? Voilà le problème. Aucun établissement n´était encore ouvert. Ou du moins, je n´en rencontrai aucun ouvert à mon passage. Alors les cloches de St. Jacques commencèrent à sonner. J´y suis! – me dis-je. ET je m´acheminai par la suite vers l´église. On y célébrait en ce moment la grand´messe. Je m´assis sur une chaise près de la porte principale. Accrochés aux murs du temple on remarquait plusieurs haut-parleurs. Pourquoi...?
L´assistance était reduite à une demi-douzaine de fidèles. Après l´évangile, le prêtre fit quand même un petit sermon devant le micro. Les haut-parleurs, en transmettant l´echo, sonnaient dramatiquement creux. C´était reellement precher dans le désert. Les dieppois ne vont-ils plus à St. Jacques...?
Pourtant aux siècles passés, il fallati parfois se frayer un passage dans ce temple, à coups de baton et de hallebarde. C´était un autre temps. Evidemment. Le temps révolu des Mitouries. Alors l´église St. Jacques était transformée provisoirement en un théâtre. Au fond du choeur, à la hauteur des galeries on dressait une espèce de scène, soutenue par deux grands mâts de navire, plantés dans le sol de deux côtés du maître-auterl. Là on jouait une sorte de mystère religieux moyeâgeux par des marionnettes humaines. Un bouffon, surnommé par le peuple Grimpesulais, mettait la note comique dans le spectacle. Il n´est pas besoin de remarquer que tous les habitants de la ville et des environs se pressaient et parfois se battaient même pour assiter à ces représentations. Malheureusement un beau jour, Louis XIV et sa cour eurent la malsaine curiosité de connaître de visu ces mascarades et ayant été scandalisés de leur caractère, certainement très peu édifiant, les Mitouries furent interdites pour jamais. Ce fut en 1647. Nonobstant St. Jacques continua à être le centre de al vie locale de Dieppe, comme jusqu´à ce moment. Ce qui donne justement à la vetuste église une importance singulière, est son caractère historique, en plus de son mérite artistique. Une grande partie de l´histoire de Dieppe pourrait effectivement être écrite, en se bornant simplement à reproduire les annales de St. Jacques. Tous les événements importants de la ville ont eu leur repercussion dans les nefs de cette église.
Quand Dieppe et le Pollet furent délivrés définitivement de la domination anglaise, ce fut surtout à St. Jacques que la victoire fut fêtée [10].
      Quand la querelle religieuse sevit à Dieppe comme dans toute la France, ce fut St. Jacques qui fut pillée et saccagée par les calvinistes [11].
      Lors de la Révolution de 1789, ce fut encore St. Jacques, où se réunisssait la section Marat, qui servit de temple secondaire et de salle pour l´Instruction publique.
      Une fois – le 11 juillet 1694 – les dieppois célébraient avec éclat à St. Jacques une victoire sur les espagnols – la prise de Palamos – quand quelqu´un arriva à l´improviste troubler la fête. Ce fut une flotte danoise passant en rade en attitude peu tranquillisante. Cependant ce ne fut pour le moment qu´une alerte sans conséquences. Mais quelques jours après, Dieppe subit de la part des anglais le bombardement le plus effroyable de son histoire: celui du 22 juillet 1694. Plus de 3000 bombes tombèrent sur la ville e le rivage, et 2000 maisons environ – presque toutes de la cité – furent dévorées par les incendies. St. Jacques même ne fut pas épargnée.
Ah! si les pierres de St. Jacques savaient parler...!
Voilà tout ce que je pensais ce matin gris et froid d´automne, tandis que le prêtre célébrait la grand-messe, accompagné d´un orgue monotone. Quand l´office fut fini, je me mis à explorer discrètement tous les coins de l´église. Ce n´était pas pour la première fois que je visitais St. Jacques, mais dans ces vétustes monuments, il n´est pas rare de découvrir toujours quelque curiosité inattendue. A cette occasion, je remarquai, par exemple, pour la première fois un coin inéressant: la Chapelle des Noyés. Il s´agit d´une chapelle hors de service, encombrée de bancs. Certes, sa valeur artistique est nulle: une retable vulgaire, représentant la cérémonie liturgique de l´enterrement d´un noyé. Mais cette modeste chapelle me rappela les tragédies les plus intimes et les plus poignantes de l´histoire locale: ces drames éternels de tous les ports de pêche du monde qui inspirèrent à notre Goya un dessin frappant, apostillé de cet amer commentaire: Et on dit pourtant que le poisson est cher...! A gauche de l´autel, sur le mur de la chapelle, j´aperçus et je lus attentivement deux anciennes inscriptions funéraires: celle de Geoffroy Martel, sieur de Longueil, tué à la bataille de Poitiers (1356) et celle de Guillaume de Martel, sire de Bacqueville, tué à la bataille d´Azincourt (1415).
A droite, près de la porte de la chapelle, une plaque de marbre disait laconiquement: “A la mémoire de Georges Mouquet, disparu en mer le 15 novembre 1939. G. G. R.”
Au moment de quitter le temple, une autre curiosité attira mon attention. C´est un grand tronc, placé à côté de la porte principale, portant visiblement cette invitation: “ Les visiteurs sont instamment priés de déposer dans ce tronc une GENEREUSE AUMÔNE pour les travaux de restauration de la belle église de St. Jacques”.
En effet, la belle église gothique de St. Jacques est en restauration. Cependant je ne voulus pas déposer même pas un sou dans le tronc. Par irréligiosité? Par lésine..? Pas du tout. Par amour de l´Art. Parce que je suis convaincu que cetet restauration, si on la réalise intérgralement, sera inévitablement une mutilation. Ce n´est pas un paradoxe, mais une vérité élémentaire. Ces saints, de la façade, décapités par le temps; ces arcs-boutants, rongés par les pluies; ces galéries, ébranlées par les vents; ces pierres, léchées et noircies par les brouillards; cet empreinte pathétique des siècles représentant non seulement une valeur historique mais esthétique aussi. Les ruines d´une belle oeuvre d´art ont à elles seules une personnalité artistique et une beauté spéciale et respectable. Qui les retrouche, les mutile et les profane.
Après avoir quitté St. Jacques, je pris la direction de la Place du Puits-Salé, c´est-à-dire, du centre de Dieppe. Le Café des Tribunaux était déjà ouvert. J´entrai. Il n´y avait dedans qu´un seul client. Le Café des Tribunaux est le café le plus luxueux de Dieppe: Il est le café de la bourgeoisie. Sa dénomination n´est pas inadéquate. Certainement, il a un peu du sérieux et de l´emphase de la faune de toge. Surtout au premier étage. Mais je restai au rez-de-chaussée. Tandis que je buvais une tasse de café, je remarquai sur une table proche le dernier numéro de l´”Illustration française”. Je le pris et je me mis à le feuilleter. Parmi d´autres curiosités d´actualité inactuelle, elle insérait une information graphique et littéraire à propos de l´offrande solennelle que Monsieur l´ambassadeur Pietri, représentant en Espagne du gouvernement de Vichy, venait de faire, au nom du Marechal Petain, à Saint Jacques de Compostelle.
Dans quelle intention...?
Quand je fus las de rester assis au Café des Tribunaux, je pris la rue de la Barre et je pénétrai par la suite à l´intérieur de St. Remy. C´est un véritable desenchantément que l´on éprouve en traversant le vestibule de cette église, après avoir admiré la beauté séreine et imposante de son portail style Renaissance. Il est vrai que l´interieur de St. Remy est sérieusement ravagé. En tout cas, je n´aime pas ces nefs aux colonnes massives et lourdes qui ont l´air impertinent de vouloir nous écraser comme un scarabée [12].
En sortant du temple, j´aperçus dans la pénombre, par-dessous les orgues, la silhouette immobile d´un soldat du Reich. Que faisait-il là, ce fidèle inquietant? Monter la garde? (Il portait son fusil). Prier à St. Remy pour le triomphe des armées de son pays? Pourtant le bienheureux ami de Clovis, vainqueur à Tolbiac, n´était pas assurément germanophile...
Errant à l´aventure par ce quartier de St. Remy, je rencontrai tout d´un coup l´Hôtel de Ville, le Musée et le Théâtre Municipal de Dieppe. J´aurais bien voulu naturellement le visiter, mais c´était impossible. Je dus me contenter de regarder lerus façades. Pareilles chose m´est arrivée avec le Vieux Chateau de Dieppe qu´on apercevait de la place Camille St. Saëns.
En vérité, essayer de connaître tous les coins de la ville en 1943 était aussi absurde que d´essayer d´examiner les autels d´une église pendant la Semaine de la Passion, c´est-à-dire, justement quand ils sont tous voilés. Et bien, Dieppe traversait aussi à cette époque, comme toutes les villes deFrance, sa semaine de la passion...
Une semaine, c´est entendu, des années, comme celles de Daniel. Par bonheur, le jour de la Resurrection était tout proche. A midi, j´entrai déjeuner dans un restaurant de la catégorie A de la rue de la Barre: l´Auberge de la Sole Dieppoise. Le menu? Six entremets bon marché (de la betterave rouge, du concombre, des pommes de terre, etc.), une rondelle transparente de mortadelle, un petit bifteck avec des pommes de terre frites, 100 grammes de fromage, 200 grammes de pain et un demi-litre de cidre. Total, 66 francs. Sur une grande glace, placée au fond, on voyait peints de succulents poissons. Mais ils étaient naturellement immangeables. Dommage! Autrement je n´aurais pas quitté le restaurant aussi affamé à peu près que je l´étais à mon entrée.
Le repas fini, je me rendis à nouveau au Café des Tribunaux. Avec le café je demandai au garçon le dernier numéro de “La Vierge de Dieppe”, un bi-hebdomadaire local. Je voulais apprendre s´il y avait pour cet après-midi quelque spectacle. Mais rien du tout.
-         Mon vieux! Jolie perspective – me dis-je. Sans spectacles, sans amis, sans connaître peronne ici, que je vais bien m´amuser cet après-midi.
Alors pour passer le temps, je me mis à jeter un coup d´oeil sur le reste du journal. Un titre bizarre me frappa dans la première page: “Les raisons d´obéir”. Dame! Pourquoi...? A qui...?
Je me mis à le lire. C´etait une curieuse jérémiade. L´auteur se plaignait amèrement que personne ne voulait plus en France obéir au Maréchal. C´était embêtant! C´est entendu, les créatures les plus désobeissantes étaient des communistes, les gaullistes, les cambrioleurs des mariés et les terroristes.
Mais “les raisons d´obéir” n´étaient pas adressées à ceux-ci. Contre ceux-ci, il fallait user d´autres arguments... Ces arguments ne seraient peut-être pas en rapport avec la recente offrande du maréchal Petain à St. Jacques de Compostèle...?
-         Ça y est – me dis-je, inspiré subitement. Mais St. Jacques Matamore, alors que les chrétiens étaient sérieusement compromis dans un combat par terres espagnoles, ne se présenta-t-il pas à l´improviste, chevauchant un coursier et commença à couper à droite et à gauche des têtes d´infidèles...?
Pourquoi ne pourrait-il pas apparaître aujourd´hui à Grenoble, à Lyon ou à Paris; et commencer à repartir des coups de glaive aux communistes et aux gaullistes, aux cambriolerus de mairies et aux terroristes...?
La lecture de cet article mit en fuite le cafard qui voulait s´emparer de moi. Avant de quitter l´établissement, je demandai à un garçon de café, pour m´en assurer mieux:
-         Dites-moi, Monsieur, s´il vous plait; n´y a-t-il, ce soir, aucun spectacle...?
-         Non, Monsieur. C´est-à-dire, un cinéma donne ce soir une seance: le Royal. Mais pour les allemands seulement. Alors... Alors rien à faire. En effet, en passant peu après par la Grande Rue, je remarquai à l´entrée du Royal un placard qui disait: “Soldatenkins”, et j´aperçus sur les murs du vestibule de nombreuses vues cinématographiques du fils qu´on allait passer ce soir. En arrivant au quai Henri IV, l´echo d´un haut-parleur frappa tout à coup mes oreilles. Ils tranmettait “La chanson de Juanito”, un tanto en vogue, et il sortait d´un bar, portant ce titre en caractères criards: “Tout va bien”. Sans doute l´établissement avait été ouvert à l´époque joyeuse où dans toute la France on chantait le refrain:
-         Tout va très bien,
Madame la Marquise...
Mais à présent, le titre était devenu un véritable sarcasme. Il suffisait de franchir la porte du café, pour se rendre compte inmédiatement que tout n´allait pas pour le mieux même dans la maison du “Tout va bien”. Le haut-parleur sonnait aussi creuxque dans l´église de St. Jacques. Malgré le titre opotimiste de la maison, on voyait qu´à Dieppe, personne ne marchait bien à cette époque: ni le bon Dieu ni le Diable.
En tout cas, quelque diablesse un peu veinarde. Par exemple, près de la porte d´entrée, il y avait une jeune fille, plutôt, qui buvait et fumait sans arrêt. Bien entendu, pas à ses frais, mais au dépens d´un pauvre cornichon qui elle avait à son côté. Cela me porta à rectifier sur le champ une ancienne opinion que j´appris autrefois.
En effet, quand j´étais un jouvenceau, je lus – je ne sais pas où – que l´animal le plus intelligent de la création est le chat; non seulement parce qu´il a resolu le problème de vivre sans travailler, mais parce qu´il l´a en outre résolu par le procédé de la chasse des souris, ce qui devient pour lui un véritable amusement. Eh bien, à la vue de cette jeune fille, je compris par la suite qu´il y a d´autres animaux dans la création beaucoup plus intelligents que les chats; à savoir, certaines “chattes” qui se donnent une vie infiniment plus agréable, jouant avec des pauvres cornichons...
Tandis que j´était abîmé dans ces profondes considérations – dignes de la “Philosophie d´un chat” d´Hippolyte Taine - , deux clientes qui venaient d´entrer, s´assirent à mon côté. Avec une grande surprise et joie je remarquai tout de suite qu´ils commençaient à parler en espagnol.
Alors je les interrompis à brûle-pourpoint dans notre langue:
-         Excusez-moi. Vous êtres les premiers et les uniques espagnols que j´ai trouvés à Dieppe, je m´ennuie ici affreusement, et si vous ne voyez pas d´inconvenient, je serais heureux de passer avec vous ce soir.
-         Inconvenient? Pas du tout. Au contraire: avec plaisir.
-         Réfugiés...?
-         Oui.
-         Et moi aussi. Magnifique!
-         De quelle province?
-         Moi d´Almerie . me dit l´un.
-         Et moi d´Asturies – ajouta l´autre [13].
-         Dame! Les extrêmes se touchent.
On commença à bavarder sur tout sujet: sur Dieppe, sur la France, sur la guerre, sur la situation politique espagnole, sur notre vie d´aventures, etc., etc.
Entre temps, le haut-parleur continuait à vociférer et la jeune fille intelligente continuait à engloutir du “Calvados” et à jeter bouffées de fumée.
            Au bout d´une heure de bavardage, l´asturien proposa:
-         Voulez-vous que nous fassions une petite promenade?
-         Mais oui; c´est bien pensé.
On paya l´addition et on quitta le café “Tout va bien”.
Bordant l´Avant-Port et le Chenals, mes compatriotes m´emmenèrent jusqu´à l´extremité N. E. de la ville. C´est le quartier du port. Il était presque tout démoli et, naturellement, presque tout écrasé.
-         L´aviation? – leur demandai-je.
-         Mais oui, le bombardement du 19 Août 1942.
-         Ah! lors de la tentative de débarquement anglais?
-         En effet. Mais à partir de cette date, plus de bombardements.
-         Et ces édifices écroulés que j´ai remarqués ce matin aux environs de St. Jacques...?
-         Ah! ça, ça... c´est une autre histoire [14].
Ils me la contèrent par la suite. Entre-temps, nous avions traversé la petite Place du Hable et nous commençames à croiser des ruelles aux noms pittoresques. Par exemple, une de celles-ci s´appelle la rue des Bonnes Femmes, débouchant directement sur la Place de l´Enfer.
-         Mon vieux! – dis-je à mes compatriotes en ton blagueur. Si les bonnes femmes de Dieppe conduisent directement à l´enfer, les méchantes où, diable, conduiront-elles...? En entrant dans la rue Desceliers, ils m´arrêtèrent à la hauteur de la rue Bethencourt pour me montrer un bâtiment en ruines, portant les nº 81-82-83.
-         Par ici – me dit l´asturien – les anglais essayèrent de frayer un passage aux tanks.
-         Mais on voit qu´ils ne réussirent pas.
-         En effet. Et c´est peut-être pour cela que l´opération échoua. Ah! si les tanks avaient réussi à avancer... Tu sais, les canadiens s´étaient déjà emparés de cette rue.
-         Alors le combat dut être un peu dur.
-         Assez. On passa un mauvai moment.
-         Et pourquoi les tanks n´entrèrent-ils pas en action...?
-         Parce que les chenilles ne pouvaient pas glisser sur le sable de la plage.
Au fond de la rue Desceliers se trouve la Manufacture Nationale de Tabacs. L´édifice était complètement ruiné [15].
-         Et ça? – dis-je à mes compatriotes. Est-ce aussi un reliquat du débarquement...?
-         Mais oui: on le détruisit aussi pour le passage des tanks.
-         Et qui fuma tout le tabac qu´il y avait?
-         Mon vieux, tu questionnes plus qu´un reporter. Je ne sais pas.
Face au squelette de la Manufacture de Tabacs se trouvait le Café Normandy´.
-         Tu ne connais pas ce café? – me dit l´almérien.
-         Mais non.
-         Entrons donc. Ça te fera plaisir. Il y a un bon orchestre.
Nous franchîmes la porte. Il était comblé. Des militaires allemands pour la plupart. Ah! et des jeunes filles, amies des allemands. A Dieppe, comme partout, les femmes étaient de véritables “collaboratrices”. Pas toutes les femmes, c´est entendu. Mais suffisamment pour qu´une coiffeuse amie s´écriât un jour ingenument, en lisant une information sur la Corse, d´après laquelle on y avait tondu toutes les femmes qui avaient eu des relations avec les allemands.
-         Mon Dieu! Si après la guerre se généralise en France le procédé, nous serons ruinées, moi et toutes mes collègues...
L´orquestre du Normandy´s se bornait à quatre musiciens: un piano, un jazz-badnd, un accordeon et un violon-trompette. Ils jouaient souvent et assez bien; mais ils faisaient aussi trop de quêtes parmi les clients de l´établissement. Parce que ce n´était pas celui-ci qui payait l´orchestre, mais le public. Les serveuses du café vivaient-elles à leur tour des pourboires...? Une de celles-ci plaisait beaucoup à mon compatriote asturien. C´était une jeune fille petite et mince, au minois assez sympathique, portant une robe lilas. Comme j´aime assez la musique frivole – et la classique aussi -, je passai au Normandy´s un beau moment. A mon côté s´était assise une jeune fille qui ne faisait que suivre de ses jambes le rythme de la musique. Si j´avais pu satisfaire avec elle l´envie que je ressentais moi-aussi de anser, mon bonheur aurait été complet. Mais le Normandy´s, malgré son jazz-band, était un café sérieux, comme celui des Tribunaux. Sans doute par contagion de son ornamentantion sombre. Ou par l´ambiance de guerre qu´on y respirait.
Du Normandy´s nous passâmes encore à la brasserie avoisinante du Kursaal. Mais ici le panorama changeait complètemen. Des jeunes gens et des jeunes filles pour la plupart. Plus de sérieux. Du sans-gêne, de la gaieté et du brouhaha.
Deux garçons habillés d´une blouse jaune y jouaient. L´un pressait une accordeon et l´autre tapati sur un jazz. Là, je rencontrai à nouveau la jeune fille “intelligente” du “Tout va bien.”
      Bien entendu, elle continuait à boire et à fumer à son gré aux dépens d´autre jeunes gens. De temps à autre elle se levait accompagnée d´un gars et disparaissait pendant quelques moments.
-         Mais cette hirondelle où s´envole-t-elle à chaque instant, accompagnée d´un garçon différent...? – demandai-je à mes compatriotes non sans malice.
-         Bah! ils vont dnaser au couloir des W.C.
En effet, faute d´un autre endroit mieux parfumé, les jeunes gens du Kursaal rendaient culte à Terpsichore à côté des urinoirs. C´était amusant.
Vers 7 heures 30 nous quittâmes définitivement la rue Duquesne.
-         Connaissez-vous un restaurant, pas loin d´ici, pour aller dîner inmédiatement? – demandai-je à mes compatriotes au moment de nous séparer.
-         Mais oui – me dit l´almérien. Au fond de la rue du Boeuf, tu en trouveras un qui n´est pas mal.
Je me rendis par la suite à cet endroit. Mais aussitôt la porte franchie, je ne pus m´empêcher de m´écrier:
-         Caramba! que, diable, entends l´almérien par un restaurant pas mal...?
C´était un pauvre local, occupé par quelques tables et bancs, tout à fait nus et usés, sans le moindre atour d´une salle à manger. Devant cette surprise inattendue, je restai un moment en suspens, sans savoir si je devais me resigner ou prendre la fuite immédiatement. Mais quand j´étais déjà en train de m´asseoir, quoique à contre-coeur, je remarquai un jeune homme qui allait prendre aussi une place à mon côté et qui déposait sur le banc un journal, montrant les flèches de la Phalange. Sans doute, il s´agissait de “l´Hogar español”, un hebdomadaire franquiste de Paris, soutenu par l´Ambassade. Mais je ne m´arrêtai pas pour le vérifier. Je bondis automatiquement et je filai à l´anglaise, sans souffler mot. Par la suite, j´entrai dans un autre établissement que j´avais déjà remarqué aux environs de St. Jacques. Là je pus enfin dîner assez bien et tranquillement, quoique aussi un peu trop cher. Sans doute on me prit pour un allemand. Parce que, vous savez, à Dieppe, comme partout, on faisait aux allemands des prix “spéciaux”. Un beau jour je m´approchai du petit marché matinal de St. Jacques pour acheter des pommes. Devant moi, un officier allemand demanda trois kgs.
-         Combien, Madame?
-         120 francs.
L´officier paya et s´en alla.
A mon tour, je lui demandai un kilo.
-         Mais pas à 40 francs, Madame. C´est trop cher. Je ne suis pas allemand – me hâtai-je de la prévenir.
-         Oh! non. Pour vous le prix courant: 30 francs.
Puis elle ajouta en ton confidentiel:
-         Mais ces cochons, qu´ils payent bien. Au bout du compte, ils payent avec notre argent...
Au restaurant dînaient justement avec moi un soldat allemand et un chef allemand de chantier, accompagnée de sa maîtresse – une jeune fille blonde de la classe des “intelligentes”.- La poule avait un nez en crochet. Mais elle maniait surtout le crochet pour vider le portefeuille de l´allemand. Le dîner coûta au chef de chantier 800 francs; c´est-à-dire, la valeur de 111 jours de travail d´un manoeuvre de sa firme. Décidement la jeune fille était très intelligente.
Mon repas fini, je me hâtai de gagner par la suite la caserne Duquesne. Il me fallait entrer pour 21 heures 30, sous peine de dormir à la belle étoile. Quand j´arrivai au dortoir, Lahdiri  Saïd – un garçon algérien, musulman fanatique – expliquait, comme d´habitude, à ses compatriotes de surates du Coran. Moi, pour me mettre à ton avec les fils du Prophète, je m´endormis rêvant à ses houris...
Et voilà tout ce qui m´est arrivé à Dieppe ce dimanche d´octobre de l´an de disgrâces 1943.
Pas grand-chose, n´est-ce pas? Que voulez-vous? La vie dans le port normand était en ce temps aussi calme, plate et monotone que dans la vallée d´Andorre. Le plus drôle est qu´à l´intérieur de la France, 98 % des citoyens croyaient aveuglement que l´existence sur les villes cotières était tragique. Et pas du tout. Certainement, il y avait toujours un danger positif et imminent; mais où n´y en avait-il point en ce moment...?
      Justement en ce dimanche automnal était déjà sous presse un avis à la population dieppoise, portant ce titre inquiétant: “Evacuation Générale Eventuelle”. Des dispositions n´étaient pas très rassurantes. Voici le texte de quelques-unes:
1)     En présence d´événements militaires éventuels, l´Autorité allemande se réserve le droit d´ordonner l´évacuation de Dieppe et Neuville-les-Dieppe, de jour ou de nuit.
2)     Le délai d´évacuation sera fixé suivant les circonstances, mais peut-être très court.
3)     Pendant les cinq heures, très exactement, qui suivront l´ordre d´évacuation, les évacués pourront se rendre par toutes les routes de sortie à leur résidence habituelle de réfuge...
4)     Les évacués ne devront emporter qu´un bagage à main, deux jours de vivres, une couverture, un verre et un couvert...”
Quand le mardi suivant, l´avis fut publié par “La Vigie de Dieppe”, je demandai à une femme de la localité:
-         Que pensez-vous de cet avis, Madame?
-         Bah! ça n´a pas d´importance, Monsieur. Il fait déjà le quatrième ou cinquième de la série.
On voit donc que les dieppois prenaient la chose philosophiquement. Les périls les plus serieux ne réussissaient pas à troubler la paix de Dieppe.
Par contre, au-dela du Pollet, le monde était plus agité. En lisant le lendemain le “Journal de Rouen” – “le grand quotidien normand fonde ne 1762”, comme il s´annonce pompeusement – j´appris, par exemple, que l´avocat général près la Cour d´Appel à Toulouse, Monsieur Lespinasse, avait été assassiné de cinq coups de revolver; que les allemands venaient d´évacuer complètement la presqu´île de Taman; que le dernier Conseil de Ministres français s´était sérieusement préoccupé du maintien de l´ordre;
ah! et que Madame Barbara de Perusse des Cars venait d´être condamnée par le tribunal correctionnel de Nice à payer 5000 francs d´amende. Motif? Avoir fait arrêter un express pour prendre un “toutou” qu´elle avait oublié à la gare de Vichy...
Sera-t-il besoin de remarquer que la nouvelle qui me frappa le plus, fut le forfait inoui de la sentence du Tribunal de Nice...? Pauvre Madame Barbara de Perusse des Cars! Quelle barbarie! - m´exclamai-je. Si j´avais été un citoyen français, j´aurais écrit au magistrat niçois:
-         Mais vous êtes un parfait animal, Mr! 5000 francs d´amende pour arrêter une charrette de la S. N. C. F.! Quelle atrocité! N´avez-vous jamais lu l´Ecriture Sainte...? Et bien, rappelez-vous que Josué arrêta le soleil même pour exterminer les assiegeants de Gabaon, et pourtan le b on Dieu le trouva bon.
Croyez-vous, chétif pingouin,que sauver la vie précieuse d´un toutou ne vaut du moins autant qu´égorger quelques milliers de pauvres diables...?












[1] Nous avons emprunté la plupart des renseignements historiques concernant Dieppe à l´excellent ouvrage de Monsieur André Boudier “Dieppe et la région à travers les âges” (Dieppe, 1938). Du reste, la bibliographie sur l´importante ville normande est relativement abondante, Dieppe ayant eu la chance d´éveiller de bonne heure la curiosité des érudits de la localité et de la région. Entre le prêtre David Asseline (1619-1703), auteur des “Antiquités et Chroniques de la ville de Dieppe” et l´instituteur Boudier, la liste des chroniqueurs de Dieppe est assez nourrie. Il suffit de rappeler les noms de Guibert, Vitet, Bouteiller, Vasselin, Cochet, Lebas, Feret, etc., etc.

[2] Lehan Ango naquit à Dieppe versw 1480. Il devint Vicomte, Gouverneur et Capitaine de Dieppe jusqu´à sa mort, survenue vers 1551. Le célèbre armateur–corsaire fut à son époque une vraie puissance. Une fois il alla jusqu´à entreprendre une guerre personnelle de représailles contre le Roi de Portugal. Celui-ci, se voyant sérieusement menancé dans les Açores par dix navires dieppois, dut accepter les conditions de l´armateur.
D´ailleurs, Ango rendit de grands services à François I qui le visita dans sa maison en 1532. Il favorisa avec enthousiasme les découvertes géographiques et c´est sur deux de ses navires, le “Sacre” et la “Pensée” que les frères Jean et Raoul Parmentier parvinrent en 1529 à Madagascar et à Sumatra. Ango fut enfin le mécène de la ville, faisant venir d´Italie les artistes les plus habiles qui parèrent Dieppe de beaux monuments de la Renaissance. La ville a témoigné, du reste, sa reconnaissance à son illustre gouverneur, consacrant à sa mémoire une rue, un parc, un collège, une statue dans la Chambre de Commerce et une belle inscription dans l´église de St. Jacques où il est inhumé.
[3]  Abraham Duquesne naquit à Dieppe en 1610 et mourut à Paris en 1688. A 18 ans il commanda déjà un vaisseau au siège de la Rochelle. Sa carrière militaire est une série de brillantes victoires sur les flottes anglaise, hollandaise et espagnole. Sa campagne la plus mémorable est la lutte livrée contre Ruyter pendant la guerre de Hollande. Le monument à Duquesne sur la Place Nationale de Dieppe fut inauguré en 1844.
[4] Parmi les riches objets qui constituent le trésor de St. Jacques de Compostelle, figure un présent de Louis XI de France.
[5] Le fougueux montagnard L. Albitte naquit à Dieppe en 1761. Il était avocat. Député à la Législative, il fit partie du Comité Militaire de l´Assemblée et décida l´accès des soldats méritants aux différents grandes. Il prit une grande part à l´insurrection du 10 Août et fut l´un des 12 commissaires chargés de presser la levée extraordinaire de 30.000 volontaires et de désarmer les suspects. Député également à la Convention, il demanda la vente des biens des émigrés et nota la mort du Roi sans appel. En 1793 il fut président du Club des Jacobins et commissaire de la Convention près de l´Armée des Alpes et d´Italie. Il contribua énergiquement à juguler les revoltes de Lyon, Marseille et Toulon et prit une grande part à l´insurrection jacobinedu Premier Prairicial. Condamné à mort et amnisityié, il assista comme capitaine de chasseurs et adjudant général aux campagnes de Napoleon, mourant de froid et de faim dans la retraite de Russie en 1812.
[6] Les allemands occupèrent aussi Dieppe pendant la guerre du 70. Cette occupation qui dura seulement 174 jours et coûta à la ville 804.410 francs, fut – paraît-il – un peu plus mouvementée que celle du 1940-44. Le sous-préfet et un conseiller munipal furent enumérés comme otages à Rouen, à la suite de quelques incidents. Par contre, pendant la dernière occupation, les prisonniers dieppois en Allemagne furent libérés en Septembre 1942, pour l´attitude calme de la population, lors de la tentative de débarquement anglais du 19 Août de la même année. Pendant l´automne 1943, le hasard me fit justement connaître, en travaillant comme manoeuvre, sur un chantier de Neufchatel-en-Bray, un de ceds anciens prisonniers. C´était un brave garçon du Pollet, appelé Jean Letourneur.

[7] Pierre Desceliers, appelé le père de l´hydrographie, fut le premier qui executa en France des cartes marines. Ses fameux planisphères datent de 1543, 1546, 1550 et 1553. Il était né à Arques, mais il professait l´hydrogrhie à Dieppe. A cette époque, Dieppe était un grand centre de géographes et de navigateurs ou la “cité” sainte de la Géographie, “selon l´expression de Reclus. Ses cartographes, les quadranniers et les navigateurs y étaient nombreux. Citons encore parmi les premiers Nicolas Desliers, Jean Roze, Jacques de Vau de Calye, Guillaume Le Vasseur, Jena de Clamorgan et Pierre Crignon, auteur de la “Perle de la Cosmographie” (1534). Quant aux “quadranniers”, les plus renommés étaient David Postel, Mathieu Berville, Ephraim et Jacques Senecal et surtour Gabriel et Charles Bloud à qui on doit l´opuscule, “Usage de l´Horloge ou Quadran azimutal”, construit par eux-mêmes. A côté de ceds théoriciens étaient les hommes d´action, c´est-à-dire, les navigateurs. Figurent parmi les plus célèbres: Thomas Aubert qui remonta le St. Laurent, colonisa le Canada et explora Terre-Neuve en 1508; les frères Parmentier qui explorèrent Madagascar et Sumatra en 1529; Jean Ribault qui établit un fort en Floride en 1562, et fut massacré non loin du détroit de Bakama en 1564; et enfin, Giovanni Verrazzano, florentin habitant Dieppe qui reconnut le fleuve l´Hadson et explora les côtes du Canada en 1523, et fut tué par les cannibales antillains en 1528.
[8] La première Ecole officielle d´Hydrographie de Dieppe fut créée en 1665. Son premier directeur fut le prêtre Guillaume Denys, nommé par le ministre Colbert.
[9] L´église de N. D. du Pollet fut fermée au culte par les allemands le 12 Novembre 1943.
[10] Le territoire de Dieppe passa pour la première fois sous la dépendance des rois d´Angleterre, à la suite de la conquête de ce royaume par le Duc Guillaume de Normandie en 1066. En 1197 Richard Coeur de Lion le céda à l´Archeveque de Rouen. Il redevint français en 1203, quand Phlippe-Auguste confisqua la Normandie à Jean-Sans-Terre. Dieppe tomba quand même à nouveau sous la domination anglaise au début de 1420, à la suite de la capitulation de Rouen devant l´armée d´Henri V. Enfin, Charles des Marets l´enleva pour toujours aux anglais en 1435. La dernière tentative britannique pour reprendre Dieppe n´aboutit qu´à la prise du Pollet en 1442; mais les anglais en furent chassés définitivement par le futur Louis XI en 1443.
[12] Le temple actuel de St Remy remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Il y eut pourtant une église primitive St. Remy, près de la Forteresse, bâtie au XIIIe siècle
[13] Ils s´appelaient Gabriel López et Fernando Fernández et habitaient au nº 112 de la Grande Rue.
[14] En effet, Dieppe fut aussi bombardée le 18 avril – dimanche de Rameaux – 1943. Ce bombardement démolit quelques maisons et occasionna 20 tués et 30 blessés. D´après la version de la population civile de Dieppe, ce furent les avions de la Luftwaffe même les auteurs de ce méfait. Je ne sais pas. Toutefois la chose me paraît vraisemblable. A quoi bon allaient les allemands bombarder une ville, occupée pacifiquement par eux-mêmes? Pour inoculer aux dieppois l´anglophobie, en attribuant le forfait à la RAF? Mais les dieppois, comme la plupart des français, étaient alors bien immunisés contre ce virus. D´autre part, n´était-il parafaitement otieux d´attribuer à la RAF un bombardement fictif, alors qu´elle faisait journellement en France plus d´un bombardement réel...?
[15]  Depuis le Xve siècle, le tabac a été unedes principales industries de Dieppe. La première manufacture dieppois date de 1684. L´actuelle remonte à 1729; mais l´édifice fut presque entièrement rebâti en 1853. La Manufacture de Tabacs de Dieppe connut son époque d´apogée vers 1870. Alors elle employait 1.400 ouvriers dont 1.330 femmes par an et produisait pour plus de 10 millions de francs de tabac. A la veille de la guerre du 40, le personnel et la production avaient descendu à moins de la moitié. 



PLUIE

A Mademoiselle Paulette Guichard 

Bouelles, le 30 Novembre 1943

Il pleuvait, il pleuvait continuellement, ennuyeusement, implacablement.

Depuis trois jours, il ne cessait pas de pleuvoir.
En Normandie il pleut très fréquemment.
La Normandie est une pleureuse.
Le ciel normand est un lacrymatoire
Pendant cette pleine lune de Novembre, le lacrymatoire s´était cassé et les larmes ne cessaient pas de se répandre sur le paysage…
C´était désespérant
et monotone,
et triste
Comme le ciel normand
Un ciel d´acier
Plutôt, de plomb
Et comme celui-ci, pesant et gris
Il pesait sur mon cœur, comme une dalle sépulcrale.
Je me trouvais justement enterré
Enterré vif
A Bouelles
Dans un pauvre logis
Chez de pauvres paysans
C´était un dimanche.
Dans la cuisine de mes humbles hôtes, il y avait un petit oiseau, enfermé
dans une cage misérable.
Il était mon image.
Comme lui, je ne faisais que voltiger étourdiment entre les murs de ma prison.
A chaque moment, je regardais à travers les vitres des croisées pour scruter le ciel. Mais le ciel continuait toujours fermé.
Et hostile.
Et noirâtre.

Il pleuvait, il pleuvait continuellement, ennuyeusement, implacablement.

Pour ne pas me laisser abattre tout à fait par le cafard, je pris en main un livre infantile
C´était de Paulette
Paulette était la fille de mes patrons
Et le livre était une édition illustrée des fables de La Fontaine
Je l´ouvris.
Le Loup et l´Agneau
«La raison du plus fort est toujours la meilleure… »
La meilleure… ?
Fameux moraliste!
Non ; la plus forte.
Plutôt, l´anti-raison.
C´est-à-dire, la force.
Mais y n´y a-t-il pas moyen d´empêcher que le loup continue toujours à manger tranquillement l´agneau… ?
La Fontaine ne pensa pas à cela.
Il n´était pas un révolutionnaire.
Il était un conservateur.
Mais oui : un conservateur de l´ordre établi.
Et l´ordre établi par le loup est que les loups mangent tranquillement les agneaux.
N´est-ce pas ?
Le Corbeau et le Renard
…. Mon bon Monsieur
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l´écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute
Sans doute.
La Fontaine le savait par expérience.
Pourtant… comment pourraient se remonter quelques ballons humains prétentieux, mais creux, si ce n´était par l´encens des flagorneurs… ?
Le Heron
« Ne soyons pas si difficiles.
Les plus accommodants ce sont les plus habiles… »
Les plus habiles… ?
Peut-être.
Et assurément les plus indignes.
Mais … qui sait si La Fontaine n´a pas tort ! Au bout de compte, la dignité
à quoi sert-elle… ?
Très souvent, à rien de positif.
Soyez toujours une bonne digne et vous finirez comme le héron.
Avalant des limaçons…
Si j´avais su être accommodant, me trouverais-je à Bouelles en ce moment ?
Menerais-je cette existence misérable… ?
Mais non. J´aurais toujours le ventre rassasié et traînerais une jolie livrée.
Avec des flèches et un jour comme emblème[1].
Le joug des taureaux domestiques.
Le joug des bœufs gras, cornus et castrés…
Mais je n´ai pas tempérament de bœuf…
Tandis que je m´abîmais dans ce genre de réflexions, la pluie continuait à faufiler de ses aiguilles le lourd manteau de la mélancolie.

Il pleuvait, il pleuvait continuellement, ennuyeusement, implacablement.

Je laissai de côté La Fontaine.
La philosophie de viveur sans scrupules, au lieu de me distraire, m´avait irrité.
Le cafard continuait à graviter sur moi,
J´avais une humeur de tous les diables.
Enfin, aux débuts de l´après-midi, la pluie s´arrêta.
C´était une trève.
Rien qu´une petite trève.
Je la saisis pour me promener un moment en compagnie de Paulette.
La tendre fillette était l´unique amie que j´avais dans l´endroit et elle aimait beaucoup que je l´emmenasse avec moi les dimanches.
Je pris un chapeau marron et une pèlerine bleue de réfugié.
Elle noua à son cou un mouchoir rouge coquelicot et se coiffa d´un béret de la même couleur.
Nous sortîmes à la route de Beauvais. Le ciel était un nimbus immense, gros de pluie ?
Mais oui, il allait encore pleuvoir.
Et bientôt.
Pourtant nous continuâmes, notre promenade.
La route goudronnée et détrempée luisait comme un ruban de satin noir.
Par le chemin, je questionnai à Paulette sur ses leçons écolières.
Elle me parla de Pierre l´Ermite, des ports français de la Méditerranée et des propriétés de l´oxygène.
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Saint-Saire (Normandie)
A l´entrée de Saint Saire, la pluie recommença. Nous nous réfugiâmes dans un café.
Il se nommait le Café du Progrès.
Le Progrès… ? – commençai-je à réfléchir accoudé sur une table. Joli sarcasme… !
Est-ce que l´homme a réellement a progressé depuis la période des cavernes… ? Alors il luttait contre les animaux à coups de bâton.
À présent, il lutte contre ses semblables à coups de canon.
Voilà le progrès…
Le café était vide.
La petite fille avait les mains gourdes.
Je lui prêtai mes gants en laine.
Nous attendîmes un bon moment que la pluie cessât.
Mais en vain.

Il pleuvait, il pleuvait continuellement, ennuyeusement, implacablement.

Alors, nous se trouvait un petit dieppois.
Un pauvre réfugié.
Comme moi.
Il nous avait rejoint par la route et je lui avais invité à prendre un café pour se réchauffer.
Quand la pluie diminua, nous quittâmes le débit.
Et je pris les deux gosses sous les plis de ma pèlerine.
De cette guise, nous retournâmes à Bouelles par la route de Senarpont.
Les pauvres enfants se pelotonnaient contre moi comme deux poussins.
Des bandes de corbeaux becquetaient sur les herbages.
La pluie commença à augmenter.
Les gouttes d´eau perçaient l´horizon, comme une nuée de flèches.
Et sur l´ardoise des toits de Mesle-Hadeng, elles griffonnaient illisiblement des strophes de tristesse.
Quand nous rentrâmes à la maison, la pluie continuait encore.

Il pleuvait, il pleuvait continuellement, ennuyeusement, implacablement.

J´avais la tête lourde, l´humeur noire, les nerfs cassés.
Avec la tombée du soir, la chanson monotone de la pluie devint déchirante comme une mélopée de Semaine Sainte.
Et toutes les ombres de la nuit commencèrent à assombrir mon esprit.
Le sentiment de mon isolement, de ma détresse, de mon exil, de toute l´obscure tragédie de ma vie se fit plus vif et aigu que jamais.
J´étais en proie à la plus grave crise de mélancolie.
Pourtant, à la veillée, la petite fille eut le caprice, oh inconscience de l´enfance1, que je finisse de lui apprendre une chanson à la mode que j´avais commencé lui enseigner un autre soir.
Pour ne pas lui causer du chagrin, quoique à contre-cœur, je condescendis.
C´était une chanson triste qui rimait justement avec l´état de mon esprit.
Je me mis à chanter à mi-voix.
Je suis seul ce soir
Avec mes rêves
Je suis seul ce soir
Sans ton amour.
Le jour tombe
Ma joie s´achève,
Tout se brise
Dans mon cœur lourd…

Sans le vouloir, je commençai à traduire sur le ton toute l´angoisse qui oppressait mon cœur. Ma voix était sourde et pathétique comme une lamentation.
La pauvre gosse devina-t-elle mon état ?
Je pense que oui. Parce qu´elle se mit tout à coup à me regarder comme hypnotisée, reflétant dans son joli minois la plus vive anxiété.
Entre-temps, je continuai à fredonner :
Je suis seul ce soir
Avec mes peines…
En ce moment, un véritable éclair illumina ses prunelles claires.
C´était une apostrophe
Mais oui, je compris instantanément toute sa signification.
Cette apostrophe muette voulait dire :
-         Pourquoi êtes-vous si triste, Monsieur ? Mais non, vous n´êtes pas seul. Regardez-moi. Je vous en prie. Je suis avec vous, moi, la petite Paulette, la petite Guichard… »
Pauvre touchante enfant!
Quand la veillée fut finie, il pleuvait, il pleuvait continuellement, ennuyeusement, implacablement.
Je m´enfermai dans ma chambre, comme dans un mastaba.
Tandis que je me déshabillais, un éclair inespéré fit frisonner les rideaux des fenêtres.
Un tonnerre sourd retentit dans la nuit.
C´était l´orage.
Un orage hors saison, lointain et ténébreux, comme celui qui grondait aux souterrains de mon âme.
Mes nerfs brisés se crispèrent un moment.
Puis, je me laissai tomber lourdement sur le lit, soupirant à la façon d´un pacte maudit.
Il pleut sur mon cœur
comme sur le village
des flèches de douleur
et des foudres de rage…

[1] L´emblème de la Phalange espagnole.




AVEC KLEIST AU SQUARE GONAS

Avez-vous eu à attendre quelquefois, pendant six heures dans une gare de chemin de fer? Alors, vous pourrez vous former une idée approximative de l´ennui mortel que j´éprouvai le 29 juillet 1943, alors qu´en allant gagner Bernay, j´eus à attendre à la gare de Le Mans la formation de l´express de Rouen, depuis 4,30 de la nuit à 10,30 du matin. A une époque normale, même dans l´hypothèse peu probable de la nécessité d´une attente si longue, je me serais tiré de l´affaire de la façon la plus facile. En ce temps-là, il n´y avait qu´une solution: celle de prendre la chose philosophiquement; c´est à dire, avec résignation et sans lui accorder aucune importance. En fin du compte, la nuit était tiède et azurée, et je n´étais pas l´unique victime du service catastrophique des transports de la SNCF française. Ah!, c´était la guerre. Et ce mot abracadabrant justifiait toutes les anomalies bizarres: depuis les attentes interminables dans les salles des gares, jusqu´aux queues mêmes, plus interminables devant les boulangeries ou les débits de tabac.
Justement toutes les salles d´ attente de l´importante gare de Le Mans était en cette nuit comblée de voyageurs… Alors que faire ? Rester debout les six heures d´attente, mon Dieu, que la blague était un peu trop lourde. Heureusement, dans le passage souterrain des quais, je trouvai un banc, pas encore occupé tout à fait. Alors j´y pris une place pour moi et pour ma valise et penchai sur celle-ci ma tête et essayai de sommeiller comme chez moi. À mon côté une jeune femme élégante et jolie faisait pareil. Et chose rare! malgré la proximité tremblante de cette beauté, je n´eus pas une mauvaise pensée. En réalité je ne dormis presque pas. Cependant, je ne quittai mon lit (…) qu´à 7 heures du matin. Je montai au premier quai, et je pris une tasse de café. Mais j´étais plus ennuyeux qu´une huître. Pour me distraire, je ne faisais que fumer une cigarette après une autre. Un vaurien me suivait indiscrètement pour recevoir les mégots que je jetais. Au commencement, cette (…) pittoresque m´amusait. Mais elle ne tarda pas à (m´en…).
- Mon vieux ! prenez une cigarette entière, et ne me suivez plus, lui dis-je finalement.
-Excusez-moi, monsieur, fit le vaurien, mais vous savez c´est un gagne-pain.
- Comment ?, c´est votre gagne-pain, répliquai-je surpris.
- Mais, oui, je ne recueille que des mégots par plaisir, mais pour nécessité. Puis, j´en fais des cigarettes et je les vends.
- Au marché noir, c´est entendu ?
- Que voulez-vous, monsieur, c´est la guerre ! Bah, la chose n´a pas d´importance, lui dis-je. D´autres s´attaquent à la vente de notre pays et deviennent pour cela des ministres. C´est la guerre aussi, (…) -je sarcastiquement. Et dites-moi, monsieur, faites-vous beaucoup de sous avec cette affaire ?
- Phs! Pas grande chose, monsieur. Vous savez, les femmes gardent soigneusement leurs propres mégots, et beaucoup d´entre eux, ironie des types élégants,  n´ont pas honte de s´abaisser pour recueillir jusqu´en pavé les mégots des autres. Que voulez-vous, c´est la guerre, répéta-t-il une fois de plus.
-Pourtant, avant la guerre on recueillait aussi des mégots en France.
- Mais non par les français, me coupa le vaurien sur le champ.
- Ah, c´est entendu. Pas les français, c´était les réfugiés espagnols.
- Etes-vous réfugié espagnol ?, me demanda aussi.
- Oui, monsieur, pittoresque…
Alors, je lui racontai, au (…) vaurien, une anecdote assez romanesque. C´était la fin de l´été de l´an 1939, à la veille de la déclaration de guerre. Les premières compagnies de travailleurs commencèrent à sortir des camps de concentration. La faim et la misère se reflétaient pathétiquement dans les visages pâles et décharnés et dans les costumes déguenillés. Une de ces compagnies s´arrêta quelque temps à la gare de Pau. Quelques compartiments descendirent des wagons 8-40 (C´es-à-dire : 8 chevaux et 40 hommes), dans lesquels ils voyageaient et se mirent à recueillir des mégots. Les quais regorgeaient des gens élégantes et de quelques pèlerines, allant visiter la grotte de Lourdes.
Les gendarmes se jetèrent brutalement sur mes compatriotes et les obligèrent à gagner par la suite leurs wagons. Mais alors arriva l´inespéré. Une jeune femme se détacha du groupe des gens heureuses et élégantes, acheta au bureau de tabac quelques paquets et en fit cadeau à mes compatriotes.
Etait-elle une pèlerine de Lourdes cette femme ? – m´interrompit le vaurien avec ironie.
-Non, dis-je seulement, ce n´était pas une fille de la Vierge Marie, c´était simplement… une fille… française.
Tandis que je m´entretenais de cette façon avec le vaurien, je remarquai que la montre de la gare marquait déjà 9 heures. Cela voulait dire que (…) de la gare allait y revenir et que mon ennui allait enfin finir. Ainsi donc je pris congé de mon vaurien et je m´approchai du train pour acheter un journal quelconque et un livre quelconque. Alors, le titre d´un volume me frappa violemment: «La vie d´Henri de Kleist» -Dame ! Toi, ici, m´écriai-je intérieurement. Mais, que tu fais dans la gare de Le Mans, mon pauvre ami ? Va, viens avec moi, plaît-il. Je fais justement en ce moment un de ces voyages d´aventures que tu aimais éperdument, l´homme, quand tu te rendais à Vienne, avec Dahemanon. T´en souviens-tu ? Alors, j´allongeai le livre et demandai à la femme du bureau : Combien madame ? 19,50 francs. Enfin, pour 19,50 j´allais faire le reste du voyage en compagnie d´une personne intéressante. Il n´est pas beau de remarquer que j´en découpai les feuilles par la moitié et que je commencai à le lire avidement. Il me tardait tellement d´avoir des nouvelles de cet ancien ami.
La connaissance avec Henriette de Kleist remonte à l´avant-guerre espagnole. C´est grâce à Stéphane Zweig que je connus à Madrid le poète de («…»). La trilogie de celui-ci portant sur «La lutte contre le démon » me révéla la trilogie de celui-ci portant le titre de la figure inquiétante du grand poète allemand. Coïncidence frappante ! Quelques années après, Stéphane Zweig se rendait à Rio de Janeiro avec une femme, comme Heinrich Wilhelm von Kleist s´était rendue à Berlin avec son amante. Mais « La lutte contre le démon » n´est précisément pas une biographie de Heinrich Wilhelm von Kleist, mais une peinture (…) de son drame antérieur (…) et d´accompagner parallèlement à celui des deux autres personnages de la théologie : Hölderlin et  Nietzsche. Ainsi donc le livre de Zweig m´avait appris à aimer Heinrich Wilhelm von Kleist avant même de le connaître parfaitement. Dès lors il me tardait justement d´acquérir cette connaissance. Et voilà qu´à l´improviste, un matin que je m´ennuyais mortellement, dans la gare de Le Mans, le hasard mit en mes mains une belle biographie de mon ancien et oublié ami. Devais-je remarquer que de Le Mans à Bernay, le voyage me parut aussi court qu´une petite promenade à pied… ?

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