ÍNDICE:
1.- Montaigne, penseur et écrivain, Saint-Maurice d´Ibie, 10/02/1942.
2.- Suicide, Saint-Maurice d´Ibie, 11/03/1942.
3.- Apologie du porc, Saint-Maurice d´Ibie, 4/03/1942.
4.- La plainte de la fiancée, Saint-Maurice d´Ibie, 20/04/1942.
5.- Vide, Saint-Maurice d´Ibie, 23/06/1942.
6.- N´écoutez pas mesdames, 30/06/1942
2.- Suicide, Saint-Maurice d´Ibie, 11/03/1942.
3.- Apologie du porc, Saint-Maurice d´Ibie, 4/03/1942.
4.- La plainte de la fiancée, Saint-Maurice d´Ibie, 20/04/1942.
5.- Vide, Saint-Maurice d´Ibie, 23/06/1942.
6.- N´écoutez pas mesdames, 30/06/1942
7.- Le message de l´art, Saint-Maurice d´Ibie. 13/09/1942
8.- Perseo, Saint-Maurice d´Ibie, 25/10/1942
9.- La Grotte de "Barre-tu", Saint-Maurice d´Ibie, 26/12/1942.
8.- Perseo, Saint-Maurice d´Ibie, 25/10/1942
9.- La Grotte de "Barre-tu", Saint-Maurice d´Ibie, 26/12/1942.
MONTAIGNE, PENSEUR
ET ECRIVAIN
Saint-Maurice
d´Ibie, 10 de Enero de 1942
Montesquieu a écrit à propos de l´auteur des “Essais”: “Dans la plupart des auteurs je vois l´homme
qui écrit, dans Montaigne je vois l´homme qui pense.”
Voilà une
phrase un peu équivoque qui se prête à de diverses interprétations, toutes elles, d´ailleurs,
très discutables. Voyons.
Que
veut signifier l´auteur des “Lettres persanes” par cette phrase? Que dans la
plupart des auteurs -français, c´est
entendu– il voit simplement l´écrivain,
c´est-à-dire, le styliste, l´homme qui manie plus ou moins adroitement la
langue, l´homme de lettres dans le sens strict, le littérateur, tandis que dans
Montaigne il voit tout simplement le penseur, l´homme qui exprime des idées
plus ou moins élevées ou profondes sur la vie, sur l´éducation, sur les moeurs,
sur la nature humaine, enfin, sur les problèmes qui ont agité toujours la conscience
humaine, depuis Thalès de Milet à Monsieur Henri Bergson..? Peut-il dire le philosophe du
XVIIIème siècle que dans la philosophie
du XVème siècle il se borne à regarder le fond et pas la forme, la pensée et pas l´expression..?
Voilà une première
interprétation. Probablement, la vraie.
Une deuxième. Veut-il signifier Montesquieu que dans la plupart des auteurs français, il voit seulement l´homme
qui écrit, c´est-à-dire, l´individu qui chante, raconte, observe ou raisonne,
d´accord ou en désaccord avec son caractère et surtout avec ses actes, avec sa
conduite courante dans la vie, tandis que dans Montaigne il fait abstraction de
l´homme particulier, de l´homme historique et même de l´homme littérateur, pour
n´y voir que l´homme généreux, c´est-à-dire, le philosophe et son idéologie..?
Veut-il dire Montesquieu que dans l´auteur des “Essais”,
il voit exclusivement l´auteur des “Essais”, c´est-à-dire, l´idéologue,
abstraction faite de l´homme et du littérateur..?
Voilà une autre
interprétation toute différente. Bien
entendu, cette dernière interprétation
correspond justement à l´attitude vulgaire et générale. La plupart en effet
connaît exclusivement l´homme célèbre, mais pas l´homme tout court; c´est-à-dire , il connaît ses
oeuvres, pas sa vie. D´où la plupart aussi ne le comprend pas non plus
exactement. Pourquoi? Parce que l´homme explique l´oeuvre. La pensée est une façon de
l´existence. Cogito; ergo sum. Certes, l´oeuvre
peut être magnifique, et l´homme méprisable. C´est précisément le cas d´une
grande partie des écrivains français. Depuis Villon, le malandrin, à Verlaine,
l´ivrogne. Mais en tout cas, l´oeuvre d´art ou la pensée scientifique ne sont
pas précisément le produit immédiat de l « homo moralis », mais tout simplement le produit direct de l´homo.
C´est pour cela qu´il faut connaître
l´homme, pour comprendre exactement son oeuvre. Et si cela est vrai pour le
penseur et l´artiste en général, dans le cas spécial de Montaigne, ça devient d´une certitude et d´une nécessité
absolues. Pourquoi? Parce que la partie fondamentale de l´oeuvre de Montaigne
se réduit justement à une étude de son moi. Et non précisément du moi qui
pense, mais du moi que sent, du moi qui
veut, du moi qui mange, du moi qui dort, même du moi qui souffre de la
colique..! Le moi est le protagoniste des “Essais”.
C´est pour cela que nous ne voulons plus insister sur
cette dernière interprétation.
Montesquieu avait trop de talent pour ne pas séparer dans Montaigne l´homme et
le penseur, pour ne pas faire abstraction de celui-là et regarder seulement celui-ci. D´où nous allons
nous tenir exclusivement à la première interprétation: c´est-à-dire, pour
l´auteur de “L´Esprit des lois”, c´est le
Montaigne penseur qui compte, pas le Montaigne écrivain.
A-t-il raison..? A-t-il
tort..? Voyons.
D´abord préférer le penseur au littérateur veut dire
simplement que l´on attache plus d´importance aux idées de Montaigne, qu´à son
style ou à la façon de les exprimer.
Bien entendu, c´est une attitude très normale chez un philosophe, comme Charles
de Secondat, que d´apprécier dans un autre philosophe, comme Michel Eyquem, la pensée
plutôt que la littérature. Chacun regarde
avec sa loupe. Tout au contraire, Sacy, s´éprendra dans Montaigne de son style; Compayré y verra notamment
l´éducateur; Alexandre Vinet, le moraliste,
etc. Examiner c´est projeter nos idées, nos goûts, même notre humeur sur les
choses exposées à notre curiosité; c´est mesurer les oeuvres des autres avec notre propre mesure. Bien entendu,
ce n´est pas toujours juste, mais c´est normal.
Certes, lorsqu´on nomme Montaigne, c´est toujours le
philosophe, le moraliste, enfin le
penseur, la première idée qui vient à l´esprit. En ce sens, Montesquieu coïncide avec l´opinion commune.
Mais en tout cas, ce qu´il faudrait
démontrer à ce sujet, c´est que cette opinion vulgaire est réellement fondée; que dans l´auteur des “Essais” le
penseur vaut en effet plus que l´écrivain, ses idées plus que sa langue. Est-il
vrai..?
D´abord, la valoration de la pensée et de la littérature
de Montaigne, comme celle de tous les
penseurs et littérateurs, on peut faire ou par rapport à son époque –valeur relative et historique– ou
par rapport à tous les temps – valeur absolue et objective– Eh bien, par
rapport à son époque, on ne saurait presque pas mettre en doute la prééminence
du penseur sur le littérateur.
Bien entendu, Montaigne est sans discussion un prosiste
de premier rang, un des grands maîtres
de la prose française. Mais à son époque, Rabelais est plus puissant, Amyot
plus riche, Estienne fils plus érudit, Calvin plus ordonné, Saint François de
Sales plus exquis et La Boétie, plus éloquent. Cependant aujourd´hui on lit plus aisément
Montaigne que la plupart des prosistes français du XVIème siècle. Certes; mais
pourquoi?
Au premier lieu, parce que les thèmes que Montaigne développe
sont toujours d´actualité pour la plupart; puis, parce que sa prose est plus
diverse et légère, a plus d´allure et de
poésie que celle de ses contemporains. Mais ça ne veut pas dire qu´il manie la
langue française et surtout qu´il la connaisse beaucoup mieux que tous les prosistes de son temps;
ça ne veut pas dire qu´il soit le meilleur littérateur de son époque.
Par contre ce qui est incontestable, c´est que la pensée
de Montaigne se hausse considérablement
sur la pensée de tous ses contemporains.
Face au dogmatisme théologique qui acharne catholiques
contre protestants et protestants contre
catholiques, Montaigne prêche la tolérance. Face au partisanisme philosophique
qui excite humanistes contre scholastiques et scholastiques contre humanistes, Montaigne
préconise un scepticisme modéré et s´écrie modestement: Mais que sais-je..? Face aux guerres religieuses et politiques, Montaigne exalte les
excellences de la paix. Face à la terreur de la
mort, Montaigne enseigne l´amour de la vie. Face à une éducation formaliste, unilaterale et brutale, Montaigne
réclame une éducation rationnelle,
intégrale et humaine. Enfin face aux troubles de la conscience et de la vie, Montaigne apprend à ses contemporains
la sagesse, la modération et l´équilibre.
Oui: par rapport à son époque, dans Montaigne, le penseur
prime sur le littérateur. Montesquieu
n´a pas tort.
Mais peut-on aussi affirmer cela par rapport à tous
les temps..? Dans l´histoire générale de la culture française la
pensée de Montaigne est-elle supérieure également à sa littérature..? Je crois
que non.
D´abord, dans le terrain philosophique, le scepticisme de
Montaigne, qui n´est pas constructif, comme celui de Descartes, mais simplement
négatif, ne vaut pas grande chose. “Le
doute est un mol oreiller pour une tête bien faite” – affirme-t-il nonchalamment. Oui:
mais il n´est pas un sain oreiller. Le
doute ne résout aucun problème. En outre, Montaigne oublie que l´homme n´est
pas exclusivement une tête, mais aussi un coeur, et une volonté; pas
exclusivement pensée, mais sentiment et action. Eh bien, le doute est un
ressort nul de l´action et du sentiment.
Mais que dire de l´épicurisme de Montaigne dans le
domain moral? Pas de sacrifice, pas de souffrance, pas
d´excès, pas de passions...
Equilibre, raffinement, modération, nonchalance. Egoïsme, en un mot. Voilà sa morale.
Va, Montaigne était le fils d´une riche juive et on
l´éveillait dans son enfance au son des
instruments de musique... Il se laissa marier à 33 ans avec mademoiselle de la Chassagne, parce qu´elle
était une riche bourgeoise qui lui apporta
7.000 livres tournois de dot...
Et alors qu´en
1585 la peste faisait 14.000 victimes dans Bordeaux, Montaigne, reclus confortablement dans son
château, refusa obstinément d´y rentrer,
malgré les prières des jurats...
“Nous ne saurions
faillir à suivre nature: le souverain précepte c´est de se conformer à elle” – écrit l´ineffable
moraliste. Et c´est clair: la Nature ne lui conseillait pas, par exemple, de s´exposer à
la contagion pesteuse pour remplir ses devoirs de premier magistrat de la ville
bordelaise. Ah! ça c´était l´affaire d´une autre dame moins indulgente: la
Conscience. Mais Montaigne ne la fréquentait guère pas..!
Mais enfin, si Montaigne n´a pas approfondi notablement dans la recherche
de la vérité ni dans l´essence du bien, il a excellé par contre éminemment à pénétrer dans la condition de la
nature de l´homme. Montaigne est avant
tout et surtout le peintre de la nature humaine. Du moins, on répète systématiquement à propos de lui ce lieu
commun, depuis Voltaire jusqu´à Emile
Faguet. Mais la prétention est un peu exagérée.
En France il y a une tendance chez les écrivains à donner
une valeur universelle à leurs idées et à les convertir en patrons de la
culture occidentale, exactement comme
l´on universalise les robes de leurs femmes et on les transforme en modèles de la mode européenne.
C´est le cas de Montagine. Malheureusement les hommes non-français ne
montrent pas la même docilité que les
femmes, et si l´on admet encore de bon gré, la souveraineté du bon goût chez la
française, on n´admet plus la souveraineté de l´intelligence chez le français. Montaigne
le peintre de l´homme..? Mais
non, malgré tous les critiques français, Montaigne n´est pas le peintre de
l´homme, mais du type d´homme: le
français. Et encore moins:
le français moyen tout simplement.
D´ailleurs ce ne saurait pas
se passer autrement. En effet, dans
l´introduction aux Essais, Montaigne
avertit au lecteur: “C´est moi qui
peins... Je suis moi-même la matière de
mon livre.” Eh, bien, Montaigne; pour son attitude spirituelle et historique devant la
vie et devant les problèmes humains,
n´est autre chose que le français moyen, le représentant le plus pur de la
mentalité moyenne française. Curieux, mais superficiel; sociable, mais égoïste,
bonhomme, mais relâché; rêveur, mais pratique; enfin, sceptique, épicurien, vain, changeant, indolent et sans
caractère. Voilà. C´est pour cela précisément
que Montaigne, avec La Fontaine, Madame Sévigné et Voltaire, ont été toujours
les enfants gâtés du public français. Comme observe avec sagacité un critique non-français, Alexandre
Vinet, “Ils sont tous les quatre, pour
les idées morales, à la taille de la majorité de leurs lecteurs; tous les
quatre, mondains, sans avoir répudié toute idée de devoir et de bienséance, habiles à nous rendre satisfaits de
nous-mêmes, nous dispensant d´efforts et de combats, ils flattent
merveilleusement notre paresse spirituelle, sans révolter le sentiment moral du grand nombre. Le moyen
de s´étonner qu´ils nous plaisent...!”
Non: à quatre siècles de distance de Montaigne, nous ne
savons plus admirer en lui, comme Montesquieu, l´homme qui pense, mais
seulement l´homme qui écrit dans
l´histoire universelle de la culture humaine, Montaigne ne reste plus, comme un
grand philosophe, mais comme un grand écrivain. Il possède effectivement en degré éminent les
qualités qui font de tout temps le charme
du lecteur. Parce qu´il a de la souplesse, de la richesse, de la variété, de la grâce et surtout, de l´imagination.
Sainte-Beuve a appelé avec raison son style
“une vraie baguette d´enchantement”. Et Sacy, abondant dans nos idées sur la pauvreté de sa philosophie et la
richesse de sa littérature, conseille: “Aimons donc Montaigne, mais encore
une fois, ne nous en vantons et ne donnons pas pour une preuve de sagesse et de
philosophie ce qui n´est tout au plus qu´une marque de bon goût.”
SUICIDE
A Elie
Schatzberger
Saint Maurice d´Ibie, le 11 Mars 1942
Manuel G.
Sesma
C´était le dernier jour de Février 1942. J´étais monté à Aubenas pour me
faire visiter par le Docteur Pargoire. Je souffrais du foie fréquemment, depuis
une année. Des conséquences de la sous-alimentation et de la disette. J´entrai
dans une librairie pour acheter le “Journal
de Genève”. La presse suisse était alors l´unique source d´information un
peu passable. Mais je n´y trouvai pas ce journal-là. Il n´en restait plus.
Alors j´y achetai “La Tribune
républicaine” de St. Etienne, un journal bourgeois et conservateur cent
pour cent, mais qui passait dans la région comme avancé.
A ce propos, je m´en souviens qu´en me trouvant hospitalisé dans la même
ville, comme je demandais un jour à un infirmier de m´acheter “La Tribune”, le pauvre homme me répondit
avec terreur: “Excusez-moi, Monsieur, mais les soeurs se fâcheraient... Je vais
vous apporter “Le Nouvelliste”, s´il vous plaît... Je haussai les épaules avec
indifférence. Ça m´était égal. Mais “La
Tribune” un journal avancé...? Quelle imbécillité! Son principal
collaborateur était L. O. Frossard, un ancien instituteur et ancien socialiste,
devenu plus tard ministre avec Paul Reynaud, et avec le maréchal Petain et en
disposition du devenir encore avec le cardinal Suchard et avec Maurice
Thorez...
Eh bien, dans la tribune de Monsieur Frossard, j´appris ce jour-là la
tragédie du “Strouma”. Le “Strouma” était un petit vapeur de 148
tonneaux qui, voyageant sous le pavillon panamien, transportait 760 israélites,
pour la plupart anciens professeurs, médecins, architectes et propriétaires,
partis clandestinement de la Roumanie, depuis quatre mois.
Arrivés à la côte turque, des avaries aux machines avaient empêché le
bateau de poursuivre sa route… Le gouvernement turc les fit réparer. Dans
l´intervalle, les 760 hommes restèrent parqués sur leur petit navire, avec l´interdiction
formelle de quitter le bord. Cela dura quatre mois. Entre-temps, des
interventions étaient faites auprès des pays susceptibles d´accueillir les
émigrants pour y débarquer. Mais aucun ne les accepta. Alors le gouvernement
turc prit la décision de refouler le “Struma” hors des eaux territoriales
turques, dans la direction d´où il était venu. Le 23 février au soir, le petit
vapeur était pris en remorque par le vapeur turc “Alendar” et, après avoir remonté le Bosphore, était abandonné à son
sort en mer Noire, à six milles de la côte. Le dénouement de la tragédie se
précipita. On apprenait en effet le lendemain que le “Strouma” était en train de couler à la suite d´une explosion. Les
émigrants, désespérés, l´avaient fait sauter eux-mêmes. De 760 passagers,
seulement une demi-douzaine fut sauvée.
Je ne suis précisément pas un ami des
israélites. Un ennemi non plus. Je n´ai pas des préjugés de race. Mais oui, je
compatis au malheur là où je le rencontre. Et le récit de l´explosion
dramatique du “Strouma” me frappa.
Quel sarcasme! Dans une planète dont tous les habitants peuvent être
parfaitement rassemblés sur une surface équivalente à celle du lac Léman, 760
hommes étaient obligés de se suicider sur les eaux de la mer, pour ne pas
trouver sur terre une parcelle où mettre les pieds...! Et tout cela dans
l´Europe civilisée après 1942 ans de civilisation chrétienne...!
Quel sarcasme et quelle honte!
Voilà un cas et une
objection, non prévus encore par les moralistes ni par les juriste qui
condamnent le suicide d´une façon absolue. “Allons, messieurs très distingués:
répondez-moi. Et quand il n´y a plus pour vous une place sur la planète...? Et
alors que quelques messieurs au nom de la race, de la religion, de l´ordre ou
d´autre mot imposant n´importe lequel, s´attribuent l´étrange droit de vous
empêcher de mettre les pieds sur la moindre parcelle de la terre.. Qu´est-ce
que vous conseillez à ces malheureux..?
Pourtant une impression plus forte m´attendait encore ce jour-là de la part
d´Israël.
Mon camarade Gil
Espinosa venait de quitter l´hôpital d´Aubenas et il m´apporta le dernier
numéros du “Journal de Genève” que
j´avais en vain cherché aux Messageries. Eh bien, dans le numéro du 25 février,
j´ai lu cette nouvelle. “Le suicide d´un écrivain. Rio de Janeiro, 24
(Exchange). On apprend que le célèbre écrivain allemand Stephan Zweig et son
épouse se sont suicidés tous les deux au moyen du gaz d´éclairage. Ils ont été
trouvés morts dans leur demeure de Petropolis, non loin de Rio de Janeiro.”
Cette nouvelle acheva de me bouleverser. Je ne pus m´endormir cette nuit-là
et, pendant quelques jours, je ne cessai de penser à ce suicide navrant.
C´était drôle. Dans un temps où les hommes tombaient chaque jour par de
dizaines de milliers sur les champs de bataille et même sur les arrières de
tous les méridiens, j´étais préoccupé par une mort volontaire d´un bourgeois
qui avait eu l´humeur de se suicider indolemment avec son épouse, par le gaz de
l´éclairage de son hôtel....! Mais oui: ce bourgeois s´appelait Stephan Zweig,
l´un des premiers écrivains de l´époque et surtout un écrivain dont j´aimais
passionnément les ouvrages. Que m´importait en ce moment le reste des
tombés...? De l´égoïsme! Sans doute. Mais le coeur humain est fait ainsi. Au
sujet du décès de sa soeur Lucile, survenu en 1804, Chateaubriand écrivit dans
ses “Mémoires”: “La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme. Que
m´importaient au moment où je perdais ma soeur, les milliers de soldats qui
tombaient sur le champ de bataille, l´écroulement des trônes et le changement
de la face du monde...?”
Et bien, la mort de Stephan Zweig atteignait aussi aux sources de mon âme. J´admirais
dans lui et l´écrivain et l´homme. L´un et l´autre se complétaient.
Le lendemain, lorsque j´entrai dans le Bureau du 160 Groupe de Travailleurs
Etrangers, je me hâtai de communiquer la nouvelle à mon copain Schatzberger.
Elie Schatzberger était un pauvre viennois, israélite et exilé, comme Stephan
Zweig. Je ressentais pour lui quelque sympathie, parce qu´il était un vieux
bonhomme dévoué, cultivé et infortuné. Il possédait une belle formation
humanistique et avait été pendant dix-huit ans, contrôleur d´assurances dans
les Compagnies les plus puissantes de Vienne: l´”Anker” et la “Phönix”. A
présent, oh! Ironie de la vie! – il balayait notre Bureau et allumait notre
poêle. Sa famille s´était dispersée aux débuts de la guerre. Sa femme et ses
deux enfants restaient en Angleterre, mais il ne connaissait même pas leur
adresse. Tout le monde ne le traitait pas avec la considération due du moins à
son âge. Bah, il était un juif! – et le pauvre vieux en souffrait profondément,
mais en silence. Un jour le questionnai sur son passé et il commença par
l´exclamation d´Enée:
“ Infandum, regina, jubes renovare dolorem [1]”
Quand je lui communiquai le suicide de Zweig, sa figure s´assombrit.
Ensuite il tira de sa barbe ronde et grise et murmura sourdement: “Si vous
saviez combien de camarades se sont également suicidés à Vienne...! Et je
devrais moi aussi avoir eu leur mâle courage...”
Ce cri éloquent échappé de son âme, me stupéfia, parce que mon pauvre
copain était un homme tout à fait pacifique. Et je me demandai ensuite quel
sentiment troublant, sinistre, hallucinant, pouvait pousser tous ces malheureux
vers le suicide.
Sans doute, le désespoir. Sans doute aussi, le complexe d´infériorité,
acquis à la suite de la poursuite européenne de leur race. Pourtant, ces
explications étaient valables pour les protagonistes du drame du “Strouma”;
mais non pour le cas de Stephan Zweig.
Pourquoi s´était-il asphyxié volontairement l´insigne écrivain...? Voilà
une énigme que j´essayai de déchiffrer.
Le suicide de Stehpan Zwig me rappela immédiatement le premier livre à lui
que j´avais lu: “La lutte contre le démon”,
une de ces trilogies magnifiques dans lesquelles il excellait comme personne.
C´est le récit de la destinée tragique du trio allemand Hölderlin, Kleist,
Nietzsche. On sait que Hölderlin et Nietzsche perdirent la raison en pleine
maturité et que H. Kleist se suicida aux 33 ans. Et bien, dans “La lutte contre le démon”, Zweig avait
fait l´apologie du suicide de Kleist. Du moins, il avait commenté cet épisode
dans les termes les plus enthousiastes. Hâtons-nous de dire que le suicide de
ce grand maudit du Destin eut en effet quelque chose de grandiose et
d´impressionnant. Son âme était un enfer. Incompris dans sa vie et dans son
oeuvre, le monde s´était fermé autour de lui comme une muraille d´acier. Sans
éditeur pour son chef-d´oeuvre “Le prince
de Hombourg”, sans emploi, même sans affection familiale, Heinrich de
Kleist s´écrasait douloureusement: “Mon
âme est tellement lacérée qu´on dirait que même les rayons du soleil me font
mal, lorsque j´ose me pencher sur la fenêtre”. C´était un “De profundis”.
Pourtant il n´était pas un lâche. Dans l´un des moments les plus durs de
son existence, il a eu aussi ces paroles superbes de courage: ”Tiens ferme, tiens comme la voûte , aux
foudres des dieux et exclame: Frappez là!”.
Et en effet, il fut bien frappé. Mais il tint bien aussi. Il tint le temps
nécessaire pour accomplir l´oeuvre qui devait l´immortaliser. Cet oeuvre
s´appelle “Le prince de Hombourg”, “Pentesilée”, “Guiskard”, “La famille
Schroffenstein”, “Hermannsschlacht”,
etc. Mais après ça, il ne fallait tenir plus. A quoi bon? Son oeuvre était pour
la postérité. Ses contemporains ne la comprenaient pas. Dans sa naissance, il
avait commis un grave tort: celui d´avancer la date. Cette société-là n´était
pas la sienne. D´où il n´y avait pas place pour lui. Que faire? Il ne lui
restait que la quitter. Et il la quitta. C´est tout. Avant, il écrivit de
chaudes lettres d´adieux à sa soeur Ulrica et à son amie Marie. En outre, le jour
même de son suicide, il composa encore “La
Litanie de la Mort”. Puis, lui et son amante, Henriette Vogel, prirent la
route de Postdam. Henriette était une jeune caissière, atteinte d´un cancer à
l´estomac. La douleur physique unie à la douleur morale. Henriette voulut
suivre Heinrich dans son voyage final. C´était le pressentiment de la gloire.
Alors, les deux amants s´embrassèrent pour la dernière fois à la prairie de
Wannsée. C´était l´adieu suprême à la Nature et à la vie. Puis, Heinrich tira
un coup de feu sur le coeur de son amie et un autre sur sa propre bouche. Les
deux amants passèrent à l´au-delà. C´était l´an 1811.
Eh bien, S. Zweig voulut lui aussi terminer son existence comme son
biographié Heinrich von Kleist...? Mais pourquoi...? Mais son cas était
justement le revers de la médaille. En face de l´homme et de l´écrivain
infortuné, représenté pathétiquement par Kleist, Zweig incarnait premièrement
l´écrivain triomphant. Célèbre à vingt-cinq ans, fêté sous tous les méridiens,
riche et amoureux de toutes les joies que lui offrait à mains pleines
l´existence, Stephan Zweig était un enfant gâté de la Fortune. Poète,
dramaturge, essayiste, romancier, historien, ses ouvrages de tout genre,
traduits aussitôt parus, dans toutes les langues du monde faisaient fureur
partout. Le public dévorait également “Les
vingt-quatre heures de la vie d´une femme” que “Fouché” ou “La brebis du
pauvre”. Voyageur infatigable pendant sa jeunesse, il avait fini dans sa
maturité pour se fixer à Salzbourg, sur le Kapuzinerberg, comme Goethe à
Weimar. Là il recevait les célébrités de tous les continents. Une demi-douzaine
d´années avant sa mort, il pouvait se vanter légitimement: “A Paris, à Berlin,
à Rome et à Prague, je puis, à la sortie de la gare, trouver chaque rue sans aucun
guide; j´ai partout des relations, des amis et des compagnons, sentiment qui me
rend plus heureux que la fierté d´avoir écrit des livres.”
Alors pourquoi cet homme riche, célèbre et heureux, finit en se suicidant
comme Von Kleist..? Un des livres les plus réussis de Zweig s´intitule: “La guérison par l´esprit.” Et bien, le
dernier chapitre de la vie du grand polygraphe pourrait porter ce titre: “La
mort par l´esprit.” Voilà la clef du mystère.
Un célèbre physiologiste français, Claude Bernard, écrivit: “Il n´y a jamais d´influence du moral sur le
physique. C´est toujours le physique qui modifie le moral.” Quelle erreur!
A travers le mesmérisme, le nupticisme et la psychanalyse, Zweig avait montré
éloquemment que l´esprit peut guérir. Son suicide en plein succès était en
outre une preuve accablante que l´esprit peut lui aussi tuer.
Sa genèse remontait à 1938. Ce fut
un des derniers jours de cet hiver-là: le 11 Mars. A 7´15 heures du soir, une
voix tremblotante gémit dans la radio de Vienne: “Gott schütze Osterreich! (Que Dieu protège l´Autriche!) C´était un
cri significatif parce que lorsqu´un homme d´action invoque l´aide de Dieu
comme un recours suprême en face du péril, c´est qu´il se méfie complètement du
concours humain. Et celui qui parlait ainsi, le chancelier Schussnin avait de
vrais motifs pour s´en méfier. Les patriotes qui en ce moment, auraient pu
courir –et l´auraient fait courageusement– à son secours avaient été massacrés
stupidement par son antécesseur Doefus en février 1934. Leurs chefs s´appelaient
Weisel et Koloman Wallison. Pour satisfaire l´ambition mesquine du parti
catholique et pour faire plaisir à un dictateur étranger qui disait garantir
l´indépendance du pays. Et bien, le 11 Mars 1938, l´indépendance autrichienne
étant menacée de mort, le parti catholique n´eut pas le courage de la défendre
et la sacrifia tranquillement à la voracité d´Adolf Hitler. Donc le cri “Gott
schütze Osterreich!, lancé ce soir du 11 par la radio de Vienne, voulait dire
simplement: Finis Austriche”. Mais sans honneur. Sans la gloire du “Finis
Polonaiae”. Sans Maciejovvice. Helàs! À Vienne il n´y avait pas un Kossciuszko,
mais un Syssi Inquart...
Alors S. Zweig, comme Freud, comme Neumann, comme tant d´autres éminences
qui faisaient l´honneur de l´Autriche dans le monde, s´expatria. A ce moment,
il avait 57 ans. Pour le bourgeois et pour le voyageur cosmopolite, l´exil
signifiait seulement un petit dérangement, mais pour l´écrivain, pour
l´autrichien et pour l´israelite, c´était un coup de poignard. Le premier.
D´autres le suivraient bientôt. Et en série vertigineuse. Le plus dur, la
guerre. Continentale d´abord, puis universelle.
La guerre universelle...! Le massacre la plus atroce de l´Histoire...! La
liquidation de la civilisation occidentale.
C´était le brisement brutal des idéals défendus toute sa vie ; c´était
l´échec intime de son existence.
Lors de la guerre du 14, il s´était déjà élevées toutes ses forces contre
cette mutilation européenne, n´y voyant qu´un affreux contresens. “Pour moi –
écrivait-il-, la communauté, l´unité de l´Europe est aussi évidente que mon
propre souffle.” Il ne voulait voir dans les frontières que des lignes
théoriques et dans la diversité des langues que des simples nuances. D´autre
part, la liberté de l´individu lui semblait l´évidence même. Il proclamait la
nécessité de la paix, la neutralité de l´Art et la fraternité universelle. La
littérature même ne représentait pour lui qu´une exaltation de la vie et un
moyen de la rendre plus intense, plus claire et plus belle.
Et bien, après une existence consacrée à cet apostolat humanitaire, au soir
de sa glorieuse carrière il ne trouvait sur toute la surface de la terre que la
négation la plus complète de ses rêves. Un quart de siècle après la catastrophe
continentale du 14, se déchaînait la catastrophe mondiale du 41. Et a peine
quatre ans d´avoir quitté son pays, l´exilé autrichien de 1938 devenait en 1942
un exilé planétaire. Certes, on ne lui refusait pas une parcelle de terrain,
comme aux suicidés du “Strouma”. Mais, il lui manquait quelque chose de plus
vital: une atmosphère spirituelle respirable. C´est pour cela qu´il fut mort
asphyxié, comme Zola autrefois. Avant que son corps tombe meurtri par les
émanations du gaz d´éclairage, son esprit avait déjà été asphyxié par les émanations
de la poudre universelle...
Si Zweig avait eu ce moment vingt ans de moins, il aurait su, sûrement, résister
à cette asphyxie. Bien sûr, il se serait sauvé par le remède infaillible que
Jean Jacques Rousseau propose pour les grandes douleurs de l´âme qui poussent
parfois l´homme sensible vers le suicide: le temps. Mais Zweig avait déjà 61
ans.
“Attends et tu seras guéri”- Milord Edouard conseillait sagement à St.
Preux. Mais Stephan Zweig ne sut pas attendre.
(Combien de
fois je fus tenté moi aussi de me suicider pendant mon affreux exil! Combien de
fois je fus assailli moi aussi à St. Cyprien et à Gurs, à Meron et à St.
Maurice d´Ibie, aux moments les plus dramatiques de ma dure expatriation, par
la forte tentation d´échapper à la douleur physique et surtout à la torture
morale, faisant recours au suicide...! Mais j´attendais, j´attendais
toujours....! Quoi...?)
Dommage, parce que comme le grand écrivain lui-même avait ... dans son
étude sur Heinrich de Kleist, ..... une pensée de celui-ci :
“Par-dessus tout, le sentiment de justice triomphe toujours.” Oui,
toujours. » (Et bien, j´attendais simplement rien que cela: le triomphe de
la Justice Sociale.....)
Tout au moins, au long de l´Histoire. Les tyrans et les corrupteurs peuvent
parfois de tourner pendant quelque temps la marche des peuples, mais l´humanité
d´elle-même va toujours en avant, en avant, en avant,....
APOLOGIE DU PORC
A Mr. Gaston
Guillou
Et Mr. D. Potet
Bernard
Saint-Maurice
d´Ibie, le 14 mars 1942
Dans ce petit banquet, organisé, Messieurs les invités,
en votre honneur, à l´occasion de l´abattage du deuxième porc de notre humble
popote; plutôt dans cette communion nocturne d´exilés (Espagnols et français),
je vais essayer de vous distraire un petit moment, en faisant devant vous,
l´apologie du porc. Rien de plus opportun et rien de plus juste. Il s´agit
d´une réparation et d´un hommage dus à cette famille d´animaux domestiques,
vilipendée traditionnellement au mépris de la justice. Vous savez en effet que
le pauvre pourceau a toujours été l´animal le plus résigné, le plus calomnié et
le plus méprisé de l´échelle géologique. Il a eu à supporter toujours toutes
les insultes comme la tête de turc tous les coups.
Mais pourquoi ?... Pour quels motifs ?...
Demandez-le aux religions qui commencèrent cette campagne de discrédit. D´abord
ce fut Moïse qui catalogua le porc parmi les animaux immondes ; et c´est
pour cela qu´il interdit sa viande aux gros mangeurs israélites. Il est vrai
que pour le Conducteur du peuple d´Israël –alors, Messieurs, qu´il y avait déjà
des Conducteurs…! –, la femme était aussi de temps à autre une espèce d´animal
impur; c´est pourquoi elle était obligée de se purifier d´une façon solennelle.
Mahomet copia Moïse ; le Coran, l´Ancien Testament.
Même concept du cochon et aussi même interdiction.
Quand au Crist, il n´a pas, certes, défendu la viande de
porc, mais hélas ! le doux Rabbi de Galilée malmena aussi impitoyablement
la pauvre race porcine lorsqu´il jeta les démons des deux possédés Gadaréniens,
il leur permit d´entrer dans les corps d´un troupeau de pourceaux qui
paissaient tranquillement aux environs. Les pauvres porcs s´étant rendus compte
du poil des visitants, se précipitèrent tranquillement désespérés dans la mer,
du haut d´une falaise[1].
Un autre jour, lorsqu´il voulut peindre la misère
extrême-matérielle et morale dans laquelle le fils prodigue était tombé, il le
fit gardien d´un troupeau[2].
Et enfin, quand il conseilla de ne pas parler devant un
ignorant de choses qu´il ne comprend pas, s´exprima par cette métaphore :
« Ne jetez pas vos perles devant les
pourceaux de peur qu´ils ne les foulent aux pieds et que se retournant, ils ne
vous déchirent[3].
Après la religion, la Philosophie s´est fait aussi un
devoir de désigner les pauvres cochons. Les stoïciens avec notre Sénèque à la
tête[4],
pour blâmer les épicuriens, leur appliquaient l´épithète de pourceaux. Certes,
le mot n´était pas très philosophique, mais il réussit tout à fait. Cicéron
même, le prince de l´éloquence écrivait brutalement : « Epicure noster, en hora producte, non en
schola… » « Notre Epicure, sorti
d´une porcherie et pas d´une école… »[5]
Horace en s´appliquant ironiquement l´insulte, écrivait à
Tibulle :
«Me pinguem et
nitidum bene curata cute vises cuns ridere voles, Epicuri de grege porcum»[6]
«Si tu veux te
distraire, visite-moi et tu me trouveras gros et d´un teint éclatant comme un
porc du troupeau d´Epicure.»
Après la Religion et la Philosophie, ce fut le tour de la
Littérature Universelle. Quel littérateur n´a pas désigné, du moins pour une
fois, la pauvre race porcine et a lancé son nom comme une insulte, à la face de
ses adversaires ?...
La Fontaine n´a consacré qu´une fable au pourceau et
naturellement il l´y malmène sans aucun égard. C´est dans la fable « Le cochon, la chèvre et le mouton ».
Tous les trois sont portés à la foire par un charretier. Le premier proteste à
grands cris et alors.
« Le charton
dit au porc » : Qu´as-tu tant à te plaindre ? Tu nous étourdis
tous : que ne te tiens-tu coi ?
Ces deux personnes-ci, plus honnêtes que toi
devraient t´apprendre à vivre ou du moins à te taire »[7]
La chèvre et le mouton plus honnêtes que le porc… ?
Pourquoi ? il aurait été inutile de le demander à Mr. La Fontaine qui
justement ne fut jamais, pendant sa vie, un modèle d´honnêteté.
Bah ! le cochon est le cochon et tout le monde a le
droit de lui donner un coup de pied.
Naturellement, après la Religion, la Philosophie et la
Littérature, ce fut le peuple de tous les pays qui a continué inconsciemment la
légende noire du cochon.
Feuilletez les dictionnaires de toutes les langues et
vous y trouverez le nom du porc et ses dérivés, enregistrés dans un sens
métaphorique, comme termes de dénigrement. Par exemple, dans le dictionnaire
Larousse on lit des définitions comme celles-ci.
« Cochonnerie » Malpropreté, chose gâtée ;
mal faite.
« Porc. Homme sale, débauché ou glouton »
Et le bonhomme de la rue les applique à chaque moment à
ses semblables comme une marque de mépris.
Qu´un type se fasse remarquer par la grossièreté,
l´inélégance, la pesanteur de corps et d´esprit, la malpropreté, la ladrerie et
la goujaterie, comme Jacques Bainville écrivait au début du siècle à propos de
certains habitants de l´Europe centrale[8],
dont les amis posthumes de l´écrivain sont à présent les admirateurs…, les gens
prononcent : cochons !
Qu´un autre dévore comme Gargantua ou roule ivre sur la
table, comme les nobles convives du régent Philippe d´Orléans[9]…
on le blâme : cochon ! Qu´un tiers ait les goûts érotiques d´Henry IV
et Verlaine :
« … Sûre
de l´agenouillement
Vers ce
buisson ardent…. Etc.[10]
Les gens
s´écrient : cochon ! cochon !
Bien entendu le dictionnaire espagnol
est plus riche encore que le français à cet égard. En fin de compte, nous
sommes plus méridionaux que les français et en conséquence plus exubérants.
En effet, en espagnol, il y a plus d´une douzaine de noms-substantifs et
adjectifs, à signification péjorative, à propos du porc. Comme les français
nous avons aussi un verbe intransitif correspondant à cochonner :
«cerdear». Et pourtant on a inventé récemment un autre mais celui-ci
pronominal, « cerdotizarse » ou se transformer en cochon.
D´ailleurs, voilà comment l´applique le grand écrivain hispano-américain,
Vargas-Vila, pour fustiger cet animal que l´on appelle « homme
pratique », par opposition à l´homme idéaliste.
Le vitalisme est une religion. Penser… ? Mais cela … Dévorer… ?
Mais cela signifie. Platon est un fou, Épicure est un talent. Renoncer au culte
au gland … voilà la folie. « Cerditizarte » (se transformer en
cochon), voilà l´unique mission de l´homme sur la terre. La vie est une
déjection… Voilà le Manuel de l´homme pratique.[11]
Enfin, Messieurs, dans tous les méridiens et dans tous les temps, nous nous
trouvons devant le même phénomène : le pauvre cochon toujours vilipendé,
méprisé et tourné en dérision.
Mais cette attitude est-elle vraiment juste ? Non, et je crois que
l´heure est venue de réhabiliter une fois pour toutes la race porcine. À ce
sujet, je dois mettre en honneur le nom de la France et de son gouvernement
actuel qui a récemment entrepris cette œuvre de justice. L´arrêté du 20 octobre
1941 qui établissait un régime d´exception pour l´élevage et l´engraissement
des porcs, est un jalon. Le pourceau méritait en effet cette réparation et
grâce à lui, nous célébrons en ce moment cette caricature de festin. Mais je
veux bien développer brièvement devant vous les raisons qui justifiaient cette
réhabilitation.
D´aborde, commençons en réfutant les prétendus fondements de la légende
noire du pourceau.
On dit : « Le porc est sale ».
Ce n´est pas vrai. On l´élève dans la saleté. Ce qui n´est pas pareil.
Enfermez l´Aga Kham et Viviane romance dans une porcherie et vous verrez s´ils
y sont plus propres et plus jolis. Le porc n´est ni plus ni moins sale que le
reste des animaux, l´homme, inclus.
On ajoute : « Le porc est glouton. »
Quelle bêtise ! Aucun porc ne meurt d´indigestion comme le poète
comique Regnard et le philosophe La Mettrie[12].
Les guerriers dévorent tout le monde : les enfants, les femmes, les
vieillards. Aucune viande n´est dégoutante pour leur palais. Pourtant on élève
en leur honneur les Arcs de Triomphe, des statues et des monuments…
Mais que dire en revanche des vertus positives du porc… ?
Le porc est le plus précieux des animaux. Toutes les parties de son corps,
jusqu´aux entrailles sont comestibles. Toutes sont profitables. Et bien, de
quel animal peut-on en dire autant ! Du reste des quadrupèdes, nullement.
Des bipèdes, non plus. Et quand aux mammifères humains… on ne peut profiter de
la plupart ; de quelques-uns, la cervelle, et de plusieurs autres, rien du
tout. Le porc est l´animal le plus facile à élever. Voilà une autre vertu. Les
poules, les lapins, les vers à soie, etc., ont besoin de soins plus minutieux.
Et l´homme… ! Sapristi ! l´homme est la bête la plus difficile à
élever ; et j´ai eu souvent à supporter des mastodontes en caleçons,
réfractaires par naissance, à tout élevage et à toute éducation…
Le porc est l´animal frugal. Oui, Messieurs, un animal frugal. Malgré sa
prétendue gloutonnerie, il est le plus frugal des animaux. Il se contente des
résidus de toutes sortes. Je ne connais qu´un animal qui ait jusqu´à présent
surpassé sa frugalité : le réfugié…
Mais le réfugié n´appartient plus à l´espèce zoologique. Il en a été
chassé. Et c´est pour cela qu´on le nomme réfugié.
Enfin, le pauvre cochon est un animal tout à fait innocent. On le trompe
comme un enfant. Parce qu´on l´engraisse, on lui fait croire qu´on l´aime. Et à
la fin, on le jugule sauvagement. En Espagne, il y a un proverbe qui dit :
« À chaque porc arrive sa Saint Martin ! » Et c´est vrai,
Messieurs. C´est très certain. Autrement, nous ne célébrerons pas à présent
cette fête.
Je vais finir Messieurs.
Et enfin que personne ne voie pas dans cette apologie la défense d´un
intérêt, mais celle de la justice. Je dois terminer par cette
déclaration :
« Je… n´ai ….me… pas… le… co…chon… »
Je suis hépatique.
[1] St. Mathieu ch. VIII, v: 28.32
[2] St. Luc, ch. 15, v. 15.
[3] Saint Mathieu ch. VII.
[4] Sénèque. De vita beata XII.
[5]
Ciceron. In Pisonem XVI.
[6] Horace I IV, 15 – 18 – Art Albium.
[7] La Fontaine, Fable VIII ib.
[8] J. Bainville. « L´intelligence
alsacienne ». L´Action Frse.
[9] Lescure : « Les
maîtresses du régent. »
[10] Docteur Chapotin « La
défaitistes de l´amour. »
[11] Vargas Vila, Dans les ronces de l´
[12] Lanson, Histoire de la Littérature
française.
LA PLAINTE DE LA FIANCÉE
St. Maurice d´Ibie, le 20 avril 1942
La rumeur s´était répandue immédiatement dans toute la commune. Avant la
fin de la journée, dans tout le canton. Il s´agissait réellement d´une nouvelle
épatante. Voilà. À l´intérieur d´une maison abandonnée de St. Maurice d´Ibie on
avait entendu parfaitement des bruits surnaturels...! Des bruits
surnaturels...? Les incrédules souriaient dédaigneusement, ébauchant une
grimace de supériorité. Encore des contes de sorcières et fantômes...? Pardi!,
assez de blagues.
Par contre, les gens naïfs et crédules – une grande partie – crurent tout
de suite aveuglement, à un cas authentique de spiritisme ou d´ensorcellement.
En vain les plus sages objectaient opportunément à ce sujet: Des esprits dans
la Maison des Espagnols...? C´était drôle. Pourtant ces hommes-ci paraissaient
vaccinés contre toute préoccupation surnaturelle!
Mais oui – répondaient avec terreur les commères. Mais oui: des mauvais
esprits. Ces étrangers-là n´étaient pas, certes, des garçons méchants. Pourtant
ils se comportaient pour la plupart, comme des athées. Du moins, ils n´allaient
jamais à la messe. Sans doute, les démons s´étaient installés dès lors dans la
maison et c´étaient assurément eux-mêmes les auteurs de ces bruits surnaturels...!
En réalité, cette attitude primitive et naïve n´avait rien d´épatant ni
d´extraordinaire. Il faut d´abord remarquer à ce sujet que l´ardéchois est
superstitieux par tradition. Jules Reboul, un des meilleurs auteurs vivarais
contemporains, publia vers 1940 un romain régional intitulé: “Le village
ensorcelé” (Un village cévenol à la fin du siècle dernier.) Et l´argument de
cet ouvrage est une preuve concluante de ce trait de l´ardéchois. C´est
pourquoi l´Ardèche est une des régions les plus riches en légendes populaires.
Notamment le Bas-Vivarais. Les légendes de Vierna et du Baiser Mortel – les
plus connues parmi celle de la région – se rapportent à la forêt de Laoul et au
gouffre du Goul-Noir, tous les deux situés précisement aux environs de Bourg
St. Andeol, pas très loin de St. Maurice d´Ibie et appartenant comme lui au
Bas-Vivarais.
Alors était-il extraordinaire qu´un jour de l´an 194.., on entendit des
bruits mystérieux dans un batîment ruiné de ce dernier village et que ses naïfs
habitants en formassent une légende romantique...? Du reste, la chose s´était
passée d´une façon très simple. C´était exactement un 4 Novembre, le mois
funèbre des défunts et des cimetières. La première lueur du jour commençait à
illuminer timidement le petit trou du village. Maurice, un jeune paysan, venait
d´entrer par hasard, à la Maison des Espagnols. C´était un vieux bâtiment en
ruine situé à la base de la colline de Cournareve. Son nom primitif était
Gourjon, mais il avait été ainsi rebaptisé, depuis qu´il avait été habité par
des exilés républicains espagnols, encadrés dans les 160 Groupe de Travailleurs
Etrangers. Le vieux Reynaud, grand-père de Maurice, avait laissé gratuitement
ce bâtiment à ces étrangers-là. A présent, on profitait seulement de quelques
chambres pour garder du fourrage.
Le jeune Maurice était allé chercher de la luzerne dans l´ancienne écurie
du Groupe. Celle-ci était située dans la partie postérieure ouest de la
maison. Au-dessus de l´écurie il y avait
un petit grenier qui avait servi de chambre à coucher aux muletiers étrangers.
Maintenant il était vide, parce que les gouttières trop nombreuses du toit le
rendaient inutilisable. Lors de l´occupation des étrangers, ni l´écurie ni le
grenier, quoiqu´ils fissent partie de la Maison des Espagnols n´appartenaient
au vieux Reynaud, mais au propriétaire de Gourmandil. Pourtant ses héritiers
avaient en ce moment la possession de tout le vieux taudis.
Eh bien, lorsque le gars remplissait tranquillement son sac dans l´écurie,
il entendit clairement dans le grenier des sanglots de jeune fille. En outre,
il aperçut parfaitement une voix féminine, qui répéta deux fois avec angoisse:
Andrès! Andrès!
De prime abord, le garçon fut saisi de terreur. Son haleine s´arrêta un
instant. Il pensa instinctivement à s´enfuir. Mais il était vaillant. Il réagit
aussitôt et le coeur battant – rien d´étonnant – il monta au grenier et alluma
une allumette. Rien. Silence absolu. Il n´y trouva personne. La voix s´était
tue. Alors il fouilla encore toute la Maison des Espagnols avec le même
résultat négatif. Pourtant, il ne songeait pas. Il n´était pas un halluciné. Il
avait aperçu très clairement ces deux appels: Andrès! Andrès!
Bien entendu, lorsque Maurice retourna chez lui, il se hâta de raconter à
sa famille la bizarre surprise. Une heure après, tout le village commentait
l´événement. A la fin de la journée, on ne parlait d´autre chose dans le canton
de Villeneuve-de-Berg. Du reste, la fantaisie des gens divaguait follement,
comme c´est de rigueur dans ces cas. L´énigme pourtant demeurait complètement indéchiffrable. Que
voulaient dire ces sanglots et ces voix...? Mystère.
Mais un villageois du hameau de Salelles fournit enfin à ce sujet une piste
intéressante. C´était un espagnol naturalisé qui avait jadis appartenu au 160
Groupe de Travailleurs Etrangers. En ayant épousé une jeune fille française, il
était resté dans la commune, après le départ de ses camarades. Cet espagnol
avait été justement autrefois muletier du Groupe et il avait couché pendant des
mois dans le grenier ensorcelé. Avec lui y couchaient aussi trois autres
camarades et l´un d´eux s´appelait Andrès. Il était décédé dans l´hôpital
d´Aubenas vers l´an 41; mais l´espagnol des Salelles ne se rappelait plus son
nom ni la date exacte de son décès. Pourtant il se souvenait encore de sa
figure et de quelques autres détails intéressants. Les voilà.
Andrès était un garçon âgé de quelque 26 ans environ. De stature moyenne,
brun, aux yeux bleus et aux cheveux châtains. Il était laborieux, discret,
courageux et surtout, c´était un grand camarade. Lorsque éclata l´insurrection
de Franco, il faisait son service militaire dans la garnison de Barbastro avec
le discuté colonel Villalba. Comme il était un antifasciste convaincu, il
s´enrôla tout de suite dans l´armée républicaine et fit toute notre guerre
comme agent de liaison au front d´Aragon. Il était catalan, de Mayals, province
de Lérida. Sa vie ne semblait pas avoir été agréable. Orphelin de mère de très
bonne heure, son père s´était remarié à cause de quatre enfants en bas âge, ses
relations avec sa marâtre n´avaient jamais été cordiales; c´est pourquoi son
père même ne l´aimait pas comme les autres frères. Donc, il n´avait pas connu
vraiment les douceurs de la vie familiale.
En revanche, il avait eu la chance de rencontrer une belle jeune fille qui
l´aimait à la folie. C´était sa fiancée. Elle s´appelait Virginie. C´était une
blonde jolie, frêle, aux yeux verts perçants et au visage arrondi. Andrès
portait toujours avec lui les portraits de sa fiancée et recevait souvent d´elle
des lettres passionnées. L´exil, loin d´éteindre l´idylle de ces deux gars,
avait attisé leur flamme. Et lui avait donné parole de mariage et
fidélité. Celle-ci est une des vertus
fondamentales de la race. L´espagnol est fidèle à sa parole; l´espagnole, à son
amour.
Pourtant l´éloignement forcé de cette tendre créature devait poser sur le
coeur de mon compatriote comme un grand bloc de plomb. Andrès était un garçon
sentimental, mais concentré, un de ces hommes qui parlent peu, mais qui sentent
profondement. Dans les derniers temps, on le voyait d´un air triste et
préoccupé. Il commença à maigrir visiblement. Son teint basané se tourna jaune
foncé. Son estomac n´admettait presque plus d´aliments. Il fallut
l´hospitaliser à Aubenas. Toutefois il rentra au bout de deux semaines. Tout à
fait rétabli...? Nullement, hélas! Les vomissements recommencèrent. Les nuits
souffrantes aussi. Un jour il nous réveilla brusquement de très bonne heure. Il
venait de pousser deux cris troublants, surhumains: Virginia! Virginia!
Nous allumâmes la lampe. Le malheureux camarade était victime d´une attaque
effrayante. Sa bouche écumait. Ses yeux tournaient. Sa poitrine gonflait
péniblement. Il semblait être entré tout à coup dans une agonie affreuse. Bien
entendu, il avait perdu toute connaissance. On avisa immédiatement le chef du
Groupe. On téléphona au médecin de Villeneuve-de-Berg. Une heure après, il
était interné, provisoirement, à l´hôpital de cette ville, le lendemain, à
celui d´Aubenas. Enfin, sans récupérer tout à fait connaissance, il décédait à
la salle St. Paul de cet hôpital-ci, quelques jours après... L´espagnol de
Salelles, assombri par le triste souvenir arrêta un moment son récit. Puis
ajouta.
Je suis monté à Aubenas, avec une douzaine de camarades pour assister à
l´enterrement. C´était un samedi, journée de foire. Je m´en souviens
parfaitement. Un jour gris, pluvieux et froid. Je crois que c´était aussi au
mois de Novembre. Je le regardai pour la dernière fois dans la morgue, avant de
l´enfermer dans le cercueil. C´était navrant. Il était habillé, mais les pieds
nus. On lui avait enlevé ses chaussures. Il n´en avait pas besoin pour le
dernier voyage...! Sur son tombeau nous déposâmes une couronne magnifique de
fleurs rouges. Pauvre gars! Mourir si jeune et dans l´exil! Triste destin! On a
su après que sa jolie fiancée en apprenant la nouvelle du décès, tomba sur le
lit comme foudroyée et perdit la raison pour jamais...
Ainsi parla l´espagnol de Salelles. Alors ce récit saisissant, en courant
de bouche en bouche, servit tout de suite aux villageois de la commune à forger
une légende romantique. La voici.
Le malheureux garçon, en se sentant mourir seul dans le grenier, aurait
appelé avec angoisse sa fiancée bien-aimée. Par un phénomène de télépathie très
courant entre les âmes sensibles, elle aurait entendu à travers l´espace, ce
cri suprême et lointain d´agonie. Elle aurait eu même le clair pressentiment de
la scène navrante; et quand elle en eut après la confirmation, elle perdit la
raison. Alors ce serait précisement cette scène qui se serait fixée
ineffaçablement dans sa cervelle. Mais les déments ont une âme errante, rêveuse
et somnambule; et depuis cette triste date, ce serait l´âme errante de la jeune
fille folle qui arriverait chaque anniversaire au grenier de la Maison des
Espagnols et murmurerait entre des sanglots: Andrès! Andrès!
D´ailleurs, une trouvaille inespérée contribua à donner une vraisemblance
pathétique à cette légende d´amour mélancolique. Lorsque le 160 Groupe de
Travailleurs Etrangers eut disparu de Saint Maurice d´Ibie, quelques documents
sans importance restèrent dans son ancien Bureau, placé dans la Mairie. Un jour
le secrétaire de celle-ci, en en prenant quelques-uns pour allumer le poêle,
rencontra un vieux cahier poussiéreux, concernant les Hospitalisés. Pris de
curiosité, il l´ouvrit au hasard et lit avec surprise: “Tariel Segura, Andrès,
matriculé nº 141. Maladie: albuminurie. Entré à l´hôpital de Villeneuve-de-Berg
le 4 Novembre. Transfert à l´hôpital d´Aubenas, le 5. Décédé le 12 Novembre 1941...”
VIDE
Un seul
être vous manque et tout est dépeuplé.....
Lamartine,
Le Lac
A
Monsieur le Docteur Adrien Vittet
Villeneuve de Berg, le 23 Juin 1942
Ce fut le 18 Mai 1942. Je m´en souviens parfaitement. Je venais de prendre
un bain dans les eaux de l´Ibie. Il faisait chaud. C´était midi. Lorsque je
suis arrivé chez moi pour déjeuner, mon camarade Mateu me donne une lettre.
J´ai reconnu tout de suite l´écriture et je la décachetai immédiatement. Quelle
surprise si extraordinaire! Son premier mot me fit l´effet frappant d´un coup
de feu à bout portant. Depuis trois ans, les lettres de cette jeune fille
commençaient toujours par une expression touchante. Cette fois, sans
l´attendre, à l´improviste, le commencement n´était qu´un mot, un mot simple et
sec, comme la détonation d´un revolver. Le reste...
Eh bien, cette lettre n´était que l´épilogue d´un beau roman d´amour: le
roman le plus beau et le plus romantique qu´un exilé ait vécu. Certes, la fin
n´était pas très jolie. Elle était cependant très logique. Le réalisme
l´emportait enfin sur le romantisme. Va, c´est la vie, comme les français
disent. Ah! Les exigences brutales de l´existence quotidienne... Mais oui: la
femme est l´être le plus rêveur et... le plus pratique.
Bien entendu, j´en fus bouleversé. Toutefois il y a longtemps que je devais
m´attendre –et je m´attendais en effet– à ce fatal dénouement. Enfin de compte,
rien de plus naturel et de plus raisonnable. Mais la nature et la raison n´ont
jamais compté dans la passion. Et je préférais fermer les yeux devant la
réalité, me donnant l´illusion rassurante que ce moment attendu et redouté
n´arriverait pourtant jamais
Ah! l´homme est toujours à l´égard de la femme, un animal essentiellement
déraisonnable. Son imagination l´emporte sur sa raison. Je parle, bien entendu,
de l´homme amoureux. Mais oui: l´homme n´aime jamais la femme, mais un être
métaphysique en jupon. En réalité, la femme aimée n´existe pas. Elle
n´appartient à aucune espèce de l´échelle zoologique, mais aux cadres de la
mythologie. Ce n´est pas un être réel, mais un être fabuleux, comme le centaure
et comme la sirène. Simplement une création de la fantaisie masculine. Voilà.
Le plus drôle et le plus bizarre est que ce curieux illusionnisme constitue
justement, oh ironie de la vie!, la “condition sine quoi non” de l´existence de
l´amour. Ninon de Lenclos disait: “Il faut choisir d´aimer les hommes ou de les
connaître....” Peut-être. Mais le cas est pareil pour les femmes. On n´aime
vraiment une femme qu´à condition d´ignorer – ou d´oublier – qu´elle n´est
qu´une... femme. On peut ressentir pour la femme réelle, désir, estime, amitié,
admiration, pitié, respect... On n´aime qu´une femme de rêve. Dès que la femme
cesse d´être un mirage, l´amour disparaît. Mais alors qu´est-ce que la vie devient
pour l´homme idéaliste et passionné..? Le vide. Rien que le vide le plus
affreux.
Hélas! Je commençai à l´éprouver totalement en recevant cette lettre.
Tout d´abord, ce fut un vide intérieur, un vide dans mon âme. Cette jeune
fille occupait, remplissait plutôt, à ce moment-là mon coeur et ma pensée.
Soudain elle s´évaporait comme un arôme, disparaissait comme un papillon. Alors
j´ai senti mon âme vide comme un vase sans fleurs, comme un brûle-parfums sans
parfums.
Mais pour la première fois dans ma vie, j´ai aussi éprouvé autour de moi
las sensation du vide extérieur le plus complet et le plus navrant. Le monde se
montra lui aussi tout à coup à mes yeux, comme un immense ballon creux. Ce fut
à la tombée du même jour qu j´ai éprouvé cette sensation.
Pour rafraîchir ma tête qui brûlait, en terminant mon travail dans le
Bureau, j´avais escaladé la colline de Lechamps. Le soleil se couchait
nonchalamment sur le chênaie du Devais. L´Ibie brillait là-bas, au fond du
vallon comme un serpent hallucinant et immobile, charmé par un enchanteur. Le
village, plongé dans le silence et la solitude, avait l´air mélancolique d´une
agglomération déserte en ruine. Près de moi on entendait seulement le cri-cri
des grillons; du côté de la rivière, les coassements des grenouilles; en haut
et en bas, le gémissement du vent, c´est-à-dire, l´écho sans sens de trois
forces physiques en mouvement.
Mais peut-être y a-t-il dans cette triste planète autre chose que des sons
et des mouvements?
Chaque classe de forces terrestres, de la bise à la femme, s´agite d´une
façon et émet un bruit particulier. Voilà tout.
Mais oui: l´homme a classé soigneusement ces mouvements et ces sons et a
donné à chacun un nom spécial. D´où la trame sentimentale et cérébrale, ou ce
que l´on appelle la vie humaine. Toutefois quelle valeur ont toutes ces
relations et dénominations par rapport au mouvement aveugle et éternel des
mondes...? Que valent toutes ces appellations en face de l´énergie farouche et
inconsciente de l´Univers..? A mille mètres d´altitude sur la terre même, que
le sens différencié ont tous les mouvements et tous les sons des êtres et des
choses, s´ agitant sur la couche de cette planète..? Que signifient la vie et
la mort, l´amour et la haine, la vertu et le vide, le chant du rossignol et le bruit
du canon...?
Videz un moment votre cerveau de cette nomenclature de rapports, et la
terre vous paraîtra aussi vide, aussi creuse et aussi morte que le reste des
astres qui rôdent silencieusement dans l´espace...
Ce soir-là, sans y penser expressément, mon âme en ayant été dépouillée de
l´amour, s´était aussi détachée spontanément de tous ces liens conventionnels
qui nous attachent à la vie de nos semblables. Comme le grillon. Comme la
grenouille et comme le vent, elle était devenue elle aussi une simple force
cosmique et inconsciente. Je n´étais plus une personnalité, c´est à dire, une
illusion sentimentale, volitive et spirituelle, mais une particule de la terre,
intégrée dans l´ensemble de l´Univers. Donc pour la première fois dans ma vie,
je n´ai trouvé dans moi et autour de moi que le vide et le néant: le vide
intérieur et le néant dehors. Mais cet état spirituel troublant ne dure par
bonheur que quelques moments. S´il était prolongé davantage, je me serais
suicidé automatiquement. Le néant est un gouffre dévorant qui engloutit tous
ceux que le regardent. Je n´avais fait que me pencher sur lui un instant.
Pour trouver une issue provisoire à cette situation inquiétante, j´ai alors
entrepris en guise d´évasion, la composition d´un essai littéraire. Son thème:
“Le secret de Marceline Desbordes-Valmore”,
cette grande poétesse française, tout coeur, souffrance et malheur. Je voulais
duper mon coeur avec l´aide de mon esprit. Hélas! c´est moi qui fut le dupé. Le
gouffre troublant s´ouvrit à nouveau devant moi d´une façon inattendue. Voici
comment.
Je venais justement de terminer mon essai littéraire. Alors le Chef de
Groupe, Monsieur Guillou, me commissionna pour accompagner le Docteur Vittet,
médecin de l´unité, dans une tournée, pour les détachements. Il s´agissait de
dresser la fiche d´incorporation –fiche médicale– à des travailleurs incorporés
depuis deux ans...! Drôleries de l´Administration française! Un samedi nous
dûmes aller à , la capitale du Département. Il nous fallait y visiter les
camarades détachés à l´Office Régional du Carbogène, une entreprise
d´exploitation forestière, dirigée par un russe blanc, appelé Monsieur
Lasarieff. Nous faisions la route en moto. Eh bien, quand nous avions atteint
les sommets solitaires du Coiron, gênés continuellement par le vent, je
commençai soudain à éprouver à nouveau la sensation douloureuse de vide du soir
de Mai à St-Maurice.
Sans doute c´était à présent l´influence du massif ardéchois, dont
l´altière et morne solitude éveillait tout à coup dans mon âme le sentiment de
son propre isolement. Egarés dans ses cimes silencieuses, notre pauvre humanité
que devenait-elle effectivement vis-à-vis de l´ensemble imposant..? Confondus,
accrochés à ces sommets solitaires, qu´étions-nous en effet en ce moment, sinon
un point imperceptible du paysage..? Quelle différence avait en réalité, au
point de vue terrestre, entre notre ombre et l´ombre des arbres, entre notre
course et le vol des oiseaux, entre les détonations de notre machine et les
hurlements du vent du nord..? Aucune. Toujours de simples mouvements,
accompagnés de sons et de projections toujours des agitations sans sens de la
matière et de l´énergie... Hélas! toujours le vide!
Après avoir fini notre tâche à Privas, j´allai terminer la journée à
Aubenas. Dans la petite salle du Cine-Rex on présentait un ancien film de Greta
Garbo et de Charles Boyer: «Marie Waleska». Je l´avais déjà vu à Madrid depuis
longtemps. Pourtant je le revis avec plaisir. J´aime cette vieille histoire
d´amour impérial, magnifique conjugaison de la brutalité et de l´ambition
viriles avec la tendresse et le dévouement féminins. En outre, n´avais-je pas
adressé, un jour à ma petite amie quelques lignes touchantes de Napoléon à
Marie Waleska..?
«Oh ! donnez un peu de joie, de bonheur à ce pauvre coeur, tout prêt à
vous adorer»...
Bien entendu, le film me plut comme la première fois. Pourtant dans la
situation sentimentale où je me trouvais, une scène sur toutes me frappa: celle
ou l´Empereur fait pathétiquement à la Comtesse le récit de ses défaites
privées et lui découvre le vide de son âme.
Mais oui: alors qu´il se couvrait de gloire en Italie, Joséphine célébrait
ses triomphes dans les bras d´autres hommes. Voilà une défaite. Lui, le maître
du continent, ne réussissait pas à régner sur le coeur de sa propre femme..!
Alors que des millions d´enfants de son pays se faisaient tuer pour lui, il
n´avait pu encore donner un seul enfant à son pays. Voilà une autre défaite. A
lui, l´EMPÉREUR tout-puissant, la vie refusait obstinément ce qu´elle ne
refusait pas au dernier paysan : «la paternité», «la plus grande joie
qu´on puisse éprouver ici-bas» d´après l´avis d´Ozanam.
Donc le pouvoir, la richesse, la gloire, le luxe, l´éclat, qu´est-ce que tout
cela représentait pour lui..? Le vide. Que valait tout cela sans
l´amour... ? Rien du tout.
Quand j´allais me coucher, c´était déjà minuit. J´avais loué une chambre
dans un petit hôtel de Pont d´Aubenas. En face de ma fenêtre se dressait une
église, à façade gothique. Lorsque j´entrai dans ma chambre, l´aiguille du
clocher perçait le silence de la nuit de douze coups tranchants. La faucille de
la lune en croissant moissonnait dans la pénombre des étoiles.
Soudain à l´intérieur de l´église, on commença à entendre un dévot
cantique. Je tressaillis d´émotion. Les voix des fidèles, en résonnant dans le
creux de la nuit et du temple, rendaient la sensation poignante d´un appel de
secours dans le désert, d´une prière angoissante au Néant.. Mais qui entendait
ces cantiques implorants au-dessus de l´aiguille du clocher... ?
Ici, comme dans le coeur de Napoléon, comme dans le mien, c´était aussi le
vide, c´était aussi le creux...
Pourtant les fidèles continuèrent à chanter. C´était la force de leur foi;
c´est-à-dire, d´illusion. Comme l´amour. En fin de compte, la foi n´est-elle
pas l´oeuvre de l´amour..? Qui aime, croit : en un dieu ou en une femme,
en Jésus-Christ ou en Marie Waleska... C´est égal. Mais cela ne suffit-il pas
pour remplir le coeur de l´homme et le faire chanter dans les ténèbres de son
existence... ?
Tandis que ma pensée s´égarait mélancoliquement dans ces mornes
divagations, les voix du temple cessèrent de s´entendre. La faucille lunaire
continuait toujours à moissonner des étoiles du printemps. C´était le 21
juin...
Alors je m´endormis, plongé dans cette idée: «Il n´y a que l´Amour ou le
Vide...»
Mais...
Peut-être l´Amour n´est-il pas aussi un vide, rempli exclusivement par la
fantaisie..?
****
N´ÉCOUTEZ PAS
MESDAMES
Saint-Maurice
d´Ibie, le 30/06/1942
Au commencement de Juin 1942, on joua pour la première
fois au théâtre de la Madeleine de Paris la comédie de Sacha Guitry “N´écoutez pas, Mesdames.” Son argument..?
Il n´était pas question naturellement de “la
grande offensive allemande de printemps”, de l´échauffourée de la rue Buci
ou des dernières déclarations sur le deuxième front de Mister Winston
Churchill. Sacha Guitry, l´auteur exquis de “L´ancien testament”, “La fin
du monde” et “Le mot de Cambronne”,
ne s´est jamais soucié des épisodes banaux et passagers, de la vie quotidienne,
mais de ces problèmes sérieux et éternels, qui ont toujours préoccupé
l´humanité. Donc le thème de sa dernière pièce était, pour ne pas trop changer,
l´histoire d´un mari trompé…!
Voilà un problème grave et transcendant et toujours
d´actualité en France (et ailleurs).
Sans nous remonter trop, le Seigneur de Brantôme
affirmait sérieusement déjà au XVI siècle, dans son discours “sur les dames qui font l´amour et leurs
maris cocus”, que “tout le papier de
la Chambre des Comptes de Paris n´en saurait comprendre par écrit la moitié de
leurs histoires[1].” Je ne sais pas franchement si le niveau moyen de la
morale sexuelle française est monté ou est descendu, depuis l´époque de
Brantôme. (Il n´y a pas, hélas, des témoignages authentiques sur les gens qui
font l´amour et leurs amis cocus). Voici ce que Monsieur Léon Bailby écrivait
en Février 1942, dans le nº 74 de “L´Alerte”, “hebdomadaire de la rénovation
française”: “Trop longtemps des écrivains
comme Henri Bataille, Bernstein et Mr. Guitry, qui se disputèrent la faveur des
théâtres boulevardiers, trouvèrent commode et fructueux de se cantonner dans
des histoires de ménages à trois. Avec un peu moins de bonheur, des jeunes,
impatients de succès facile, se crurent obligés de les imiter. Ainsi, exception
faite de quelques scènes “à côté”, le théâtre en France, depuis 30 ans, a pour
décor et pour thème uniques, la chambre à coucher...[2]”
Alors si depuis les débuts du siècle, les histoires des
ménages à trois ont presque exclusivement rempli la scène française, on peut
déduire (...) statistique que les dames qui font l´amour et leurs maris “cocus”
abondaient en France en 1942 autant qu´en 1542. Le théâtre a toujours été le
miroir des moeurs de son époque.
Bien entendu, les sermons puritains des prêcheurs de la
Révolution Nationale qui, comme Monsieur Léon Bailby, essayaient pendant
l´occupation allemande de redresser la morale publique, n´opéraient pas
beaucoup de conversions; et les pécheresses folles et même les dames sages,
malgré le badin avertissement “N´écoutez
pas, Mesdames”, continuaient à écouter - et même à mettre en oeuvre - avec
plaisir les histoires scabreuses de Monsieur Sacha Guitry.
Justement à la
présentation de cette pièce assista, comme jadis, le “tout Paris”. Même les
autorités allemandes d´occupation. Même les chefs les plus prestigieux de la
Révolution Nationale qui devaient sauver la France...; et le monde, les dignitaires
du Nouvel Etat Français.
Ah! c´était
trop personnalité dans les milieux artistiques et bourgeois que la personnalité
de Monsieur Sacha Guitry! Pardi! L´écrivain le plus spirituel de Paris. Et
l´écrivain le plus riche. Et le plus distingué – au moins parmi les
collaborateurs. C´est le roi de la scène – s´écriaient ses admirateurs. Et
surtout ses admiratrices.
Parce que Sacha Guitry a toujours été en France l´auteur
favori des dames. Pourtant il les a parfois éreintées d´une façon implacable.
Mais en badinant seulement. A lui est la phrase spirituelle: “Il faut être contre les femmes... le plus
près possible.” Et c´est ce qu´il a fait précisément tout au long de sa
vie.
Naturellement, sa comédie “N´écoutez pas, Mesdames” connut un succès remarquable; et c´est à
ce propos que l´hebdomadaire de Jean Prouvost, 7 jours, publia en première page, dans le nº du 7 juin, un grand
portrait de.... Madame Geneviève Guitry! C´est curieux. Cependant, c´était pour
la première fois depuis son mariage que Mme Geneviève Guitry n´avait pas passé
sur la scène, bien entendu, avec son mari. Mais cela ne fait rien, parce que
c´est sous ce prétexte que l´on exhibait dans le magazine.
A cette époque, le fameux comédien saisissait toutes les
occasions pour étaler sa quatrième femme: une jeune et jolie personne,
autrefois brune, alors blonde et à présent je ne sais pas de quelle couleur.
Sacha Guitry était alors âgé de 57 ans. Donc sa manie
exhibitionniste a une explication logique. A 20 ans, c´est d´ordinaire chez
l´homme l´amour-passion; à 50 ans, l´amour-vanité. Le jeune homme, lorsqu´il a
une jolie femme, la cache le plus souvent et la deshabille. Par contre,
l´automnal l´habille avec ostentation – s´il a de l´argent – et l´exhibe le
plus souvent... Bah!, chacun contente sa femme, comme il sait. Plutôt, comme il
peut... Voilà.
Certes, Geneviève Guitry était alors une jeune femme que
l´on pouvait exhiber avec orgueil: 32 ans, fine, svelte, élégante, aux cheveux
magnifiques, à l´air nonchalant et aux yeux languissants. Dans le portrait de “7 jours”, elle était simplement
ravissante. C´est pourquoi j´eus l´idée frivole de découper soigneusement son
portrait et de le coller sur mon chevet. C´était, du reste, la première fois
que je faisais un pareil enfantillage. A ce moment, je venais de rompre avec
une charmante jeune fille et alors quitte pour la remplacer le plus tôt
possible – on guérit… - je pris tranquillement la première qui se mit à la
portée de ma main. C´est à dire: Madame Geneviève Guitry...
Ah! et aussi une belle jeune fille anonyme de la revue
“Marie-Claire”: somme toute, je me consolai avec deux autres de papier: l´une,
mariée et l´autre, célibataire[3]. La jeune fille – un tendron châtain, aux yeux brillants
et au sourire franc – apparaissait dans le magazine penchée légèrement sur un
balcon; la mariée se montrait étendue nonchalamment sur un luxueux canapé.
Faut-il dire que c´étaient les poses qui convenaient à chacune des deux
beautés? Je vais vous dire pourquoi. En général, la jeune fille est à l´affût
du fiancé; la jeune femme, à l´attente de l´amant. On reçoit le premier en
position verticale; le deuxième, en position horizontale...
Alors pendant
la journée, je souriais de temps à autre à la jeune fille; et à l´heure du
coucher, je regardais voluptueusement la jeune femme. “Dommage que tu ne
clignes pas de l´oeil!” - soupirais-je.
Puis, je me mettais à imaginer la scène, vraiment théâtrale, que Monsieur Sacha
Guitry m´aurait fait, s´il m´avait surpris dans ce colloque intime avec sa
femme...! Mais qui sait! Je pense qu´il aurait bien compris. ..., Sacha Guitry
est un homme qui a bien couru.
L´auteur d´“Un beau
mariage” avait déjà fait à cette époque quatre mariages, ce qui veut dire
qu´aucun des quatre n´avait été en réalité très beau. Donc Sacha Guitry avait
déjà quatre femmes légales – les illégales ne s´y comptaient pas: Charlotte
Lysés, Yvonne Printemps, Jacqueline Delubac et Geneviève de Séville. Et
naturellement, comme un homme d´esprit qu´il est, il avait fait à ce propos
toutes les phrases spirituelles de sa deuxième femme. Il avait dit: “Yvonne est mon printemps”. De la
troisième: “Jacqueline est mon automne”
(phrase que le public parisien, peu respectueux des femmes de Sacha, traduisit
ensuite: “Jacqueline est monotone.”
Enfin de Geneviève il dit: “ C´est
réellement ma moitié”. Et en effet, lorsque Sacha épousa Geneviève, il
avait 50 ans; elle, 25.
Mais pour faire le tour des saisons, il aurait dû
ajouter: “Geneviève est mon hiver”, et adjuger du moins l´été à sa première
épouse, Charlotte Lysés. De cette façon il aurait parcouru le cycle entier...
D´autre part, cela aurait certainement été beaucoup plus
conforme à la vérité. Parce que voyons: en 1935 Geneviève était en effet sa
moitié. Mais en 1942, continuait-elle à l´être encore...? En tout cas, pour
s´en tirer du doute, le mieux aurait été de le demander directement à Geneviève.
Ah! si le portrait que j´avais sur mon chevet, avait pu et voulu parler...!
mais heureusement pour Sacha, il ne parlait pas.
Heureusement pour Sacha? Dame! Et pour moi aussi. Je vais
vous expliquer. L´un des dialogues qui connut le plus de succès lors de la
première représentation de “N´écoutez
pas, Mesdames”, fut le suivant.
“- Ma première femme – disait Sacha dans la scène – était
antiquaire et poétesse et elle parlait latin.
-
Elle
parlait Latin? Même dans l´intimité?
-
Surtout dans
l´intimité.
-
Et que disait-elle?
-
Bis...[4]
Je ne sais pas si la quatrième femme de Sacha parlait
aussi latin. Mais imaginez-vous mon embarras, si son portrait s´était une nuit
amusé et qu´elle m´avait demandé à brûle-pourpoint: Ter...![5]
Vous savez à cette époque j´étais parqué dans un camp de
travailleurs et on ne me donnait comme pitance que des rutabagas et de
navets...
[1]
“Vies des dames galantes”, Discours I.
[2]
“L´Alerte”, nº 74, 14 février 1942
[3] Bis, deux fois
[4] Ter, trois fois.
A
Regino Sorozabal
Saint-Maurice d´Ibie, le 13
Septembre 1942
Manuel García Sesma
Ravitaillement et
guerre: voici les deux questions qui préoccupaient presqu´exclusivement 90% des
citoyens européens pendant la canicule de 1942. La Presse internationale ne
parlait guère d´autre chose.
Alors le Maréchal von Bock attaquait avec un demi-million
d´hommes dans la boucle du Dom et dans la région de Kotelnikovo. Les américains
débarquaient dans les îles Salomon.
Gandhi et les autres leaders du Congrès Pan Rondon
venaient d´être arrêtés par les anglais à la suite de l´approbation de la
résolution “Quittez l´Inde”.
Et en France, Monsieur Jacques Le Roy Ladurie, ministre
secrétaire d´État à l´Agriculture et au Ravitaillement du Gouvernement de Vichy,
rappelait aux restaurateurs que le pain devait être servi à la demande des
clients par morceaux de 50 gr. et que le ticket de viande 90 gr. correspondait
avec 9 et de 72 gr. sans ...
Bien entendu, ces mots de pain et viande n´étaient en
réalité que de purs euphémismes. Alors on nommait pain une pâte indigeste et
basanée dont la composition défiait l´analyse du chimiste le plus expérimenté.
Et on nommait viande des restes de la carcasse la plus immonde d´une bête
quelconque, décédée ou abattue n´importe où et n´importe dans quelles
conditions...
Pourtant il en restait encore en Europe un petit pays où
la viande et le pain étaient des aliments authéntiques et où la guerre et le
ravitaillement ne constituaient pas encore la hantise de la plupart des citoyens.
Cette Arcadie fortunée était la Suisse. On célébrait alors à Genève les fêtes
de son bimillénaire. On jouait au Grand Théâtre la pièce à grand spectacle “La voix des Siècles”, et on célébrait au
Kursaal le défilé des modèles de la Quinzaine de l´ Élégance Internationale; et
dans le reste du pays les petites ou grandes fêtes qui font la joie de vivre du
citoyen moyen de tous les méridiens.
Nonobstant là aussi on commençait déjà à sentir les
répercussions de la crise universelle, et la Société Génévoise pour la
protection des animaux publiait dans les journaux cette recommandation qui ne
manquait pas d´humour au milieu d´une Europe plongée dans la catastrophe: “Ne faites pas l´élevage de chats ou de
chiens en ce moment, vu les restrictions pour la nourriture. Vous les condamnez
d´avance à la souffrance...”
Hâtons-nous de souligner que la Presse suisse ne se
préoccupait pas seulement de ces fariboles. Alors j´étais abonné au “Journal de Génève” et à côté des
informations de la guerre et même du ravitaillement, on publiait des appels
pressants en faveur des victimes de celle-là surtout des articles et des
feuilletons de littérature, de médecine, d´art, etc. Un jour en lisant une
chronique musicale, je fus frappé par un nom espagnol très connu: celui de Pablo
Casals.
Certes, ce n´était pas la première fois que je surprenais
le nom de notre glorieux violoncelliste, précédé ou suivi d´un épithète
admiratif, dans les colonnes du journal.
Pablo Casals –comme l´autre Pablo espagnol Ruiz Picasso–
a trop de relief dans les milieux de l´Art International pour qu´il soit
souvent cité en termes de louange, dans les journaux de toutes les langues...
Mais en cette occasion on racontait sur lui une anecdote touchante.
C´était dans le numéro 192 du 13 Août 1942. Radio-Lausanne
venait d´offrir la première audition du disque de “Schelomo” pour violoncelle
et orchestre: le chef-d´oeuvre d´Ernest Bloch, enregistré par le violoncelliste
Emmanuel Fenerman. Il s´agissait d´un des derniers enregistrements, peut-être
le dernier, du grand violoncelliste. A ce sujet le critique musical Franz Walter
publiait dans le “Journal de Genève” une chronique dans laquelle il disait
notamment:
“Cette audition nous a
ramené par la pensée, à trois ans en arrière. Août 1939; le Festival musical de
Lucerne bat son plein. Les noms les plus célèbres du monde musical se trouvent
réunis dans cette petite ville suisse: Toscanini, Bruno Walter, Fritz et Adolf
Busch, Casals, Huberman, Horowitz, Rachmaninoff, autant d´artistes illustres...
Au hasard des répétitions, Toscanini et Casals se
rencontrent. Et c´est entre eux un long conciliabule. Sourds à la foule, aveugles
aux kodaks, ils parlent en hochant la tête, ils parlent longuement. De quoi
donc...? Ils parlent de liberté... d´humanité... Au coeur de l´Europe qui va se
déchirer, à l´ombre du Grütli, ces deux hommes que souvent des océans séparent,
mais que des expériences semblables maintiennent en communion d´esprit, ces
deux exilés volontaires qui ont conquis le monde à la pointe de leur arche ou
de leur baguette, échangent des paroles d´espoir et de volonté. Et leur regard,
grave chez Casals, brûlant chez Toscanini, témoigne de ce que par delà leur
art, leur vie même veut être pour le monde: un message.
Et bien, Franz Walter terminait sa chronique retrouvant le
message de Casals et de Toscanini dans l´interprétation de “Schelomo” par
Emmanuel, Fenerman. Ah!, sans doute. Le dernier enregistrement du grand
violoncelliste qui venait de mourir dans l´exil à 39 ans, était aussi, comme sa
vie, fauchée prématurément, le message de l´Art.
Seulement le message...? Et l´exemple aussi. Et encore
quelque chose de plus expressif: l´anathème, la réprobation catégorique...
Ce que le chroniste du “Journal de Génève” ne remarquait
pas à ce propos, c´est que le trio artistique Casals-Toscanini-Femerman
représentait justement les sommets de l´Art de trois pays où la liberté et
l´humanité avaient été sauvagement assassinées...
Ce qu´il ne mettait pas en relief, c´est que l´attitude
courageuse de ces trois artistes, préférant l´exil à leur castration civique,
était un exemple à suivre en face des barbares qui tâchaient d´imposer à
l´homme et au monde un module d´existence, incompatible avec la dignité de
l´être rationnel...
Enfin, ce qu´il n´osait pas relever, est que ce geste
d´indépendance, répété à plusieurs reprises dans l´Histoire par les artistes
les plus illustres de toutes les époques, depuis Dante à Pablo Picasso,
représentait justement l´anathème permanent de l´Art contre l´empire de la
tyrannie et la dégradation, de l´esclavage...
Liberté...! Humanité...!
Mais oui: voilà résumé en deux mots, le message éternel
de l´Art.
En effet, par son essence, par ses procédés et par sa
signification, l´Art est synonyme d´affranchissement; par ses effets, de
fraternité.
Tout d´abord, on ne commande pas l´inspiration. Elle
apparaît quand elle veut. Elle se présente comme elle veut. On ne commande pas
non plus l´expression. L´artiste est le maître de la forme, pas son esclave. Il
choisit sa façon de s´exprimer, d´après la nature de son génie et les
inclinations de son tempérament.
Et quant à la signification de l´Art, c´est-à-dire, à son
détriment des catégories du réel pour atteindre les sommets de l´idéal,
qu´est-ce en fin de compte, sinon une oeuvre d´affranchissement...?
La thèse est si évidente que même les artistes les plus
réactionnaires en politique se sont montrés les partisans les plus ardents de
la liberté dans le domaine artistique Chateaubriand –le politicien qui ferait
un jour juguler la liberté espagnole par les baïonnettes des “Cent mille enfants de St. Louis”– dans
son célèbre discours de réception à l´Académie, qui était une prise vaillante
de position face au despotisme illustré de Bonaparte, s´écriait avec éloquence:
“La liberté n´est-ce pas le plus grand
des biens et le premier des besoins de l´homme? Elle enflamme le génie, elle
élève le coeur, elle est nécessaire à l´ami des muses comme l´air qu´il
respire.”
Mais l´Art impliquant la liberté par son contenu,
implique l´humanité par ses résultats.
D´abord qui dit art, dit désintéressement. L´art n´est
pas fait pour satisfaire aux exigences matérielles de la vie, mais aux besoins
immatériels de l´esprit. D´où l´art et l´égoïsme s´excluent. L´art est
essentiellement humanitaire.
D´autre part, ce qui est beau n´appartient pas à un homme
mais à tous; n´appartient pas à une époque, mais à toutes. L´art est le
patrimoine de l´humanité entière.
Mais l´Art est surtout humanitaire par rapport aux liens
de communion, d´attachement, de fraternité qu´il étend parmi les hommes. L´art
est une langue que tout le monde comprend, une religion que tout le monde
accepte, une philosophie que personne ne met en question. Devant la beauté il
n´y a pas lieu à la discussion, mais à l´admiration.
En nous élevant à une région où les intérêts vulgaires et
les passions mesquines n´existent pas et où en conséquence ne peuvent pas se
heurter, l´Art rapproche les hommes spontanément, irrésistiblement, comme
invincible aimant.
Coïncidence curieuse!
L´essence intime de l´Art étant l´harmonie, c´est-à-dire, la conjugaison
parfaite des contrastes (couleurs, sons, formes, sentiments, etc.), son effet
social le plus puissant est aussi celui d´harmoniser. Quand le 7 Mai 1824 on
donna au théâtre de la Porte de Carinthie de Vienne, la première audition de la
Neuvième Symphonie de Beethoven, à l´entrée des choeurs sur le texte de l´
« Ode à la joie » de
Schiller, ce fut une explosion de fraternité des hommes qui ne se connaissaient
pas, se prirent par la main. Une ivresse divine mêla toutes les pensées.
C´était l´épanouissement des sentiments les plus purs d´humanité sous la
poussée de l´Art, matérialisé en deux des formes les plus sublimes et
touchantes qu´à atteintes l´inspiration de tous les temps.
Liberté...! Humanité...!
Le message de Casals, de Toscanini et de Fuerman...
Le message de Lord Byron mourant aux murs de Missolonghi
pour venir en aide aux grecs, combattant pour leurs affranchissements...
Le message éternel de l´Art ... comme je l´ai alors
compris dans mon exil...!
PERSEO
Né à la Maternité d´Elne
A Madame Adela Maíllo [1].
Souvenir de notre exil dans la commune de Saint Maurice d´Ibie.
Avec toute ma sympathie
St. Maurice d´Ibie (Ardèche),
le 25 octobre 1942
Par MANUEL GARCÍA SESMA
Adela Maillo, Perseo et son oncle, José Adela Maillo et son mari
Adela Maíllo et son fils: Camp de Concentration, Saint-Maurice d´Ibie
- “Madame: pour une femme qui va devenir bientôt maman, ce maquillage ne va pas .... Voulez-vous vous laver, s´il vous plaît...?
Et Mademoiselle Edith, le sourire aux lèvres, tourna elle-même le robinet du cabinet à toilette.
L´interpelée, un peu surprise d´abord, puis un peu plus troublée prit machinalement le gant à toilette, le trempa dans l´eau et ôta tout de suite son fard. C´était une réfugiée alsacienne, un peu mûre et un peu plus frivole et coquette: une de ces femmes de la retraite de Mai et Juin 1940 dont un membre de l´Académie Goncourt, René Benjamin, a fait un peu trop impitoyablement le portrait dans son livre “Printemps tragique”.
Mademoiselle Edith était tout justement le type opposé: le type de femme qui prend la vie au sérieux et non comme une mascarade carnavalesque. D´abord, elle n´était pas française, mais suissesse; une jeune femme dépassant peut-être la trentaine, mais la portant avec aisance: svelte, mince, brune, habillée d´un uniforme à raies bleues et blanches, avec un col blanc empesé. Elle était la sage-femme de l´établissement. Parce que le lieu où cette scène s´est déroulée, était justement une Maternité: la Maternité suisse d´Elne[2], soutenue par la Croix Rouge de la petite République.
Elne est un village du département des Pyrénées Orientales, situé aux alentours des camps de concentration de St. Cyprien et d´Argelès-sur-Mer. Lors de l´exode des républicains espagnols en Février 1939, la Croix Rouge Suisse, section de Secours aux Enfants, s´était pressée d´y ouvrir une Maternité, pour venir en aide aux réfugiées espagnoles enceintes et aux enfantas nouveau-nés.
Il était alors ministre de l´Intérieur un radical socialiste et francmaçon notoire: Monsieur Albert Sarraut. C´est de son autorité que les camps dépendaient. D´autre part, à cette époque fonctionnait déjà en France l´oeuvre de la Sainte Enfance, dirigée alors par Mgr. Merio. Mais ni la philantropie maçonnique ni la charité catholique n´eurent l´idée de secourir spécialement nos malheureuses femmes et enfants. Naturellement ni l´une ni l´autre ne soupçonnaient alors non plus que l´année suivante, force femmes et enfants français et des peuples alliés de la France (la Pologne, la Belgique et la Hollande) se trouveraient dans le même cas [3]. Heureusement la Croix Rouge Suisse – qui ne regarde pas la nationalité ni l´idéologie, mais le malheur – était déjà là; et dorénavant la Maternité Suisse d´Elne ouvrit ses portes non seulement aux futures mamans espagnoles, mais de toute autre nationalité, réfugiées dans les camps.
Justement quand Madame Adela Maillo y entra, à la fin Janvier 1941, il y avait une autrichienne, une russe blanche, une juive française, une polonaise, etc. Pourtant le contingent le plus nombreux était toujours celui des espagnoles.
La Maternité Suisse d´Elne était située à deux kms. du village et installée dans le Château de Mirois, un vieux bâtiment à trois étages, placé au milieu d´un jardin. On y disposait de 50 lits, distribués dans plusieurs pièces qui en contenaient de quatre à huit. Ces pièces avaient été baptisées pour la plupart de noms des principales villes espagnoles: Barcelona, Bilbao, Madrid, Santander, Sevilla et Zaragoza. Il y en avait en outre Suiza, Polonia, Marruecos [4]et Paris. Donc tous les enfants nés à la Maternité Suisse d´Elne étaient d´abord des marocains... C´était une petite chambre blanchie en blanc verdâtre et garnie d´un lit, une table, un lavabo et une armoire contenant les ustensiles de la sage-femme. Donc c´était là notamment le centre des activités de Mademoisele Edith. Parfois cette activité était vraiment angoissante, parce que les nouveau-nés ne voulaient pas attendre leur tour, et plus d´une fois, quoique peu souvent, il arriva d´accoucher sur l´unique lit deux mamans ensemble. Heureusement, pour Madame Adela Maillo, Perseo fut dès le premier moment, un enfant sage et il est arrivé à ce drôle de monde le 19 février 1941, sans presser impoliment sa mère ni sa sage-femme.
Perseo était un petit espagnol, espiègle et beau qui vingt mois après, devrait faire les délices des réfugiés de la commune de Saint Maurice d´Ibie. Mais au moment de se présenter dans cette planète et d´y demander une place pour lui, il n´était, comme tous les nouveau-nés, qu´un petit mammifère rougeâtre et déformé, pesant 2´770 kg. Aussitôt que Mademoiselle Edith le tint, elle le montra un instant à sa mère, puis le nettoya, l´empaqueta et l´expédia à “Madrid”. Chose rare! Sa maman, catalane cent pour cent, ne protesta pas.... [5]!
Mais oui; “Madrid” était le bercail, la chambre aux berceaux des nouveau-nés: une chambre propre et soignée, regorgeant de berceaux en osier et d´innocents bébés. Lorsque Perseo s´y présenta, elle regorgeait tellement de poupons, qu´il n´y avait plus une place libre pour lui. Mais Mademoiselle Betty était une débrouillarde et lui en trouva une provisoire tout de suite, dans le berceau d´un autre petit espagnol. Perseo y resta pendant trois jours. Dorénavant il eut son berceau à lui.
Mademoiselle Betty, quoique maîtresse de “Madrid”, n´était pas madrilène ni espagnole, mais suissesse. Elle avait pourtant la grâce et l´aspect sympathique d´une jeune fille de la Latina ou de Chamberí [6].
Tout d´abord, elle parlait parfaitement l´espagnol, comme Mademoiselle Edith. C´était une poupée blonde, grande, frêle, jolie et gaie, âgée de quelque 21 ans; enfin, l´ange gardien idéal pour cette pouponnière madrilène.
Perseo y passa les premières 24 heures de son existence sans bouger ni goûter, comme c´est de rigueur dans ces cas, notamment en temps de restrictions. Mais dès le lendemain, il commença à voyager et à dévorer d´une façon alarmante. Chaque trois heures, il allait de “Madrid” à “Zaragoza”; pas en avion – Saragosse est éloignée de Madrid, quelques centaines de kilomètres -, mais dans les bras de Betty. A “Zaragoza” – la chambre où se remontaient les accouchées -, sa mère l´allaitait six fois par jour. Mais la pauvre mère, à la suite des privations du camp, n´était pas trop forte, tandis que Perseo montrait une voracité de loup. Alors trois semaines après, il fallut renforcer par le biberon l´allaitement maternel. Cependant même avec ce renfort, ce petit Lucullus en maillot ne se rassasiait pas. La ration normale de biberon étant de 120 grammes de lait, le petit Perseo en prenait toujours de 160 à 170 gr. Bah! Il était dans le pays de Pantagruel!
Naturellement après s´être bourré de cette façon, l´enfant sommeillait comme un ange. Il n´agaçait Mademoiselle Betty qu´à l´heure du réveiller. S´il avait été plus âgé, il aurait fallu plus d´une fois le réveiller à coups de bâton. Mais la jolie nurse ne dispensait pas les coups, mais les caresses. Grâce à ce régime, Perseo, 50 jours après sa naissance, pesait déjà 3´5 kilos.
Entre-temps, sa maman ayant quitté le lit s´était rendue de “Zaragoza” à “Paris”. Après deux années de séjour en France, ça valait la peine de visiter sa capitale – dut penser Madame Adela. Même en Mars 1941...!
Mais oui, le “Paris” de Mademoiselle Elisabeth [7] n´était pas précisément celui du général von Stülpnagel... Là, comme dans toute la zone occupée par la Maternité Suisse, ce n´était pas l´autorité imposée par la force, mais par le dévouement et la douceur. Mademoiselle Elisabeth, la directrice de l´établissement était une jeune personne de quelque 25 ans, blonde, mince, habile et sympathique. Elle était aussi suissesse, comme les deux collaboratrices, et parlait correctement l´espagnol; mais elle ne portait pas d´uniforme.
Les normes de la direction c´étaient, pour la discipline, une fermeté polie; et pour le régime, l´ordre, le bon traitement et la tolérance. Les trois demoiselles suissesses savaient s´imposer toujours de la façon la plus catégorique et la plus aimable. Du reste, l´ordre dans la maison était complet. Il ne laissait rien à désirer. Chaque lundi, Mademoiselle Elisabeth distribuait les services de la semaine entre les réfugiées qui se trouvaient en état de les assumer. L´hygiène était parfaite; la nourriture adéquate et abondante; le respect des croyances absolu. On baptisait les enfants dont les mères le demandaient expressement; mais aucune pression à ce sujet. Et d´autre part, pas de prières collectives ni de catéchèses impertinentes [8].
Quand Madame Maillo dut quitter la maison avec son enfant, le 11 avril 1941, ce fut avec un véritable regret et avec une immense reconnaissance envers ces trois suissesses exemplaires. Hélas! Le panorama allait changer complètement pour elle et son enfant. Une autre fois le camp de concentration avec ses barbelés, ses gendarmes, ses rats, ses poux, sa disette et sa misère...!
Pourtant au camp d´Argelès, il y avait aussi une caricature de Maternité, installée dans la baraque B9 du camp de femmes. Justement je connaissais très bien ce genre de baraquement pour avoir habité la B14, pendant les mois de Juillet et Août 1940, à la suite de l´armistice franco-allemand du 25 juin. Et bien, celle-là était une baraque comme les autres, avec la seule différence d´être parquetée, d´avoir l´éclairage électrique et d´être partagée en trois compartiments: un pour les mamans, un autre pour les enfants et le troisième pour Nati, une jeune femme espagnole chargée de la direction. Les bébés y avaient de petits berceaux en bois. Chaque nuit ils étaient surveillés par deux mamans qui se relevaient à deux heures du matin. Lorsque Madame Maillo s´y installa avec Perseo, il y avait quelques vingt enfants et une douzaine de mamans. La différence s´explique parce que la moitié presque des mamans avait d´autres enfants aînés, logés dans d´autres baraques et préféraient y dormir avec ceux-ci.
Pendant l´hiver, le compartiment des enfants avait une poêle à charbon pour les chauffer. Et c´était tout. Pas d´eau ni de moyens d´hygiène infantile les plus élémentaires. Pour nettoyer les enfants, les mamans devaient aller chercher de l´eau aux cuisines du camp qui, certes, ne leur en fournissaient pas toujours.
Le régime alimentaire des mamans qui allaitaient, était exactement celui du reste des réfugiées. A sept heures du matin, du café seul, mais bien mouillé... A midi, une assiette de navets seuls ou avec des artichauts et un peu de confiture ou de fruit. Parfois on y ajoutait une ou deux sardines salées et un quart de vin; et une fois par semaine on donnait encore un morceau de viande. Quant au pain, on distribuait journellement un pain d´un kg. Pour trois personnes, c´est-à-dire, 333 gr. de pain pour chaque maman. Bien entendu, ce kg. de pain n´était pas toujours réel, mais théorique. A 18 heures du soir, même repas qu´à midi.
Pour les enfants le rationnement était pareil. Le Camp ne faisait aucune distinction à leur égard. Que voulez-vous? Le Commandanement des camps n´était pas composé précisément par des professeurs de Puericulture. Heureusement la Section de Secours aux Enfans de la Croix Rouge suisse continuait à venir en aide aux enfants enfermés dans les camps. Elle fournissait journellement un litre de lait pour chaque nourrisson, et donnait aux autres enfants du lait au matin et un goûter à base de confiture ou de fromage dans l´après-midi. Ces goûters étaient aussi distribués chaque jour aux mamans.
Quand un enfant tombait malade, il était transféré à l´Hôpital Général du Camp. S´il était encore nourrisson, on permettait à la mère de s´y installer avec lui. En cas contraire, la mère ne pouvait le voir que les jours de visite, c´est-à-dire, deux fois par semaine, dans l´après-midi. D´ailleurs, lorsque les enfants se portaient bien, les mamans avaient besoin d´une permission pour sortir leurs bébés prendre le soleil entre les barbelés. Voilà donc comment Perseo et sa maman vécurent au camp d´Argelès-sur-Mer pendant un mois à peu près. Heureusement le pauvre poupon ne se rendait compte de rien.
Vers la mi-Mai 1941, comme le reste des enfants d´Argelès, fut transféré au camp de Rivesaltes, situé aussi dans les Pyrénées Orientales. Le transfert eut une suite tragique. Une demi-centaine de gosses succombèrent en quelques semaines. Mais Perseo tint bon vaillamment. Alors la Croix Rouge Suisse demanda et obtint le transfert des survivants les plus menacés à sa colonie infantile de Banyuls-sur-Mer. Perseo resta sur place.
Pourtant cette place n´était pas très confortable. Pour ne pas trop changer, comme Argelès, à peu près. Tout d´abord, Madame Maillo fut installée avec son enfant à l´îlot J, baraque 21. Puis, lorsque Perseo atteignit six mois, ils passèrent tous les deux à la baraque J15; six mois après, à la baraque J29; et enfin, quand le bébé eut quinze mois, à la baraque J33. Au commandement du camp de Rivesaltes, il n´y avait aucun disciple de Marie Montessori ni du docteur Variot; mais enfin, le traitement était un peu moins déraisonnable. D´abord, le rationnement des enfants était aussi en principe le même que celui des personnes âgées, mais avec cette différence: pas de vin ni de café, et seulement cent grammes de pain par jour. En compensation, on donnait un demi-litre de lait par jour à chaque enfant, à partir d´un an.
D´ailleurs, les secours de la Croix Rouge Suisse y étaient parfaitement organisés. On fournissait journellement aux nourrissons un litre de lait jusqu´à un an; une bonne ration pour deux repas de riz ou de bledine, d´un à trois ans; du riz seulement, de trois à six ans; et du lait et du riz ou purée, de six à quatorze ans. Les distributions étaient régulièrement faites par le siège Central des Secours aux Enfants, demeurant à Toulouse, 71 rue du Tarn.
Du reste, l´installation à Rivesaltes était aussi misérable que celle d´Argelès. Et sous quelques aspects, plus pénible encore. Ainsi par exemple la baraque des bébés avait un poêle, comme à Argelès; mais on ne fournissait point de charbon ni de bois pour l´allumer. Alors les mamans, pour ne pas laisser périr de froid leurs enfants, étaient obligées de s´ingénier pour trouver du combustible dans le camp, ce qui n´était pas facile et, en outre, donnait souvent lieu à des arrestations. Mais que ne bravera pas une mère pour défendre la vie de son enfant...?
Les craintes du Commandement du Camp à la suite de la crise de mortalité infantile aux débuts de l´été 1941, lui inspirèrent des mesures un peu inhumaines. Par exemple, celle de ne pas permettre à une mère de cohabiter avec deux fils âgés de moins de trois ans et celle de prohiber à un enfant de visiter son petit frère, demeurant dans la Maternité du Camp. Mais ces mesures furent enfin abrogées, à la suite d´une inondation qui put devenir une catastrophe.
Quand un enfant tombait malade, il était transféré à l´Infirmerie Générale du Camp; mais on n´y permettait l´accès de la mère que pour l´allaiter exclusivement, s´il était nourrisson. Pourtant elle pouvait le voir naturellement les jours de visite, c´est-à-dire, jeudis et dimanches. Heureusement pour sa mère, Perseo n´eut jamais besoin d´être transféré à l´Infirmerie.
On imagine quand même aisement que la vie dans ces conditions n´était pas très agréable, et on ne s´étonnera pas qu´un beau jour Madame Maillo eût enfin décidé de quitter le camp avec son fils, dans le délai le plus court possible. C´était le mois de Mars 1942. Perseo avait déjà plus d´un an et il demeurait au camp de Rivesaltes depuis dix mois. Son père, qui était enrôlé dans le 410 Groupe de Travailleurs Etrangers à Perpignan, avait été obligé de se rendre avec celui-ci en zone occupée en Juillet 1941. Il travaillait dès lors à St. Malo, la petite patrie de Chateaubriand et de Lamennais. Son frère aîné, José [9], restait avec moi au 160 G.T.E. à Saint Maurice d´Ibie (Ardèche). Un jour José Mailló me dit: “Je voudrais ramener ici, ma belle-soeur et mon petit neveu. Tu sais, ils demeurent au camp de Rivesaltes et la vie là-bas n´est pas belle pour eux. Adela me communique qu´avec un contrat de travail, on lui permettrait de quitter le camp.”
“Très bien – lui répondis-je. Compte sur moi pour faire les démarches nécessaires.”
Tout de suite, nous visitâmes Monsieur Arsac [10], le maire de la commune, et Monsieur Arrassipé, un ingénieur en retraite qui s´est engagé à prendre comme couturière Madame Adela Mailló pour sa femme et sa fille.
- Tu vois, c´est fait – lui dis-je à la sortie. Avant de finir ce mois, tu auras ici ta belle-soeur et ton neveu.
Mais hélas! nous n´avions pas tenu compte de l´esprit paperassier de l´Administration française. Croira-t-on? Pour envoyer Francisco Maillo travailler en zone occupée, un simple ordre et deux journées de voyage suffirent. Par contre, pour tirer sa femme et son enfant d´un camp de concentration, il fallut sept mois de transvasement de paperasses...!
Mais enfin, un beau jour d´octobre 1942, ils atterrirent tous les deux, à l´improviste, à la commune de St. Maurice d´Ibie. Tout de suite, nous les installâmes comme il faut dans notre hôtel de réfugiés. C´était un vieux taudis du village composé de deux pièces: une chambre et une cuisine. Dans la chambre nous couchions trois camarades: deux catalans et moi; dans la cuisine on avait fait un petit appartement avec deux couvertures et y couchait un jeune ménage aragonais[11]. Alors pour loger Madame Maillo et Perseo, on improsiva à côté, dans la même cuisine, un autre minuscule compartiment avec deux autres couvertures; et voilà nos deux hôtes installés “comme il faut...” Mais oui: en tout cas, voilà en marche un foyer de sept personnes, non attachées pour la plupart par des liens familiaux, menant quand même avec harmonie une vie de famille, dans deux douzaines de mètres carrés. Naturellement pour faire des miracles pareils, il fallait être d´abord un réfugié espagnol.
Bien entendu, le petit Perseo devint dès le premier moment, la joie de la maison. Il était, certes, un joyau: beau, gracieux, inquiet, espiègle et affectueux. A cette époque il avait déjà vingt mois et pesait 12´800 kg. Ses yeux étaient bleus; son visage, potelé; ses cheveux, des boucles d´or. Il sautillait comme un chevreau, et il babillait comme un perroquet. Son jargon était pittoresque: une espèce d´esperanto particulier. Figurez-vous: sa mère étant catalane comme mes camarades Mateu et Masip; nous parlions le castillan, le ménage aragonais et moi; et dans le village le petit n´entendait que le français. Alors il nous saluait: “Kapalel, uva [12]” ; et il disait à son oncle en refusant: “No vull [13]”.
D´ailleurs, n´était-il pas né de parents espagnols dans un département français, dans une maternité suisse et dans une chambre marocaine...? Le comble, mon Dieu, le comble!
Comme tous les enfants de son âge, il cassait tout ce qu´il trouvait à la main et il s´amusait tapageusement avec tout et avec tous. Pendant les soirées, j´aimais le mettre souvent sur mes genoux et jouer avec lui joyeusement. Le pauvre gosse n´avait guère de jouets pour s´amuser; néanmoins il en trouva un épatant: un chat. Nous avions un petit chat, doux et patient, pour chasser les souris. Et bien, Perseo entra aux prises avec lui dès le premier jour et la queue du pauvre animal était toujours tendue entre ses mains, comme la corde d´un arc.
Comme Perseo entrait alors dans la période de l´imitation, il commença de très bonne heure à prendre les habitudes des hommes: fumer, dépenser l´argent et s´amouracher... Un jour Masip l´ayant mis entre les lèvres, pour s´amuser, une cigarette non allumée – c´est entendu -, le frippon de Perseo se mit à gesticuler comme un fumeur.
Il commença aussi à dépenser l´argent de sa maman de la façon la plus alarmante. Savez-vous comment? Déchirant tous les billets qu´il trouvait à la portée de sa main. Billet attrapé, billet mis en pièces. Bien sûr, il ignorait alors complètement l´existence et les ravages de l´inflation; mais il avait, on voit, l´intuition que tous ces papiers-là, sales et laids, ne seraient bons, à court délai, que pour allumer le feu...
L´engouement du petit Perseo fut quelque chose de plus épatant. Etonnez-vous-en! Il est devenu amoureux de Madame Geneviève Guitry...! Sans blague. Depuis quelques mois, j´avais sur mon chevet un grand portrait de la troisième femme de Sacha. Je l´avais découpé de la revue “7 jours” et affiché au mur de ma chambre. Eh bien, Perseo s´éprit du minois de la belle Geneviève et montant de temps en temps sur ma paillasse, il se mettait à l´embrasser amoureusement. Diable d´enfant [14]!
Même au hameau des Salelles, l´ombre bienfaisante de la Croix Rouge Suisse continua à le protéger. A Genève, le berceau de l´auteur de l´”Emile”, Perseo avait quelques marraines mystérieuses: Mlles. Berney, habitant 18 rue Dassier. C´étaient des bonnes fées qui ne le connaissaient même pas. Et bien, raison de plus pour reconnaître leur bienfaisance et leur désintéressement.
Béni pays que ce petit pays de la Suisse dont les femmes se préoccupaient généreusement de sauver la vie des gosses infortunés du Continent, tandis que d´autres s´attaquaient alors avec férocité à détruire la civilisation et l´humanité...!
TRADUCCIÓN
Perseo
A la señora Adela Mailló (Adela Truyas Andreu)
En recuerdo de nuestro exilio en el municipio de Saint Maurice d´Ibie
Con toda mi simpatía
MANUEL GARCÍA SESMA
(Fitero, Navarra, 1902-1991)
- “Señora: a una mujer que va a ser pronto mamá, este maquillage no le va nada... Quiere lavarse, por favor...?
Y la Señora Edith, la sonrisa en los labios, abrió ella misma el grifo del servicio. La interpelada, un tanto sorprendida al principio, un poco más inquieta después cogió mecánicamente el guante de baño, lo empapó de agua y se quitó rapidamente el maquillaje. Era una refugiada de Alsacia, algo madura y un poco más frívola y coqueta: una de esas mujeres de la retirada de Mayo y Junio de 1940 sobre las que un miembro de la Academia Goncourt, hizo un retrato despiadado en su libro “Primavera trágica.”
La señora Edith era lo lo contrario: un tipo de mujer que se toma la vida en serio y no como una máscara de carnaval. Primero, no era francesa, sino suiza; superaba posiblemente la treintena, pero la llevaba muy bien: esbelta, delgada, morena, vestida con un uniforme de rayas azules y blancas, con un cuello blanco almidonado. Era la comadrona de la maternidad. Porque el lugar en el que se desarrolla esta escena, era justamente una Maternidad: la Maternidad suiza de Elne, mantenida por la Cruz Roja de la pequeña República.
Elne es un municipio del departamento de los Pirineos Orientales, situado en los alrededores de los campos de concentración de St. Cyprien y de Argelès-sur-Mer. En el momento del éxodo de los republicanos españoles en febrero de 1939, la Cruz Roja Suiza, sección de Socorro a los Niños, se había apresurado a abrir una Maternidad, para venir en ayuda de las refugiadas españolas embarazadas y a los niños recién nacidos.
En aquella época era ministro del Interior un conocido radical socialista y francmasón conocido: D. Albert Sarraut. Los campos estaban bajo su autoridad. Por otra parte, en esta época funcionaban en Francia la obra de la Santa Infancia, dirigida entonces por Monseñor Merio. Pero ni la filantropía masónica ni la caridad católica tuvieron la ocurrencia de socorrer especialmente a nuestras infelices mujeres y niños. Naturalmente ni una ni otra sospechaban tampoco entonces que, al año siguiente, muchas mujeres y niños franceses y pueblos aliados de Francia (Polonia, Bélgica y Holanda) se encontrarían en el mismo caso. Afortunadamente, la Cruz Roja Suiza – que no mira la nacionalidad ni la ideología, sino la desgracia – estaba ya allí; y a partir de entonces la Maternidad Suiza de Elne abrió sus puertas no sólo a las futuras madres españolas, sino también a las de cualquier nacionalidad, refugiadas en los campos.
Justo cuando la Señora Adela Maíllo entró allí, a finales de enero de 1941, había una autriaca, una rusa blanca, una judía francesa, una polaca, etc. No obstante, el contingente más numeroso era siempre el de las españolas.
La Maternidad suiza de Elne estaba situada a dos kilómetros del municipio, en el Château de Mirois, un viejo edificio de tres pisos, que ocupaba el centro de un jardín. Disponía de 50 camas, distribuidas en varias habitaciones, de entre 4 y 8 camas cada uno. Estas habitaciones habían sido bautizadas casi todas con nombres de las principales ciudades españolas: Barcelona, Bilbao, Madrid, Santander, Sevilla y Zaragoza. Además de éstas había otras con los nombres de Suiza, Polonia, Marruecos y París. Por consiguiente, todos los niños nacidos en la Maternidad suiza de Elne eran primero marroquies... Era una pequeña habitación pintada de blanco verdoso y amueblada con una cama, una mesa, un lavabo y un armario conteniendo utensilios de la comadrona. Este era pues el principal centro de actividades de la Señora Edith. A veces esta actividad se revelaba verdaderamente angustiosa, porque los recien nacidos no querían esperar su turno, y más de una vez, aunque no muy a menudo, dieron a luz en la misma cama dos mamás juntas. Por suerte para la Señora Adela Maíllo, Perseo fue desde el primer momento un niño tranquilo y llegó a este extraño mundo el día 19 de Febrero de 1941, sin presionar descortésmente ni a su madre ni a su comadrona.
Pero era un niño español, travieso y guapito, quien, veinte meses después, haría las delicias de los refugiados del municipio de Saint Maurice d´Ibie. Pero cuando se presentó en este planeta y pidió un lugar para él, no era, como todos los recien nacidos, sino un pequeño mamífero rojizo y deforme, de 2´770 kilos de peso. En cuanto la Señorita Edith lo tuvo en sus brazos, se lo enseñó a su madre, lo limpió después, le puso el paquete y lo expidió a “Madrid”. Cosa rara. Su madre, catalana cien por cien, no protestó...?
En efecto, “Madrid” era el hogar, la habitación con las cunas de los recien nacidos: una habitación limpia y cuidada, llena de cunas de mimbre e inocentes bebés. Cuando Perseo se presentó, había tantos niños, que no había sitio para él. Pero la señorita Betty era tan lista que le encontró uno provisional muy pronto, en la cuna de otro español. Perseo permaneció allí tres días. Después tuvo su propia cuna.
La señorita Betti, aunque jefa de “Madrid”, no era madileña ni española, sino suiza. Tenía sin embargo la gracia y el aspecto simpático de una señorita de la Latina o de Chamberí.
En primer lugar, hablaba perfectamente español, como la señorita Edith. Era una muñeca rubia, grande, fragil, bonita y alegre, de unos 21 años; en fin, el angel guardián ideal para esta guardería madrileña.
Perseo pasó allí las primeras 24 horas de su existencia sin moverse ni comer nada, como es de rigor en estos casos, sobre todo en tiempos de restricciones. Pero a partir del día siguiente, comenzó a viajar y a devorar de una manera alarmante. Cada tres horas, iba de Madrid a Zaragoza, no en avión – Zaragoza está alejada de Madrid unos cientos de kilómetros -, sino en los brazos de Betty. En Zaragoza – la habitación en la que se recuperaban las mujeres que habían dado a luz -, su madre le daba el pecho seis veces al día. Pero la pobre madre, tras las privaciones del campo de concentración, no tenía demasiadas fuerzas, mientras que Perseo mostraba una voracidad de lobo. Entonces tres semanas después, hubo necesidad de reforzar con biberón la lactancia materna. Sin embargo incluso con este refuerzo, este pequeño Lucullus en bañador no se saciaba. La ración normal de biberón era de 120 gramos de leche: el pequeño Perseo tomaba siempre entre 160 y 170 gramos. ¡Bah! Estaba en el país de Pantagruel.
Naturalmente, después de haberse atiborrado de esta manera, el niño dormía como un ángel. No molestaba a la señorita Betty más que a la hora de despertarse.
Si hubiera sido mayor, habría sido necesario despertarlo más de una vez a bastonazos. Pero la guapa enfermera no prodigaba los golpes, sino las caricias. Gracias a este régimen, Perseo, 50 días después de su nacimiento, pesaba ya 3' 5 kilos.
Mientras tanto, su madre, que se había levantado de la cama, se había trasladado de "Zaragoza" a "París". Tras dos años de estancia en Francia, valía la pena visitar su capital - debió pensar la Sra. Adela. ¡Incluso en el mes de marzo de 1941...!
Por supuesto, el "París" de la Señorita Elisabeth no era exactamente el del General von Stülpnagel... Allí, como en toda la zona ocupada por la Maternidad Suiza, la autoridad no se imponía por la fuerza, sino por el espíritu de abnegación y la dulzura. La Señorita Elisabeth, la directora de la sección, era una joven de unos 25 años, rubia, esbelta, hábil y simpática. Era también suiza, como sus dos colaboradoras, y hablaba correctamente el español; pero no llevaba uniforme.
Las normas de la dirección eran, en cuanto a la disciplina, de una firmeza sutil; y para lo que concernía al régimen, al orden, el buen trato y la tolerancia. Las tres señoritas suizas sabían imponerse siempre de la manera más categórica y más agradable. Por otro lado, el orden en la casa era total. Todo estaba en su sitio. Cada lunes, la Señorita Isabel distribuía los servicios de la semana entre los refugiados que podían asumirlos. La higiene era perfecta; la comida adecuada y abundante; el respeto a las creencias absoluto. Se bautizaba a los niños cuyas madres lo pedían expresamente; pero no existía ninguna presión a este respecto. Y por otra parte, nada de rezos colectivos ni de catequesis impertinentes[1].
Cuando la Sra. Maíllo tuvo que dejar la casa con su niño, el 11 de abril de 1941, lo hizo expresando un gran pesar y un inmenso reconocimiento hacia estas tres suizas ejemplares. ¡Desgraciadamente! El panorama iba a cambiar completamente para ella y su niño. ¡Otra vez el campo de concentración con sus alambres de espino, sus gendarmes, sus ratas, sus piojos, su escasez y su miseria...!
A pesar de todo, en el campo de Argelès había también una caricatura de Maternidad, instalada en la barraca B9 del campo de mujeres. Yo conocía muy bien esta clase de campamento de barracas por haber habitado el B14, durante los meses Julio y agosto de 1940, tras el armisticio francoalemán del 25 de junio. Pues bien, aquélla era una barraca como las otras, con la única diferencia de tener parquet, disponer de alumbrado eléctrico y estar dividida en tres compartimentos: uno para las madres, otro para los niños y el tercero para Nati, una joven española encargada de la dirección. Los bebés allí tenían pequeñas cunas de madera. Cada noche eran custodiados por dos madres que se relevaban a las dos de la mañana. Cuando la Sra. Maíllo se instaló con Perseo, había aproximadamente veinte niños y una docena de madres. La diferencia se explica porque casi la mitad de las madres tenían otros niños mayores, colocados en otras barracas y preferían dormir allí con éstos.
Durante el invierno, el compartimento de los niños tenía una estufa de carbón para calentarlos. Y eso era todo. Nada de agua ni siquiera los medios de higiene infantiles más elementales. Para limpiar a los niños, las madres tenían que ir a buscar agua en las cocinas del campo que, efectivamente, no les era suministrada siempre.
El régimen alimenticio de las madres en periodo de lactancia era exactamente el mismo que el del resto de los refugiados. A las siete de la mañana, café solo, y bien remojado... Al mediodía, un plato de nabos, solos o con alcachofas, y un poco de mermelada o fruta. A veces se añadían una o dos sardinas saladas y un cuarto de vino; y una vez por semana un trozo más de carne. En cuanto al pan, se distribuía diariamente un pan de un kilo para tres personas, es decir, 333 gramos de pan para cada madre. Por supuesto, este kilo de pan no era siempre real, sino teórico. A las 16 horas, la misma comida que al mediodía.
Para los niños, el racionamiento era similar. El Campo no les hacía ninguna distinción. ¿Qué esperaban? La Comandancia del campo no estaba compuesta precisamente por profesores de Puericultura. Afortunadamente, la Sección de Socorro a los Niños de la Cruz Roja suiza seguía ayudando a los niños encerrados en los campos. Proporcionaba diariamente un litro de leche para cada lactante, y daba a los otros niños leche por la mañana y una merienda a base de mermelada o queso por la tarde. Estas meriendas se repartían también cada día a las madres.
Cuando un niño caía enfermo, se le trasladaba al Hospital General del Campo. Si aún era lactante, se permitía a la madre quedarse junto a él. En caso contrario, la madre no podía verlo más que los días de visita, es decir, dos veces por semana, por la tarde. Por otra parte, cuando los niños estaban bien, las madres necesitaban un permiso para sacar a sus bebés a tomar el sol entre las alambradas. Así fue pues cómo Perseo y su madre vivieron en el campo de Argelès-sur-Mer alrededor de un mes. Afortunadamente, el pobre bebé no se daba cuenta de nada.
Hacia mediados de mayo de 1941, como el resto de los niños de Argelès, se le trasladó al campo de Rivesaltes, situado también en los Pirineos Orientales. El traslado tuvo una consecuencia trágica. Una cincuentena de niños sucumbieron en pocas semanas. Pero Perseo aguantó valientemente. Entonces, la Cruz Roja Suiza pidió y obtuvo el traslado de los supervivientes más amenazados a su colonia infantil de Banyuls-sur-Mer. Perseo permaneció in situ.
Sin embargo este lugar no era muy cómodo. Para no variar demasiado, como en Argelès más o menos. Primero, la Sra. Maíllo fue instalada con su niño en el islote J, barraca 21. Luego, cuando Perseo cumplió seis meses, pasaron ambos a la barraca J15; seis meses después, a la barraca J29; y finalmente, cuando el bebé tenía ya quince meses, a la barraca J33. Al mando del campo de Rivesaltes no había ningún discípulo de Marie Montessori ni del doctor Variot; pero, al fin y al cabo, el trato era algo más razonable. Para empezar, el racionamiento de los niños era también en principio el mismo que el de los ancianos, pero con una diferencia: ni vino ni café, y solamente cien gramos de pan al día. Para compensar, se daba medio litro de leche al día a cada niño, a partir de un año.
Por otra parte, los auxilios de la Cruz Roja Suiza estaban allí perfectamente organizados. Se proporcionaba diariamente a los lactantes de hasta un año un litro de leche; de uno a tres años, una buena ración para dos comidas de arroz o bledine; de tres a seis años, arroz solamente; y de seis a catorce años, leche y arroz o puré. El reparto se realizaba desde la sede Central de Auxilios a los Niños, sita en la calle de Tarn, número 71 (Toulouse).
Por lo demás, las condiciones de vida en Rivesaltes eran tan miserables como las de Argelès. Y, en algunos aspectos, aún más penosas. Así, por ejemplo, la barraca de los bebés tenía una estufa, como en Argelès; pero no se suministraba ni carbón ni madera para encenderla. Entonces las madres, para no dejar morir de frío a sus niños, se veían obligadas a ingeniárselas para encontrar combustible en el campo, lo que no era fácil y, además, daba a menudo lugar a detenciones. ¿Pero de qué no será capaz una madre para defender la vida de su hijo...?
Los temores de la Comandancia del Campo tras la crisis de mortalidad infantil a principios del verano de 1941, le llevaron a tomar medidas un tanto inhumanas. Por ejemplo, la de no permitir a una madre cohabitar con dos hijos de menos de tres años y la de prohibir a un niño visitar a su hermano pequeño, residente en la Maternidad del Campo. Pero finalmente estas medidas fueron siendo derogadas, tras una inundación que pudo convertirse en una catástrofe.
Cuando un niño caía enfermo, se le trasladaba a la Enfermería General del Campo; pero no se permitía el acceso de la madre más que para darle el pecho, si era lactante. Aunque, naturalmente, podía verlo los días de visita, es decir, jueves y domingos. Afortunadamente para su madre, Perseo no tuvo nunca necesidad de ser trasladado a la Enfermería.
No obstante, uno se imagina fácilmente que la vida en estas condiciones no era muy agradable, y nadie se sorprenderá de que un buen día la Sra. Maillo se decidiera finalmente a salir el campo con su hijo, en el plazo más corto posible. Era el mes de marzo de 1942. Perseo tenía más ya de un año y permanecía en el campo de Rivesaltes desde hacía diez meses. Su padre, que estaba adscrito al 410 Grupo de Trabajadores Extranjeros en Perpiñán, había sido obligado a trasladarse con éste a la zona ocupada en julio de 1941. Trabajaba por lo tanto en St Malo, la pequeña patria de Chateaubriand y de Lamennais. Su hermano mayor, José, permanecía conmigo en el 160 G.T.E. en Saint Maurice d´Ibie (Ardèche). Un día José Maillo me dijo: "Me gustaría traer aquí a mi cuñada y a mi sobrinito. Ya sabes, siguen en el campo de Rivesaltes y la vida allí no es agradable para ellos. Adela me comunica que con un contrato de trabajo, se le permitiría dejar el campo."
"Muy bien” - le respondí. "Cuenta conmigo para hacer las gestiones necesarias."
Inmediatamente, visitamos al Sr. Arsac[2], el alcalde del municipio, y al Sr. Arrassipé, un ingeniero jubilado que se comprometió a contratar a la Sra. Adela Maíllo como costurera para su mujer y su hija.
- Ya ves, está hecho - le dije a la salida. Antes de acabar este mes, tendrás aquí a tu cuñada y a tu sobrino.
¡Pero... Por desgracia! No contábamos con el vicio por el papeleo de la Administración francesa. ¿No se lo creen? Para enviar a Francisco Maíllo a trabajar en zona ocupada, una simple orden y dos días de viaje bastaron. ¡Por el contrario, para sacar a su mujer y a su hijo de un campo de concentración, fueron necesarios siete meses de intercambio de papelotes...!
Pero, por fin, un buen día de octubre de 1942, aterrizaron ambos, de improvisto, en el municipio de Saint Maurice d’Ibie. Inmediatamente les instalamos como es debido en nuestro hotel de refugiados. Era un viejo tugurio del pueblo compuesto de dos espacios: una habitación y una cocina. En la habitación dormíamos tres camaradas: dos catalanes y yo; en la cocina se había hecho un pequeño apartamento con dos cubiertas y allí dormía una joven pareja aragonesa. Entonces, para colocar a la Sra. Maíllo y Perseo, se improsivó al lado, en la misma cocina, otro minúsculo compartimento con otras dos cubiertas; y hete aquí cómo nuestros dos huéspedes fueron instalados "como es debido..." Sí, en effecto, aquí hubo un hogar compuesto por siete personas, en su mayor sin vínculo familiar alguno, llevando a pesar de todo con armonía una vida de familia, en dos docenas de metros cuadrados. Naturalmente, para hacer milagros similares era necesario ser antes un refugiado español.
Por supuesto, el pequeño Perseo pasó a ser, desde el primer momento, la alegría de la casa. Era, ciertamente, una joya: guapo, gracioso, inquieto, travieso y cariñoso. En esta época tenía ya veinte meses y pesaba 12' 800 kg Sus ojos eran azules; su cara, regordeta; su cabello, de rizos de oro. Saltaba como un cabrito, y parloteaba como un loro. Su jerga era pintoresca: una especie de esperanto particular. Figuráos: su madre catalana, como mis camaradas Mateu y Masip; la pareja aragonesa y yo hablábamos castellano; y en el pueblo el pequeño sólo oía el francés. Entonces nos saludaba: "Kapalel, uva [3]"; y decía a su tío negándose: "no vull[4]".
Por lo demás, ¿no había nacido de padres españoles en una región francesa, en una maternidad suiza y en una habitación marroquí...? ¡El colmo, Dios mío, el colmo!
Como todos los niños de su edad, rompía todo lo que encontraba a mano y se divertía ruidosamente con todo y con todos. Por las tardes, me gustaba ponerlo a menudo sobre mis rodillas y jugar alegremente con él. El pobre apenas tenía juguetes para divertirse; sin embargo encontró uno extraordinario: un gato. Teníamos un pequeño gato, docil y paciente, para cazar a los ratones. Y bien, Perseo la tomó con él desde el primer día, y la cola del pobre animal estaba siempre tensada entre sus manos, como la cuerda de un arco.
Como Perseo entraba entonces en el período de la imitación, comenzó muy temprano las prácticas de los hombres: a fumar, a gastar el dinero y a enamorarse... Un día, Masip habiéndole puesto entre los labios, para divertirse, un cigarrillo no encendido – quede claro -, el pillo de Perseo se puso a gesticular como un fumador.
Comenzó también a gastar el dinero de su madre de la manera más alarmante. ¿Saben cómo? Rasgando todos los billetes que encontraba al alcance de su mano. Billete cogido, billete despedazado. Por supuesto, ignoraba entonces completamente la existencia y los estragos de la inflación; pero intuía, se ve, que todos estos papeles, sucios y feos, sólo serían buenos, a corto plazo, para encender el fuego...
El enamoramiento del pequeño Perseo fue algo de lo más sorprendente. ¡Asombráos! ¡Se enamoró de la Sra. Geneviève Guitry...! De veras. Desde hacía algunos meses, tenía sobre mi cabecera un gran retrato de la tercera mujer de Sacha. Lo había recortado de la revista "7 Días" y lo había pegado en la pared de mi habitación. Pues bien, Perseo se enamoró de la carita de la guapa Geneviève y subiéndose de vez en cuando encima de mi colchón, se ponía a abrazarlo amorosamente. ¡Diablo de niño! [5]
La sombra benefactora de la Cruz Roja Suiza siguió protegiéndolo incluso en la aldea de Salelles. En Ginebra, la cuna del autor del "Emile", Perseo tenía unas madrinas misteriosas: las Señoritas Berney, que vivían en el número 18 de la calle Dassier. Eran hadas buenas ni siquiera le conocían. Y bien, razón de más para reconocer su acción benefactora y su desinterés.
¡Bendito país éste de Suiza, cuyas mujeres se preocupaban generosamente por salvar la vida de los niños desafortunados del Continente, mientras que los otros hacían todo lo posible por destruir la civilización y la humanidad...”
Traducción: Alfonso Maíllo, nieto de José Maíllo, del que se habla en el texto.
[1] Era el mismo espíritu de Adèle Kamm - una pequeña santa protestante de Lausana - respecto a sus mariquitas. Las suizas saben ser, como ninguna otra mujer de Europa, profundamente religiosas y escrupulosamente tolerantes.
[2] Era el alcalde de Saint Maurice. Menú de bodas de Robert Arzac, hijo del Sr. Alcalde de Saint Maurice, celebradas en Vogüe, 8 de septiembre de 1942, en presencia de 100 huéspedes: Entremeses variados (Melón congelado Oporto/Jamón del país, aceitunas y mantequilla/Menestra de verduras; Entrantes: Cabeza de ternera salsa real/Bocaditos de la reina/Truchas salmonadas meunière/Encebollado de liebre San Huberto/Judías verdes a la inglesa. Asados: Gansos asado/Pollos de grano/Piernas de cordero/Ensalada temporada, Postres combinados: Helado en molde Paulette/Tarta de Saboya/Uvas, Melocotones, Turrones/Grajeas Pequeñas variadas al horno /Chocolates garapiñados; Vinos: Rosado Costas de Setras/Blene Hermitage/Tinto Costas del Ródano/Champagne Espumoso; Café, Licores.
[3] Raphaël: des raisins.
[4] No quiero.
[5] Desgraciadamente nuestro humilde hogar de Saint Maurice no duró mucho tiempo. Siendo disuelto el Grupo 160 el 31 de octubre de 1942, debimos retirarnos a las Salelles, una aldea del mismo municipio. Perseo y su madre tuvieron que instalarse con la pareja aragonesa en una pocilga...!; yo, en una pequeña buhardilla, fría y oscura. Como desde entonces ya no trabajaba en la Oficina del Grupo, sino en el bosque, como el resto de mis compatriotas, sólo veía al niño de vez en cuando. Aún así, cuando lo visitaba o lo encontraba por casualidad, me llamaba siempre afectuosamente: ¡Amuraci, Amuraci! Cuando no iba a la cantera, escribía a veces en el tugurio de su madre. Entonces ésta pedía al niño: ¿Qué hace Amuraci? Y Perseo respondía invariablemente: " cribir a papa " (escribir a papá). ¡Pobre niño!
[1] Estaba casada con Francisco Maíllo. Pertenecían, según su sobrino Alfonso Maíllo Oliver, a las juventudes libertarias de Canet de Mar (Barcelona), donde vivían (que es donde viven los hijos de José Maíllo, a excepción del más pequeño – Juan -, mi padre, que vive en Mequinenza (Zaragoza).
[2] «La maternitat d´Elna, bressol dels exiliats», de Assumpta Montellà i Carlos. Editorial Ara Llibres.
[3] Ce serait pourtant injuste de passer sous silence les sécours prodigués aux premiers moments par les partis ouvriers français et surtout par les instituteurs et institutrices du Syndicat National.
[4] On y avait respecté l´orthographe espagnol de tous ces noms.
[5] Entre catalans et castillans a eu souvent un peu de mésintelligence.
[6] Quartier populaire de Madrid.
[7] Se llamaba Elisabeth Eidenberg. Ver EPS, número 1515. Domingo 8 de octubre de 2005.
[8] C´était le même esprit d´Adèle Kamm – une petite sainte protestante de Lausanne – à l´égard de ses coccinelles. Les suissesses savent être, comme aucune autre femme d´Europe, profondement religieuses et scrupuleusement tolérantes.
[9] José Maíllo Ramos, nacido en Moraleja del Vino, Zamora (1901-Chemin de Montjay, 2 de noviembre de 1943), hermano de Francisco Maíllo, padre de Perseo.
[10] C´était le maire de Saint Maurice. Menu des noces de Robert Arzac, fils de Mr le Maire de Saint Maurice, célébrées chez Vogüe, 8 septembre 1942, en présence de 100 invités: Hors d´oeuvres variés (Melon glacé porto / Jambon du pays, olives et beurre / Macédoine de légumes; Entrées: Tête de veau sauce royale / Bouchées à la reine / Truites saumonnées meunière / Civet de lièvre St. Hubert / Haricots verts à l´anglaise; Rôtis: Oies roties / Poulets de grains / Gigots de presele / Salade saison, Desserts assortis: Bombe glacée Paulette / Gâteau de Savoie / Raisins, Pêches, Nougats / Dragées Petits fours assortis / Chocolatas pralinés; Vins: Rouge Côtes de Setras / Blene Hermitage / Noir Côtes du Rhône / Champagne Mousseux; Café, Liqueurs.
[11] Conchita et Rafael GIL, qui ont vécu, d´après le témoignage de Perseo Maillo (lettre, Ucel, 28 février 2006), ont vécu à Val les Bains en Ardèche jusqu´à leur mort. Leur fils serait lui aussi décédé.
[12] Raphaël: des raisins.
[13] Je ne veux pas.
[14] Malheurseusement notre humble foyer de St. Maurice ne dura pas longtemps. Le Groupe 160 ayant été dissous le 31 octobre 1942, nous dûmes nous retirer aux Salelles, un hameau de la même commune. Perseo et sa maman eurent à s´installer avec le ménage aragonais dans une porcherie...!; moi, dans une petite mansarde, glacée et obscure. Comme désormais je ne travaillais plus au Bureau du Groupe, mais dans le bois, comme le reste de mes compatriotes, je ne voyais l´enfant que de temps en temps. Pourtant lorsque je le visitais ou je le rencontrais par hasard, il m´appelait toujours affectueusement: García, García! Quand je n´allais pas au chantier, j´écrivais parfois dans le taudis de sa maman. Alors celle-ci demandait à l´enfant: Que fait García? Et Perseo répondait invariablement: “cribir a papa” (Ecrire à papa). Pauvre enfant!
*****
PERSEO
A Madame Adela Maíllo [1]
Souvenir de notre exil dans la commune de Saint Maurice d´Ibie.
Avec toute ma sympathie
St. Maurice d´Ibie (Ardèche),
le 25 octobre 1942
- “Madame: pour une femme qui va devenir bientôt maman, ce maquillage ne
va pas .... Voulez-vous vous laver, s´il vous plaît...?
Et Mademoiselle Edith, le sourire aux lèvres, tourna elle-même le robinet
du cabinet à toilette.
L´interpelée, un peu surprise d´abord, puis un peu plus troublée prit
machinalement le gant à toilette, le trempa dans l´eau et ôta tout de suite son
fard. C´était une réfugiée alsacienne, un peu mûre et un peu plus frivole et
coquette: une de ces femmes de la retraite de Mai et Juin 1940 dont un membre
de l´Académie Goncourt, René Benjamin, a fait un peu trop impitoyablement le
portrait dans son livre “Printemps
tragique”.
Mademoiselle Edith était tout justement le type opposé: le type de femme
qui prend la vie au sérieux et non comme une mascarade carnavalesque. D´abord,
elle n´était pas française, mais suissesse; une jeune femme dépassant peut-être
la trentaine, mais la portant avec aisance: svelte, mince, brune, habillée d´un
uniforme à raies bleues et blanches, avec un col blanc empesé. Elle était la
sage-femme de l´établissement. Parce que le lieu où cette scène s´est déroulée,
était justement une Maternité: la Maternité suisse d´Elne [2], soutenue par la Croix Rouge de la
petite République.
Elne est un village du département des Pyrénées Orientales, situé aux
alentours des camps de concentration de St. Cyprien et d´Argelès-sur-Mer. Lors
de l´exode des républicains espagnols en Février 1939, la Croix Rouge Suisse,
section de Secours aux Enfants, s´était pressée d´y ouvrir une Maternité, pour
venir en aide aux réfugiées espagnoles enceintes et aux enfantas nouveau-nés.
Il était alors ministre de l´Intérieur un radical socialiste et
francmaçon notoire: Monsieur Albert Sarraut. C´est de son autorité que les
camps dépendaient. D´autre part, à cette époque fonctionnait déjà en France
l´oeuvre de la Sainte Enfance, dirigée alors par Mgr. Merio. Mais ni la
philantropie maçonnique ni la charité catholique n´eurent l´idée de secourir spécialement
nos malheureuses femmes et enfants. Naturellement ni l´une ni l´autre ne
soupçonnaient alors non plus que l´année suivante, force femmes et enfants
français et des peuples alliés de la France (la Pologne, la Belgique et la
Hollande) se trouveraient dans le même cas [3]. Heureusement la Croix Rouge
Suisse – qui ne regarde pas la nationalité ni l´idéologie, mais le malheur –
était déjà là; et dorénavant la Maternité Suisse d´Elne ouvrit ses portes non
seulement aux futures mamans espagnoles, mais de toute autre nationalité,
réfugiées dans les camps.
Justement quand Madame Adela Maillo y entra, à la fin Janvier 1941, il y
avait une autrichienne, une russe blanche, une juive française, une polonaise,
etc. Pourtant le contingent le plus nombreux était toujours celui des
espagnoles.
La Maternité Suisse d´Elne était située à deux kms. du village et
installée dans le Château de Mirois, un vieux bâtiment à trois étages, placé au
milieu d´un jardin. On y disposait de 50 lits, distribués dans plusieurs pièces
qui en contenaient de quatre à huit. Ces pièces avaient été baptisées pour la
plupart de noms des principales villes espagnoles: Barcelona, Bilbao, Madrid,
Santander, Sevilla et Zaragoza. Il y en avait en outre Suiza, Polonia,
Marruecos [4] et Paris. Donc tous les enfants
nés à la Maternité Suisse d´Elne étaient d´abord des marocains... C´était une
petite chambre blanchie en blanc verdâtre et garnie d´un lit, une table, un
lavabo et une armoire contenant les ustensiles de la sage-femme. Donc c´était
là notamment le centre des activités de Mademoisele Edith. Parfois cette
activité était vraiment angoissante, parce que les nouveau-nés ne voulaient pas
attendre leur tour, et plus d´une fois, quoique peu souvent, il arriva
d´accoucher sur l´unique lit deux mamans ensemble. Heureusement, pour Madame
Adela Maillo, Perseo fut dès le premier moment, un enfant sage et il est arrivé
à ce drôle de monde le 19 février 1941, sans presser impoliment sa mère ni sa
sage-femme.
Perseo était un petit espagnol, espiègle et beau qui vingt mois après,
devrait faire les délices des réfugiés de la commune de Saint Maurice d´Ibie.
Mais au moment de se présenter dans cette planète et d´y demander une place
pour lui, il n´était, comme tous les nouveau-nés, qu´un petit mammifère
rougeâtre et déformé, pesant 2´770 kg. Aussitôt que Mademoiselle Edith le tint,
elle le montra un instant à sa mère, puis le nettoya, l´empaqueta et l´expédia
à “Madrid”. Chose rare! Sa maman, catalane cent pour cent, ne protesta pas.... [5]!
Mais oui; “Madrid” était le bercail, la chambre aux berceaux des
nouveau-nés: une chambre propre et soignée, regorgeant de berceaux en osier et
d´innocents bébés. Lorsque Perseo s´y présenta, elle regorgeait tellement de
poupons, qu´il n´y avait plus une place libre pour lui. Mais Mademoiselle Betty
était une débrouillarde et lui en trouva une provisoire tout de suite, dans le
berceau d´un autre petit espagnol. Perseo y resta pendant trois jours.
Dorénavant il eut son berceau à lui.
Mademoiselle Betty, quoique maîtresse de “Madrid”, n´était pas madrilène
ni espagnole, mais suissesse. Elle avait pourtant la grâce et l´aspect
sympathique d´une jeune fille de la Latina ou de Chamberí [6].
Tout d´abord, elle parlait parfaitement l´espagnol, comme Mademoiselle
Edith. C´était une poupée blonde, grande, frêle, jolie et gaie, âgée de quelque
21 ans; enfin, l´ange gardien idéal pour cette pouponnière madrilène.
Perseo y passa les premières 24 heures de son existence sans bouger ni
goûter, comme c´est de rigueur dans ces cas, notamment en temps de
restrictions. Mais dès le lendemain, il commença à voyager et à dévorer d´une
façon alarmante. Chaque trois heures, il allait de “Madrid” à “Zaragoza”; pas
en avion – Saragosse est éloignée de Madrid, quelques centaines de kilomètres
-, mais dans les bras de Betty. A “Zaragoza” – la chambre où se remontaient les
accouchées -, sa mère l´allaitait six fois par jour. Mais la pauvre mère, à la
suite des privations du camp, n´était pas trop forte, tandis que Perseo
montrait une voracité de loup. Alors trois semaines après, il fallut renforcer
par le biberon l´allaitement maternel. Cependant même avec ce renfort, ce petit
Lucullus en maillot ne se rassasiait pas. La ration normale de biberon étant de
120 grammes de lait, le petit Perseo en prenait toujours de 160 à 170 gr. Bah!
Il était dans le pays de Pantagruel!
Naturellement après s´être bourré de cette façon, l´enfant sommeillait
comme un ange. Il n´agaçait Mademoiselle Betty qu´à l´heure du réveiller. S´il
avait été plus âgé, il aurait fallu plus d´une fois le réveiller à coups de
bâton. Mais la jolie nurse ne dispensait pas les coups, mais les caresses.
Grâce à ce régime, Perseo, 50 jours après sa naissance, pesait déjà 3´5 kilos.
Entre-temps, sa maman ayant quitté le lit s´était rendue de “Zaragoza” à
“Paris”. Après deux années de séjour en France, ça valait la peine de visiter
sa capitale – dut penser Madame Adela. Même en Mars 1941...!
Mais oui, le “Paris” de Mademoiselle Elisabeth [7] n´était pas précisément celui du
général von Stülpnagel... Là, comme dans toute la zone occupée par la Maternité
Suisse, ce n´était pas l´autorité imposée par la force, mais par le dévouement
et la douceur. Mademoiselle Elisabeth, la directrice de l´établissement était
une jeune personne de quelque 25 ans, blonde, mince, habile et sympathique.
Elle était aussi suissesse, comme les deux collaboratrices, et parlait
correctement l´espagnol; mais elle ne portait pas d´uniforme.
Les normes de la direction c´étaient, pour la discipline, une fermeté
polie; et pour le régime, l´ordre, le bon traitement et la tolérance. Les trois
demoiselles suissesses savaient s´imposer toujours de la façon la plus
catégorique et la plus aimable. Du reste, l´ordre dans la maison était complet.
Il ne laissait rien à désirer. Chaque lundi, Mademoiselle Elisabeth distribuait
les services de la semaine entre les réfugiées qui se trouvaient en état de les
assumer. L´hygiène était parfaite; la nourriture adéquate et abondante; le
respect des croyances absolu. On baptisait les enfants dont les mères le demandaient
expressement; mais aucune pression à ce sujet. Et d´autre part, pas de prières
collectives ni de catéchèses impertinentes [8].
Quand Madame Maillo dut quitter la maison avec son enfant, le 11 avril
1941, ce fut avec un véritable regret et avec une immense reconnaissance envers
ces trois suissesses exemplaires. Hélas! Le panorama allait changer
complètement pour elle et son enfant. Une autre fois le camp de concentration
avec ses barbelés, ses gendarmes, ses rats, ses poux, sa disette et sa
misère...!
Pourtant au camp d´Argelès, il y avait aussi une caricature de Maternité,
installée dans la baraque B9 du camp de femmes. Justement je connaissais très
bien ce genre de baraquement pour avoir habité la B14, pendant les mois de
Juillet et Août 1940, à la suite de l´armistice franco-allemand du 25 juin. Et
bien, celle-là était une baraque comme les autres, avec la seule différence
d´être parquetée, d´avoir l´éclairage électrique et d´être partagée en trois
compartiments: un pour les mamans, un autre pour les enfants et le troisième
pour Nati, une jeune femme espagnole chargée de la direction. Les bébés y
avaient de petits berceaux en bois. Chaque nuit ils étaient surveillés par deux
mamans qui se relevaient à deux heures du matin. Lorsque Madame Maillo s´y
installa avec Perseo, il y avait quelques vingt enfants et une douzaine de
mamans. La différence s´explique parce que la moitié presque des mamans avait
d´autres enfants aînés, logés dans d´autres baraques et préféraient y dormir
avec ceux-ci.
Pendant l´hiver, le compartiment des enfants avait un poêle à charbon
pour les chauffer. Et c´était tout. Pas d´eau ni de moyens d´hygiène infantile
les plus élémentaires. Pour nettoyer les enfants, les mamans devaient aller
chercher de l´eau aux cuisines du camp qui, certes, ne leur en fournissaient
pas toujours.
Le régime alimentaire des mamans qui allaitaient, était exactement celui
du reste des réfugiées. A sept heures du matin, du café seul, mais bien
mouillé... A midi, une assiette de navets seuls ou avec des artichauts et un
peu de confiture ou de fruit. Parfois on y ajoutait une ou deux sardines salées
et un quart de vin; et une fois par semaine on donnait encore un morceau de
viande. Quant au pain, on distribuait journellement un pain d´un kg. Pour trois
personnes, c´est-à-dire, 333 gr. de pain pour chaque maman. Bien entendu, ce
kg. de pain n´était pas toujours réel, mais théorique. A 18 heures du soir,
même repas qu´à midi.
Pour les enfants le rationnement était pareil. Le Camp ne faisait aucune
distinction à leur égard. Que voulez-vous? Le Commandanement des camps n´était
pas composé précisément par des professeurs de Puericulture. Heureusement la
Section de Secours aux Enfans de la Croix Rouge suisse continuait à venir en
aide aux enfants enfermés dans les camps. Elle fournissait journellement un
litre de lait pour chaque nourrisson, et donnait aux autres enfants du lait au
matin et un goûter à base de confiture ou de fromage dans l´après-midi. Ces
goûters étaient aussi distribués chaque jour aux mamans.
Quand un enfant tombait malade, il était transféré à l´Hôpital Général du
Camp. S´il était encore nourrisson, on permettait à la mère de s´y installer
avec lui. En cas contraire, la mère ne pouvait le voir que les jours de visite,
c´est-à-dire, deux fois par semaine, dans l´après-midi. D´ailleurs, lorsque les
enfants se portaient bien, les mamans avaient besoin d´une permission pour
sortir leurs bébés prendre le soleil entre les barbelés. Voilà donc comment
Perseo et sa maman vécurent au camp d´Argelès-sur-Mer pendant un mois à peu
près. Heureusement le pauvre poupon ne se rendait compte de rien.
Vers la mi-Mai 1941, comme le reste des enfants d´Argelès, fut transféré
au camp de Rivesaltes, situé aussi dans les Pyrénées Orientales. Le transfert
eut une suite tragique. Une demi-centaine de gosses succombèrent en quelques
semaines. Mais Perseo tint bon vaillamment. Alors la Croix Rouge Suisse demanda
et obtint le transfert des survivants les plus menacés à sa colonie infantile
de Banyuls-sur-Mer. Perseo resta sur place.
Pourtant cette place n´était pas très confortable. Pour ne pas trop
changer, comme Argelès, à peu près. Tout d´abord, Madame Maillo fut installée
avec son enfant à l´îlot J, baraque 21. Puis, lorsque Perseo atteignit six
mois, ils passèrent tous les deux à la baraque J15; six mois après, à la baraque
J29; et enfin, quand le bébé eut quinze mois, à la baraque J33. Au commandement
du camp de Rivesaltes, il n´y avait aucun disciple de Marie Montessori ni du
docteur Variot; mais enfin, le traitement était un peu moins déraisonnable.
D´abord, le rationnement des enfants était aussi en principe le même que celui
des personnes âgées, mais avec cette différence: pas de vin ni de café, et
seulement cent grammes de pain par jour. En compensation, on donnait un
demi-litre de lait par jour à chaque enfant, à partir d´un an.
D´ailleurs, les secours de la Croix Rouge Suisse y étaient parfaitement
organisés. On fournissait journellement aux nourrissons un litre de lait
jusqu´à un an; une bonne ration pour deux repas de riz ou de bledine, d´un à
trois ans; du riz seulement, de trois à six ans; et du lait et du riz ou purée,
de six à quatorze ans. Les distributions étaient régulièrement faites par le
siège Central des Secours aux Enfants, demeurant à Toulouse, 71 rue du Tarn.
Du reste, l´installation à Rivesaltes était aussi misérable que celle
d´Argelès. Et sous quelques aspects, plus pénible encore. Ainsi par exemple la
baraque des bébés avait un poêle, comme à Argelès; mais on ne fournissait point
de charbon ni de bois pour l´allumer. Alors les mamans, pour ne pas laisser
périr de froid leurs enfants, étaient obligées de s´ingénier pour trouver du
combustible dans le camp, ce qui n´était pas facile et, en outre, donnait
souvent lieu à des arrestations. Mais que ne bravera pas une mère pour défendre
la vie de son enfant...?
Les craintes du Commandement du Camp à la suite de la crise de mortalité
infantile aux débuts de l´été 1941, lui inspirèrent des mesures un peu
inhumaines. Par exemple, celle de ne pas permettre à une mère de cohabiter avec
deux fils âgés de moins de trois ans et celle de prohiber à un enfant de
visiter son petit frère, demeurant dans la Maternité du Camp. Mais ces mesures
furent enfin abrogées, à la suite d´une inondation qui put devenir une
catastrophe.
Quand un enfant tombait malade, il était transféré à l´Infirmerie
Générale du Camp; mais on n´y permettait l´accès de la mère que pour l´allaiter
exclusivement, s´il était nourrisson. Pourtant elle pouvait le voir
naturellement les jours de visite, c´est-à-dire, jeudis et dimanches.
Heureusement pour sa mère, Perseo n´eut jamais besoin d´être transféré à
l´Infirmerie.
On imagine quand même aisement que la vie dans ces conditions n´était pas
très agréable, et on ne s´étonnera pas qu´un beau jour Madame Maillo eût enfin
décidé de quitter le camp avec son fils, dans le délai le plus court possible.
C´était le mois de Mars 1942. Perseo avait déjà plus d´un an et il demeurait au
camp de Rivesaltes depuis dix mois. Son père, qui était enrôlé dans le 410
Groupe de Travailleurs Etrangers à Perpignan, avait été obligé de se rendre
avec celui-ci en zone occupée en Juillet 1941. Il travaillait dès lors à St.
Malo, la petite patrie de Chateaubriand et de Lamennais. Son frère aîné, José [9], restait avec moi au 160 G.T.E. à
Saint Maurice d´Ibie (Ardèche). Un jour José Mailló me dit: “Je voudrais ramener ici, ma belle-soeur et
mon petit neveu. Tu sais, ils demeurent au camp de Rivesaltes et la vie là-bas
n´est pas belle pour eux. Adela me communique qu´avec un contrat de travail, on
lui permettrait de quitter le camp.”
“Très bien – lui répondis-je. Compte sur moi pour faire les démarches
nécessaires.”
Tout de suite, nous visitâmes Monsieur Arsac [10], le maire de la commune, et
Monsieur Arrassipé, un ingénieur en retraite qui s´est engagé à prendre comme
couturière Madame Adela Mailló pour sa femme et sa fille.
- Tu vois, c´est fait – lui dis-je à la sortie. Avant de finir ce mois,
tu auras ici ta belle-soeur et ton neveu.
Mais
hélas! nous n´avions pas tenu compte de l´esprit paperassier de
l´Administration française. Croira-t-on? Pour envoyer Francisco Maillo
travailler en zone occupée, un simple ordre et deux journées de voyage
suffirent. Par contre, pour tirer sa femme et son enfant d´un camp de
concentration, il fallut sept mois de transvasement de paperasses...!
Mais
enfin, un beau jour d´octobre 1942, ils atterrirent tous les deux, à
l´improviste, à la commune de St. Maurice d´Ibie. Tout de suite, nous les
installâmes comme il faut dans notre hôtel de réfugiés. C´était un vieux taudis
du village composé de deux pièces: une chambre et une cuisine. Dans la chambre
nous couchions trois camarades: deux catalans et moi; dans la cuisine on avait
fait un petit appartement avec deux couvertures et y couchait un jeune ménage
aragonais. Alors pour loger Madame Maillo et Perseo, on improsiva à côté, dans
la même cuisine, un autre minuscule compartiment avec deux autres couvertures;
et voilà nos deux hôtes installés “comme il faut...” Mais oui: en tout cas,
voilà en marche un foyer de sept personnes, non attachées pour la plupart par
des liens familiaux, menant quand même avec harmonie une vie de famille, dans
deux douzaines de mètres carrés. Naturellement pour faire des miracles pareils,
il fallait être d´abord un réfugié espagnol.
Bien entendu, le petit Perseo devint dès le premier moment, la joie de la
maison. Il était, certes, un joyau: beau, gracieux, inquiet, espiègle et
affectueux. A cette époque il avait déjà vingt mois et pesait 12´800 kg. Ses
yeux étaient bleus; son visage, potelé; ses cheveux, des boucles d´or. Il
sautillait comme un chevreau, et il babillait comme un perroquet. Son jargon
était pittoresque: une espèce d´esperanto particulier. Figurez-vous: sa mère
étant catalane comme mes camarades Mateu et Masip; nous parlions le castillan,
le ménage aragonais et moi; et dans le village le petit n´entendait que le
français. Alors il nous saluait: “Kapalel, uva [11]” ; et il disait à son oncle en
refusant: “No vull [12]”.
D´ailleurs, n´était-il pas né de parents espagnols dans un département
français, dans une maternité suisse et dans une chambre marocaine...? Le
comble, mon Dieu, le comble!
Comme tous les enfants de son âge, il cassait tout ce qu´il trouvait à la
main et il s´amusait tapageusement avec tout et avec tous. Pendant les soirées,
j´aimais le mettre souvent sur mes genoux et jouer avec lui joyeusement. Le
pauvre gosse n´avait guère de jouets pour s´amuser; néanmoins il en trouva un
épatant: un chat. Nous avions un petit chat, doux et patient, pour chasser les
souris. Et bien, Perseo entra aux prises avec lui dès le premier jour et la
queue du pauvre animal était toujours tendue entre ses mains, comme la corde
d´un arc.
Comme Perseo entrait alors dans la période de l´imitation, il commença de
très bonne heure à prendre les habitudes des hommes: fumer, dépenser l´argent
et s´amouracher... Un jour Masip l´ayant mis entre les lèvres, pour s´amuser,
une cigarette non allumée – c´est entendu -, le frippon de Perseo se mit à
gesticuler comme un fumeur.
Il commença aussi à dépenser l´argent de sa maman de la façon la plus alarmante.
Savez-vous comment? Déchirant tous les billets qu´il trouvait à la portée de sa
main. Billet attrapé, billet mis en pièces. Bien sûr, il ignorait alors
complètement l´existence et les ravages de l´inflation; mais il avait, on voit,
l´intuition que tous ces papiers-là, sales et laids, ne seraient bons, à court
délai, que pour allumer le feu...
L´engouement du petit Perseo fut quelque chose de plus épatant.
Etonnez-vous-en! Il est devenu amoureux de Madame Geneviève Guitry...! Sans
blague. Depuis quelques mois, j´avais sur mon chevet un grand portrait de la
troisième femme de Sacha. Je l´avais découpé de la revue “7 jours” et affiché
au mur de ma chambre. Eh bien, Perseo s´éprit du minois de la belle Geneviève
et montant de temps en temps sur ma paillasse, il se mettait à l´embrasser
amoureusement. Diable d´enfant [13]!
Même au hameau des Salelles, l´ombre bienfaisante de la Croix Rouge
Suisse continua à le protéger. A Genève, le berceau de l´auteur de l´”Emile”,
Perseo avait quelques marraines mystérieuses: Mlles. Berney, habitant 18 rue
Dassier. C´étaient des bonnes fées qui ne le connaissaient même pas. Et bien,
raison de plus pour reconnaître leur bienfaisance et leur désintéressement.
Béni pays que ce petit pays de la Suisse dont les femmes se préoccupaient
généreusement de sauver la vie des gosses infortunés du Continent, tandis que
d´autres s´attaquaient alors avec férocité à détruire la civilisation et
l´humanité...!
[1] Estaba casada con Francisco
Maíllo. Pertenecían, según su sobrino Alfonso Maíllo Oliver, a las juventudes
libertirarias de Canet de Mar (Barcelona), donde vivían (que es donde viven los
hijos de José Maíllo, a excepción del más pequeño – Juan -, mi padre, que vive
en Mequinenza (Zaragoza).
[2] La
maternitat d´Elna, bressol dels exiliats, de Assumpta Montellà i Carlos.
Editorial Ara Llibres.
[3] Ce serait pourtant injuste de passer sous silence les
sécours prodigués aux premiers moments par les partis ouvriers français et
surtout par les instituteurs et institutrices du Syndicat National.
[4] On y avait respecté l´orthographe espagnol de tous ces
noms.
[5] Entre catalans et castillans a eu souvent un peu de
mésintelligence.
[6]
Quartier populaire de Madrid.
[7] Se
llamaba Elisabeth Eidenberg. Ver EPS, número 1515. Domingo 8 de octubre de
2005.
[8] C´était le même esprit d´Adèle Kamm – une petite sainte
protestante de Lausanne – à l´égard de ses coccinelles. Les suissesses savent
être, comme aucune autre femme d´Europe, profondement religieuses et
scrupuleusement tolérantes.
[9] José
Maíllo Ramos, nacido en Moraleja del Vino, Zamora (1901-Chemin de Montjay, 2 de
noviembre de 1943), hermano de Francisco Maíllo, padre de Perseo.
[10] C´était le maire de Saint Maurice. Menu des noces de Robert Arzac, fils de
Mr le Maire de Saint Maurice, célébrées chez Vogüe, 8 septembre 1942, en
présence de 100 invités: Hors d´oeuvres variés (Melon glacé porto / Jambon du
pays, olives et beurre / Macédoine de légumes; Entrées: Tête de veau sauce
royale / Bouchées à la reine / Truites saumonnées meunière / Civet de lièvre
St. Hubert / Haricots verts à l´anglaise; Rôtis: Oies roties / Poulets de
grains / Gigots de presele / Salade saison, Desserts assortis: Bombe glacée
Paulette / Gâteau de Savoie / Raisins, Pêches, Nougats / Dragées Petits fours
assortis / Chocolatas pralinés; Vins: Rouge Côtes de Setras / Blene Hermitage /
Noir Côtes du Rhône / Champagne Mousseux; Café, Liqueurs.
[11] Raphaël: des raisins.
[12] Je ne veux pas.
[13] Malheurseusement notre humble foyer de St. Maurice ne
dura pas longtemps. Le Groupe 160 ayant été dissous le 31 octobre 1942, nous
dûmes nous retirer aux Salelles, un hameau de la même commune. Perseo et sa
maman eurent à s´installer avec le ménage aragonais dans une porcherie...!;
moi, dans une petite mansarde, glacée et obscure. Comme désormais je ne
travaillais plus au Bureau du Groupe, mais dans le bois, comme le reste de mes
compatriotes, je ne voyais l´enfant que de temps en temps. Pourtant lorsque je
le visitais ou je le rencontrais par hasard, il m´appelait toujours
affectueusement: Amuraci, Amuraci! Quand je n´allais pas au chantier,
j´écrivais parfois dans le taudis de sa maman. Alors celle-ci demandait à
l´enfant: Que fait Amuraci? Et Perseo répondait invariablement: “cribir a papa”
(Ecrire à papa). Pauvre enfant!
LA GROTTE DE “BARRE-TU”
ou des Huguenots
À Paul Chazel
Manuel G. Sesma
Aux Salelles, le 26 décembre 1942
Mademoiselle, dites-moi, s´il vous plait: dans quelle
direction se trouve la grotte de Barotus…?[1]
Paulette Vincent –la fille aimée d´un paysan de Salelles-
m´indiqua volontiers.
-
Suivez
ce chemin, Monsieur: puis ce sentier-là, qui borde la montagne. Vous
rencontrerez premièrement la ferme de Monsieur Georges; après une autre plus
petite. Eh bien, entre les deux à droite, se trouve la grotte de Barotus.[2]
-
L´indication
de la jeune fille n´était pas trop précise
pour moi, puisque je n´avais jamais encore eu la curiosité de visiter
ces parages. Pourtant, je me mis immédiatement en route, sans en demander
davantage. C´était par un matin gris de décembre à cause de la pluie tombée la
veille, ajoutait au froid de l´humidité. Les gouttes d´eau parlaient sur
l´herbe des près et tremblaient sur les feuiles des chênes. Un vent glacial du
Nord balayait les nuages et laissait briller par intervalles un soleil tiède et
blanchâtre.
Je parcourus
tout d´une traite le chemin indiqué par la jeune fille, sans trouver la caverne
recherchée. A ne pas en douter, celle-ci devait être parfaitement dissimulée.
On comprend aisément. Une cachette pour célébrer des réunions secrètes et
illégales, ne frappe pas les yeux du premier passant. C´est pour cela que je ne
m´en décourageai pas. D´autre part, mon échec n´avait pas été complet. Le
paysage –une gorge rocheuse et tortueuse au fond de laquelle l´Ibie glissait en
silence et prequ´invisiblement- ne me déplaisait pas. C´était la solitude: une
solitude âpre et mystérieuse qui s´harmonisait parfaitement avec l´état de mon
âme. À cette époque-là, j´avais en effet une âme de fuyard. La vie affreuse que
je menais alors dans ce coin ardéchois avait plongé provisoirement dans une
sombre misanthropie. D´autre part, dans ce temps turbulent, il n´y avait pas en
réalité pour l´homme libre et civilisé un endroit plus sûr et même plus
agréable que le désert. En traversant ce matin-là d´hiver ces parages abrupts
et silencieux, je pensais que la vie de tous ces anachorètes de la Thébaïde,
décrite minutieusement par l´historien aquitain du IV siècle Sévère Sulpice,
n´était pas enfin de compte une existence morne ni pénible. Surtout lorsqu´un
corbeau merveilleux se préoccupait de vous apporter gratuitement –et sans
tickets, c´est entendu- le pain de chaque jour. De très bon gré, je serais
resté moi-même dans ce petit désert du Vivarais, éloigné de tout commerce
mondain, jusqu´à la fin de la Guerre. Du moins, cela aurait, bien sûr, été plus
supportable que de gagner journellement un petit morceau de pain brun et
indigeste en travaillant comme un ilote dans la forêt des Salelles.
Malheureusement, je ne m´étais pas lié d´amitié avec un corbeau boulanger comme
Saint Paul, le premier ermite, et en outre les gendarmes du Département
m´auraient recherché et harcelé comme un feroce chacal.
Après avoir
atteint le Mas Champerrier, c´est-à-dire, la deuxième ferme signalée par la
jeune fille, sans résultat positif, je revins incontinent, sur mes pas, décidé
cette fois, pour découvrir la grotte, a
fouille un par un tous les coins de la gorge. L´entreprise n´était pas très
commode. Les flancs de la montagne étant escarpés et caillouteux. Le parage
résultait un peu pénible et par intervalles, un peu périlleux. Quand enfin
j´allais traverser l´Ibie pour aboutir à la prairie du Mas de Chambonnet, je
crus apercevoir à la base d´un rocher dont la face, coupée à pic, bordait la
rive gauche, une sorte de grande cavité, dissimulée par la broussaille. Alors,
je m´en suis approché, j´ai passé en sautillant le ruisseau et après avoir
franchi une petite barrière de buissons et d´osiers, j´ai en effet découvert à
quelques deux cents mètres, au-dessus du lit de celui-ci, un grand orifice
creusé dans le rocher. C´était la grotte de Barotus.
Avant d´y
entrer, je me suis arrêté pendant quelques instants pour examiner avec
curiosité son extérieur. La façade était imposante et magnifique. Dans le
couloir, je me suis rappelé celle de Saint Jean de Lyon et celle de Notre Dame
de Paris. C´était une façade rocheuse, lisse, ample et majestueuse, à couleur
gris cendré. Le portail avait la forme d´un haut triangle gothique. Une grande
pierre, placée au milieu du seuil, fermant presque l´entrée. On y remarquait à
gauche des restes de maçonnerie qui dénonçaient son ancienne utilisation. En
outre, on avait planté devant la pierre de l´entrée, sans doute pour dissimuler
la base de la grotte, un arbrisseau séché déjà, et sur la plateforme, du
vestibule, un chêne, encore vert, qui cachait le haut de la cavité.
Après cet
examen sommaire du dehors, je pénétrais dans l´intérieur, saisi d´une secrète émotion.
Mais oui: ces endroits de refuge qui ont autrefois abrité des hommes idéalistes
ayant souffert des persécutions, pour la justice, quelque soit la cause par eux
défendue, m´émeuvent toujours jusqu´que plus profond de mon âme. Et à plus
forte raison dans cette occasion-là. Hélas!, j´étais alors moi-même un persécute
et un réfugié. Donc je ressentais en ce moment des besoins de justice et de
liberté pareils que ceux qu´ont jadis ressenti les obscurs paysans protestants
de l´Ardèche il y a deux siècles et demi qui se rassemblaient secrètement dans
cette grotte, bravant les espions et les bourreaux de la monarchie et du clergé
de leur époque.
L´intérieur de
la cavité était partagé en trois compartiments: l´un central, le plus ample et
parfaitement éclairé; et deux coins latéraux plongés dans la pénombre, surtout
celui de droite qui était le plus spacieux. Le trou était naturellement humide,
comme toutes les grottes, et surtout, à cause de son emplacement aux bords
mêmes de l´Ibie. La grotte pourrait abriter quelques douzaines de personnes, un
peu serrées. Dans le coin gauche on remarquait quelques noms, sans doute de
visiteurs, écrits à la craie et au crayon. Après avoir exploré attentivement
tout l´intérieur, je me suis assis distraitement sur une pierre et me mis à
revivre en esprit les réunions secrètes de jadis. C´était au commencement du
XVIII siècle.
Louis XIV, le
Roi-Soleil, déclinait. Après s´être lassé de contenter le diable dans les bras
de ses maîtresses, lorsqu´il était dans la force de l´âge, le libertin monarque
s´empressait maintenant de se réconcilier avec Dieu, alors qu´il n´était qu´ un
vieillard. Ah! Comment renoncer à une place dans le royaume des cieux, après
avoir régné sur la terre comme un Jupiter de l´Olympe versaillais? Il lui
fallait triompher encore dans l´autre monde. Naturellement pour cette entreprise
ne valaient plus ces jolies confidentes d´alcôve d´autrefois, mais les
confidents un peu plus laids du confessionnal. Ce n´était plus l´heure de la
galanterie, mais celle de la bigoterie. Surtout étant donné l´ignorance du Roi
sur les matières religieuses. C´est pourquoi Le Tellier et le P. La Chaise, Mme
Maintenon et Bossuet n´eurent pas grande peine à convaincre Louis XIV que le
chemin le plus court, pour aboutir au ciel, était celui qui menait ses états à
l´anéantissement de l ´hérésie protestante.
A partir de ce moment, la persécution contre les
huguenots commença. D´abord, larvée, par la corruption; puis ouverte, par la
violence. Comme le vaste système d´arrêts oppressifs, inspirés par les
assemblées générales du clergé de 1650 et 1660, n´avaient pas donné le résultat
voulu, les ministres du Roi eurent l´idée originale de confier à un ancien réformé,
l´avocat de Castres, Pélisson, l´administration d´une caisse, dite caisse de
conversions, qui devait servir à acheter les consciences des huguénots dans
tout le royaume. On donnait contre quittance six livres par abjuration; mais on
pouvait aller jusqu´à cent livres dans certains cas. A une époque où le peuple
mourait de faim d´après les témoignages de Fénelon[3], n´était pas trop mauvaise –peu suspect-, et surtout
c´était une façon très éloquente de persuader les réformés pauvres. Tellement
éloquente que l´on aperçut par la suite que le nombre de convertis dépassait
celui des hérétiques. C´est que des catholiques, peu scrupuleux, se faisaient
protestants tout exprès, pour toucher ensuite le prix de l´abjuration.
Naturellement, la caisse des conversions fut vidée promptement, mais sans résultat.
Alors, on eut recours à un autre moyen plus expéditif: les dragonnades. Sous
l´inspiration du ministre Louvois, on confia aux soldats du Roi, ordinairement
des dragons, la mission d´arracher aux réformés un semblant d´abjuration, en
installant leurs foyers pour y exercer toutes sortes de violences. La méthode
était la suivante: la conversion par la ruine et par la souffrance. Les dragons
ruinaient leurs hôtes en exigeant d´eux d´être nourris grassement et d´être
payés splendidement. Ils les torturaient par caprice et sans égards, selon l´imagination
et l´humeur de chacun. Par exemple, ils jetaient les maîtres de la maison par
l´escalier, après les avoir enveloppés dans des sacs. Ils prenaient les femmes
par les cheveux et les traînaient au milieu des rues, dans la boue ou sur les
pierres. Ils attachaient les enfants à la colonne du lit, etc., etc. Les missionnaires
bottés portaient parfois un chapelet sur leur tunique et une croix placée au
bout de leurs mousquéton. Ils enfonçaient cette croix dans le visage et dans la
poitrine de ceux qui refusaient de la baiser. C´était vraiment une façon évangélique
de convertir des hérétiques.
Naturellement
avec ces procédés brutaux, les neuf dixièmes des huguenots français firent
semblant d´abjurer. Mais semblant seulement, c´est entendu. En réalité ils
restèrent plus attachés que jamais à leur ancienne foi. Pourtant le clergé et
les bigots de la Cour profitèrent de cette farce sacrilège pour faire croire au
Roi qu´il ne restait plus que très peu de protestants en France et qu´il
pouvait dès lors révoquer l´édit de Nantes. En effet, le 18 octobre 1805, Le
Tellier obtint de Louis XIV la signature de la révocation. Les prêtres
fanatiques tressaillirent d´enthousiasme. Plus de concurrents religieux! Dorénavant
le protestantisme était mis hors la loi. Le pasteur était un criminel; le
simple huguenot était un délinquant. L´assemblée générale du clergé de 1690
vota un don gratuit de 14 millions pour remercier le Roi…! Pourtant la révocation
fut une catastrophe nationale. Plus d´un million de Réformés émigrèrent par la
suite et avec eux soixante millions de numéraires. Tous les émigrants, bien
entendu, n´étaient pas des gens vulgaires. Parmi eux se trouvaient le physicien
Denis Papin, le chimiste Lémery, l´historien Rapin-Thoyras, le voyageur
Chardin, le polémiste Jurien, le prédicateur Saurin, l´apologiste Abbadie, le
moraliste La Placette, le philologue Martin et le polygraphe Allix, etc. Mais
ce furent principalement l´industrie et le commerce qui reçurent un coup
sensible. Tellement sensible que quatre années après, le maréchal Vauban
adressa au Roi un mémoire concernant le « Rappel de huguenots » dans
lequel il l´invitait à rétablir l´édit de Nantes purement et simplement, afin
d´arrêter la ruine du royaume. Mais cela n´intéressait point les fanatiques.
Ils n´avaient en vue que le triomphe de leur parti. Et le représentant le plus
illustre du catholicisme, Bossuet, n´hésita pas à prononcer ces étranges paroles
dans l´oraison funèbre du chancelier Le Tellier : « Épanchons nos
cœurs sur la piété de Louis ; poussons nos acclamations jusqu´au ciel et
disons à ce nouveau Marciens, à ce nouveau Charlemagne ce que les six cent
trente Pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine : « Vous
avez affermi la foi ; vous avez exterminé les hérétiques ; c´est le
digne ouvrage de votre règne ; c´en est le propre caractère. Par vous
l´hérésie n´est plus. Dieu seul a pu faire cette merveille. »
Pour sa part, le pape Innocent XI envoya à Louis XIV un
bref dans lequel il lui disait : « L´église catholique n´oubliera pas de marquer dans ses annales une si
grande œuvre de dévotion envers elle et ne cessera jamais de louer votre nom.
Mais surtout vous devez attendre de la bonté divine la récompense d´une si
belle résolution. »
Ah ! la récompense d´une si belle résolution !
Voilà justement ce que le Roi s´était proposé par l´édit de révocation :
obliger sans grande peine personnelle la bonté divine afin de s´assurer une
place dans la cour céleste… C´est pourquoi, malgré la protestation des jansénistes
et même les sages conseils de quelques prélats catholiques bien intentionnés
comme Fénelon et Noailles, Louis XIV, loin d´atténuer les conséquences de la
révocation, les aggrava dans la suite, puisqu´à sa mort, par des ordonnances de
plus en plus sévères. La loi du 8 Mars 1715, signée six mois avant son décès,
portait ce titre inouï que se passe de tout commentaire : « Loi qui ordonne que ceux qui auront déclaré
qu´ils veulent persister et mourir dans la religion prétendue réformée, soit
qu´ils aient fait abjuration ou pas, seront réputés relaps. » Pour
justifier cette mesure, on y posait la présomption juridique monstrueuse
qu´après la révocation de l´édit de Nantes, il n´y avait plus de protestants en
France.
Était-ce vrai… ? Pas du tout. Malgré les émigrations
massives qui suivirent la proscription du protestantisme, plus de la moitié de
la population huguénote était restée dans le royaume. On évalue à douze cent
mille le nombre de cette population. Certes, beaucoup abjurèrent pour échapper
à la persécution ; mais pas la totalité. Et en outre quelle valeur avaient
ce abjurations ? Un grand nombre de ces nouveaux convertir confessèrent
publiquement leur faute au milieu des assemblées de leurs frès restés fidèles
et furent « reçus à la paix de l´Église »[4]
Du reste, la mise hors la loi du protestantisme n´aboutit
jamais à l´interruption du culte protestant. Les huguenots, dépossédés
continuèrent à le célébrer, d´abord dans leurs maisons particulières, puis dans
des fermes isolées au milieu de la campagne et dans des grottes creusées dans
les montagnes. Des laïques pieux présidaient ces petites assemblées. On a
conservé la prière qu´ils y disaient, ainsi que dans le culte domestique.
« O Dieu ! Nous sommes sans
temples, mais remplis toi-même ce lieu de ta présence. Nous sommes sans
pasteurs, mais sois toi-même notre pasteur. »
Bien entendu que les agents du Roi et les prêtres
fanatiques tâchèrent d´en finir avec ces réunions secrètes par la persécution
la plus féroce ; mais en vain, le harcèlement impitoyable ne produit que
la révolte des forts et l´ exaltation des faibles. D´où la guerre des camisards[5] et
l´illusionnisme. Les cruautés de l´intendant Lamoignon de Bâville et de subdélégué,
l´abbé Chayla dans le Languedoc provoquèrent l´insurrection cévenole de 1702
qui, sous la conduite de Laporte, de Roland et de Cavalier, tint tête aux armes
royales pendant trois ans. Ni Broglio ni Montrevel ne réussirent pas à
soumettre les insurgés. Leurs procédés de terreur, loin de décourager les
camisards, redoublèrent leur ardeur combative. C´est en contemplant la tête de
Laporte et de douze autres camarades, exposés sur le pont d´Anduze, que
Cavalier décida de ne plus faire aucun quartier à l´ennemi, s´écriant avec
indignation : « Les têtes nous disent : « En
avant ! » Alors, pour en finir, il fallait envoyer le plus grand des
capitaines du Roi: le maréchal de Villars. Et celui-ci dut encore traiter à Nîmes
avec le brave Cavalier (14 mai 1704)[6].
L´agitation des camisards ayant cessé, celle des
illuminés qui l´avaient provoquée et encouragée, continua quand même. Les illuminés
étaient des prophètes et des prophétesses. Une foule de personnes de tout âge
et sexe qui se disaient inspirées, qui croyaient entendre retentir dans les airs
le chant des psaumes, les chœurs des anges et la voix de Dieu. Sous l´empire de
ces émotions, les inspirés tombaient à terre, s´agitant convulsivement et ils
entraient ensuite dans une sorte de sommeil extatique pendant lequel ils
exhortaient les fidèles réunis autour d´eux à la piété, à la réforme des mœurs
et quelquefois à la rébellion. C´était la même épidémie d´exaltation religieuse
que celle des convulsionnaires jansénistes du même siècle. Le nombre de ces
prophètes était extraordinaire.
Chaque région en avant les siens. Il y en eut jusqu´à
quatre cents seulement dans le Dauphiné. Le Vivarais n´était pas le moins doté.
On compte parmi les plus célèbres : Isabeau Vincent, la bergère de Crist,
Pierre Segnier, dit Esprit[7],
que provoqua la guerre des camisards ; et Abraham Mazet, qui s´évada de la
Tour de Constance avec seize de ses compagnons en 1705 et souleva encore le
Vivarais en 1709.
Le protestantisme français qui n´avait pu être exterminé
par la violence, était pourtant en voie d´être ruiné par le fanatisme des
inspirés. Mais en ce moment critique, un homme supérieur paraît : Antoine
Court. Et c´est grâce à lui que la crise aigüe que les églises reformées de
France traversaient aux commencements du XVIIIe siècle fut victorieusement surmontée[8].
Celui que l´on appelle parfois le Calvin du XVIIIe siècle et aussi le
restaurateur du protestantisme français, était né à Villeneuve de Berg le 17
mars 1695. En errant un jour de juin 1942 par les rues de cette bourgade, je
rencontrai par hasard sa maison natale dans la rue St. Luc. Un plaque apposée
sur la façade, prévenait les passants. La légende disait : « À la
mémoire du pasteur Antoine Court qui restaura en France les églises
protestantes, détruites par la révocation de l´Edit de Nantes. Né dans cette
maison, le 7 mars 1695. Mort à Lausanne le 12 juin 1740.
A cette époque-là le Vivarais était encore un des
principaux remparts du protestantisme français. Une des dernières places
enlevées aux huguénots ce fut Privas, la capitale actuelle du département de
l´Ardèche. Elle fut prise par les troupes de Montmorency à la fin de Mai 1629,
c´est-à-dire, sept mois après la reddition de la Rochelle. Un écrivain
régional, Jules Reboul, a consacré en 1938, à cet épisode un roman historique intitulé :
« Paule de Chambaud ». Bien
entendu, la guerre des camisards ne laissa pas non plus de troubler le Vivarais,
ainsi que toutes les persécutions consenties à l´organisation des églises du
désert. L´Ardèche a d´ailleurs été de tout temps le berceau de nombreux
protestants illustres, depuis l´auteur du Théâtre d´Agriculture jusqu´à Auguste
Sabatier. Son martyrologe est également brillant et étendu. On y trouve des
pasteurs courageux comme Pierre Durand, Desubas, Louis Rane, Morel Duvernet, etc.
L´hôtesse la plus connue de la tristement célèbre toute de Constance à
Aigues-Mortes fut une vivaraise : Marie Durand qui y entra à 15 ans et en
sortit à 53 ans.
Mais de toutes les personnalités historiques du
protestantisme ardéchois, c´est sans doute celle d´Antoine Court la plus forte
et la plus remarquable. Il avait une piété sincère, un dévouement sans bornes,
une grande intelligence naturelle, un sens droit et pratique, prompt à
discerner les difficultés et surtout une ferme volonté d´aller toujours en
avant, malgré tous les obstacles. A 18 ans, il présida déjà une assemblée du
Désert près de Vernoux ; et à 20 ans il réunit le premier synode
particulier près de Nîmes, dans une carrière creusée par les romains, pour la
construction des Arènes. Pourtant, il n´était pas encore pasteur, mais
prédicant seulement, puisqu´il ne fut consacré par son ami Corteiz que dans un
autre synode tenu au Désert le 21 novembre 1718. À partir de cette date, on vit
Antoine Court parcourir le Languedoc avec Corteiz, pendant onze ans, se donnant
tout entier à la tenue des assemblées à l´instruction religieuse de la jeunesse
et à la formation des jeunes gens pieux pour le service des églises. C´est
ainsi que grâce à lui qu´on réunit le premier Synode nationale du Désert dans
une vallée prolétaire du Vivarais les 16 et 17 mai 1726.
Naturellement, cette activité illégale et clandestine
n´était pas sans risques graves. La maréchaussée le recherchait sans cesse et
il faillit plusieurs fois être pris. Pour tromper ses persécuteurs Court avait
pris le nom de guerre de « Delingème », anagramme du nom de sa mère.
C´était une précaution élémentaire ; mais insuffisante, puisqu´il était
trop connu et surtout trop persécuté. Tellement persécuté qu´on finit pour
mettre à prix sa tête. L´intendant de Bernage offrit dix mille livres à celui
qui le livrerait. C´est alors qu´il dut se refugier en suisse où il devint
jusqu´à sa mort l´âme du Séminaire protestant de Lausanne. C´était sans doute
un lien fort éloigné de celui des débuts de sa carrière. En effet, Antoine
Court avait commencé celle-ci de très bonne heure dans le Bas Vivarais. Il
vivait à Villeneuve-de-Berg, auprès de sa mère. Celle-ci était une veuve pauvre
et courageuse, appelée Marie Gébelin. Elle professait la religion protestante
et assistait assidûment aux assemblées secrètes des religionnaires. C´est ainsi
que le jeune Antoine débuta comme lecteur vers 1612. Lui-même l´a raconté dans
ses « Mémoires ». Assiste-t-il quelquefois aux réunions de la grotte
de Baratus… ? C´est très probable. C´est presque sûr. Villeneuve-de-Berg
est éloignée du hameau de Palelles de 11 kms. Par route ; et la grotte est
éloignée de celui-ci de quelques deux kms. par sentier. Mais, la route de
Villeneuve aux Salelles n´ayant pas été ouverte à cette époque-là, la distance
à parcourir par sentier serait bien sûr plus courte. Donc, il n´est point
téméraire d´imaginer que le jeune Court assista plus d´une fois aux assemblées
de Barotus.
Aucune cachette d´autre part n´était plus inaccessible
pour la maréchaussée et plus proche et accueillante pour les protestants des
environs. Antoine Court pensait peut-être à elle, lorsque quarante ans après,
il évoquait les réunions de ses débuts. « Dans quelque trou de
roche… ?» Quoiqu´il en soit, ce dimanche de ma visite à cet endroit, je me
l´imaginai y présidant une de ces petites assemblées religieuses au milieu de
la nuit.
Il y serait descendu avec sa mère à la tombée du soir.
Une demi-douzaine de religionnaires de Villeneuve les suivrait discrètement
bordant le lit de l´Ibie. Quelques autres de Saint-Maurice seraient déjà sur le
sentier des Salelles. Des protestants de Lagorze arriveraient par le bois
d´Ajude, évitant le chemin royal, et quelques fidèles de Gras descendraient par
Maneval suivant les bords du Gardon. La réunion se célébrerait à la lueur d´une
lune d´été[9].
Une vingtaine de personnes seraient assises
sur des pierres à l´intérieur de la grotte : les hommes dans le
compartiment central ; les femmes dans le coin de droite. Face à tous, se
dresseraient la mince silhouette du jeune prédicateur de Villeneuve Antoine
Court. Après avoir fait la prière préliminaire, il lisait avec onction quelques
passages de la Bible et surtout des Evangiles. Ensuite il ferait en termes
simples, mais persuasifs, un bref sermon. Il exhorterait chaudement les
religionnaires à ne pas se laisser égarer par les prophètes et les
visionnaires, à n´écouter que les pasteurs et les prédicants, à ne suivre que
la Parole de dieu, à assister régulièrement aux assemblées, à donner l´exemple
de bonnes moeurs, à ne pas se laisser intimider para les persécutions, à
encourager les timides, à secourir les pauvres, à visiter les malades, à lire
la Bible chaque jour chez soi et à apprendre aux enfants le catéchisme d´Ostervald.
Le service finissait par le chant en chœur d´un psaume de David. Puis les
assistants se dispersaient avec précaution par les sentiers, pour regagner
leurs foyers.
-
Est-ce
tout ? – demandera quelqu´un peut-être un peu ironiquement. Mais oui,
c´est tout. Sans doute, un tableau très simple, mais grandiose. Voilà.
Pour
comprendre une époque historique, il faut tenir compte des intérêts et des
préjugés de cette époque. C´est une grosse erreur que de tâcher de la juger,
selon les critériums et les préoccupationa de notre temps. Naturellement, à
deux siècles et demi presque, de distance, quand les questions religieuses et
la religion même n´intéressent plus guère personne, l´histoire simple et
prenante des églises protestantes françaises du Désert paraîtra aujourd´hui à
beaucoup de temps un roman saugrenu de sectaires fanatisés. Cependant à cette
époque-là de despotisme politique et d´intolérance religieuse, ces petites
assemblées illégales rappelant le christianisme touchant des[10]
catacombes avait quelque chose de respectable et d´impressionnant.
D´humbles
paysans et de simples ménagères, probablement illettrées, oublieraient pour un
moment leurs préoccupations matérielles de chaque jour pour cultiver une idée
spirituelle ; ils bravaient les prisons, les galères et le gibet pour
défendre la liberté de conscience ; ils faisaient face à leurs persécuteurs
et oppresseurs en priant pour leur éternel, ils se refusaient courageusement
d´accepter les falsifications ecclésiales du christianisme de Jésus, pour
revendiquer la pureté et la simplicité des Évangiles.
Tout cela
n´était-il pas une attitude historique respectable… ?
Pour mieux me
pénétrer des sentiments de ces humbles religionnaires d´autrefois, avant de
quitter la grotte, je tirai de la poche inférieur de ma veste un petit
exemplaire de l´Évangile de Saint Mattieu que m´avait été donné par le pasteur
de Lagorze. Je l´ouvrir au hasard et rencontrai le chapître 23. C´était le
violent réquisitoire du Christ contre les tartufes et les réactionnaires de son
temps. J´y lus ceci : « Malheur à vous, scribes et pharisées,
hypocrites ! Car vous fermez aux hommes le royaume des cieux ; vous
n´y entrez pas, et ceux qui voudraient entrer, vous les y empêcherez !
Malheur à vous, scribes et pharisées, hypocrites ! Car vous dévorez les
maisons des veuves, en affectant de faire de longues prières. À cause de cela,
vous oublierez un jugement plus rigoureux.
Malheur à
vous, conducteurs aveugles, qui dites : Si quelqu´un jure par le temple,
ce n´est rien ; mais s´il jure par l´or du temple, il est lié par son
serment. Insensés et aveugles : lequel est le plus grand, l´or ou le
temple qui rend cet or sacré… ?
Malheur à
vous, scribes et pharisées, hypocrites ! Car vous payez la dime de la
menthe, de l´anette, et du cumum, et vous négligez les choses les plus
importantes de la loi : la justice, la miséricorde et la fidélité. Voilà
les choses qu´il fallait faire, sans omettre les autres.
Conducteurs
aveugles, qui arrêtez le moucheron dans votre filtre et qui avalez le
chameau ! Malheur à vous, scribes et pharisées, hypocrites ! Car vous
nettoyez le dehors de la coupe et du plat, tandis que l´intérieur est plein de
rapacité et d´intempérance. Pharisien aveugle, nettoie premièrement le dedans
de la coupe et du plat, afin que le dehors aussi devienne pur !
Malheur à
vous, scribes et pharisées, hypocrites ! Car vous ressemblez à des
sépulcres blanchis qui, en dehors, paraissent beaux, mais qui au-dedans, sont
pleins d´ossements de morts et de toutes sortes d´impureté. Vous de même, au
dehors, vous paraissez juste aux hommes, mais au dehors, vous êtes remplis
d´hypocrisie et d´iniquité… !
Ma lecture achevée,
je pense : Mais le Christ lui-même ne fut pas, certainement, un réactionnaire
ni un conformiste. Tout le contraire : il fut un vaillant
« protestant ». Un protestant contre l´oppression et contre
l´injustice, contre le mensonge et contre la rutine… Comme tous les grands
réformateurs de tous les siècles.
Comme les
pauvres paysans ardéchois qui il y a deux siècles et demi, se réunissaient dans
cette grotte.
Comme moi et
mes compatriotes des Salelles. C´était midi. Je laissai mon siège de prière
prêt à partir. Des gouttes d´eau tombaient de temps en temps du haut de la
grotte. C´était la transpiration provenant de l´humidité. Pourtant, ces
gouttes-là me firent alors l´impression profonde des larmes de l´un de ces
paysannes protestantes d´autrefois, qui pleurait invisiblement,
silencieusement, pour toutes les victimes du despotisme et de l´intolérance…
exilés, persécutés et conduits en ce moment à l´esclavage pour ne pas admettre
la cruelle tyrannie des castes séculaires de l´Espagne fasciste et inquisitoriale.
[1] Les paysans des Salelles disent “Baratus”; mais c´est une
corruption de « Barotus » ; en patois, « Ferme-toi. ».
C´est pour cela que nous écrivons « Barotus », en dépit de l´usage.
[4] Le Maréchal de Villars dans sa dépêche du 13 octobre 1704
avouait : « Aujourd´hui, devant moi, l´Evêque D´Alais et M.
l´abbé Poncet, grand vicaire d´Uzès, très bon sujet, homme de bien et de beaucoup
d´esprit convenaient que de cent nouveaux convertis, à peine y en a-t-il deux
qui soient bons catholiques. » Archives Historiques du Ministère de la
Guerre, 1797, p. 137.
Un autre prélat, Colbert de Croissy, évêque de Montpellier, reconnaissait
que « la sévérité qu´on a employé contre les prétendus réformés n´a servi
qu´à faire des hypocrites et non pas des catholiques, comme l´expérience ne l´a
fait que trop voir. » Lemoine, Mémoires des évêques de France, p. 195.
Mais Mme Maintenon répliquait à ces critiques : «Si les pères sont
hypocrites, les enfants seront catholiques. » Bah, la fin justifie les
moyens…
[5] Le fameux chef cévenol Cavalier explique ainsi, dans ses Mémoires,
l´origine du mot camisard et la signification. « Ce fut à Ganges que l´on
commença à nous donner le nom de camisards. En voici l´origine : nos gens,
pour l´ordinaire, n´avaient que deux chemises, l´une qu´ils portaient et
l´autre qu´ils mettaient dans leur bissac. En passant chez leurs amies, ils y
laissaient celles qui étaient sales, n´ayant pas de temps pour la laver, mais
quand ils désarmaient les gens, ils prenaient aussi leur linge et leur
abandonnaient leurs vieilles chemises. Après le départ de Roland, lorsque les
citoyens de Ganges se furent un peu calmés, ils commencèrent à s´apercevoir de
l´échange que nos soldats avaient fait. Les uns en furent très irrités, les
autres très satisfaits ; car quelques plaisants, entendant les jurons et
les blasphèmes de leurs voisins, dirent que pour eux ils s´estimaient fort
heureux, de ce que nous n´eussions pas pris leur peau à la place de leur
chemise. Le lecteur doit comprendre que dans la langue du pays, une chemise
s´appelle « camise » et que de là est venu le nom de camisard. Mémoires
de la guerre de Cévennes, bis, III, p. 141.
[6] Pierre Segnier, cardeur de son métier, était alors âgé
d´environ cinquante ans. A la fin d´une assemblée clandestine, tenue au bois de
Fourques, le dimanche 23 juillet 1702, il se mit à la tête de quarante hommes
décidés comme lui pour libérer les protestants, arrêtés et torturés sauvagement
chez l´abbé Chayle. Ils prirent en effet par assaut la maison de ce prêtre
barbare au Pont-de-Montvert ; puis celle de son délégué, l´abbé Reversat,
à Frugères ; et enfin le château de La Devèze. Les prisonniers furent
libérés ; les curés furent assassinés ; leurs maisons et le château
furent brûlés. Cinq jours après Segnier fut surpris au Plan de Fontnorté par le
capitaine Poul et condamné à avoir le poing coupé et à être brûlé vif sur les
lieux avec deux autres camarades.
[8] Ce serait pourtant injuste de reconnaître la part importante qu´eurent dans le relèvement
du protestantisme français les pasteurs martyres Claude Blousson et Jacques
Roger, et les amis de Court, Pierre Corteiz et Paul Rabaut. Mais c´est à Court
que en revient le mérite principal pour son talent organisateur.
[9] D´après les renseignements de Monsieur Ulysses Georges, un
protestant très instruit qui habitait à cette époque le Mas de Chambonnet – la grotte
de Barotus fut jadis murée et avait une porte. San doute les restes de
maçonnerie, que je remarquai à l´entrée, faisaient partie du mur. Pourtant
c´est peu probable que celui-ci fût déjà dressé au début du XVIIIe siècle,
puisqu´il n´était pas encore nécessaire pour cacher ces petites réunions qui,
d´après les souvenirs de Court, se composaient de « six, dix, douze
personnes. » Assurément, c´est plus tard, lorsque les églises du désert en
Vivarais étaient déjà parfaitement organisées et que force fidèles assistaient
aux assemblées que la grotte de Barotus aurait été murée. Et il n´est pas hasarde
de conjecturer que cela put bien arriver à peu près lors de la célébration du
primer Synode national (1726) et coïncidant avec la persécution déchaînée contre
les protestants du Bas Vivarais de Villeneuve-de-Berg. A cette date ou à une
postérieure doit aussi être rapportée le nom de Barotus, donné à la grotte. Il
semble que l´origine de cette appellation –toujours d´après Monsieur Ulysses-
serait une scène banale de ces réunions. Au cours d´une alerte à l´approche de
la maréchaussée, pressés de l´enfuir, un des occupants aurait répondu : « Baro-tu »
(en patois : « Ferme-toi ! » à un autre qui lui disait :
« Baro ! » (« Ferme ! », la porte).
[10] Depuis la
révocation de l´Édit de Nantes jusqu´à l´édit de tolérance de 1787.
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