1941
1.- L´ange de l´Aîeule, Saint-Maurice d´Ibie, 05/01/1941
2.- Sonatine melancolique, Saint-Maurice d´Ibie, 01/01/1941
3.- Bibelot, Saint-Maurice d´Ibie, 28/01/1941
4.- Tricot, Saint-Maurice d´Ibie, 06/03/1941
4.- Tricot, Saint-Maurice d´Ibie, 06/03/1941
5.- Josette, Saint-Maurice d´Ibie, 20/03/1941
6.- Écroulement, Saint-Maurice d´Ibie, 10/04/1941
7.- Minique, Saint-Maurice d´Ibie, 05/05/1941
8.- Philatélisme, Saint-Maurice d´Ibie, 07/07/1941
9.- La Jeune Fille aux yeux noisette, Saint-Maurice d´Ibie, 16/08/1941
10.- Parallélisme, Saint-Maurice d´Ibie, 25/08/1941
11.- L´écrivain exilé, 08/09/1941.
8.- Philatélisme, Saint-Maurice d´Ibie, 07/07/1941
9.- La Jeune Fille aux yeux noisette, Saint-Maurice d´Ibie, 16/08/1941
10.- Parallélisme, Saint-Maurice d´Ibie, 25/08/1941
11.- L´écrivain exilé, 08/09/1941.
12.-- Rentrée, Saint-Maurice d´Ibie, 30/09/1941
13.- Carrefour, Saint-Maurice d´Ibie, 17/11/1941
L´ANGE DE L´AÏEULE
A Madame Sylvie Bondan[1]
A Mr. Louis Arsac et sa
famille
Saint-Maurice d´Ibie, le 5
janvier 1941
Manuel García Sesma
Je m´étais demandé quelquefois pourquoi dans ce petit hôtel du village
(hôtel, épicerie, café, bureau de tabac, mairie, cabine téléphonique, tout
ensemble) que fréquentaient chaque jour des gens de tout poil et qui était de
plus un foyer dynamique et charmant à famille nombreuse, il régnait toujours la
paix la plus complète et l´ordre le plus parfait. Pas une bagarre, pas un cri,
pas un désordre, pas un tapage ne troublaient jamais le concert éternel et
monotone de cette maison-là. Pourquoi..?
Un reflet de la vie du village..? Un symbole..?
L´influence bienfaisante des ancêtres
honnêtes de l´endroit..? Qui sait!
D´abord, c´était un village typique de l´âpre terre ardéchoise. Petit, mais cordial, humble, mais noble, avec de
paysans simples, pas riches, pas raffinés, mais braves, sérieux, laborieux et
courtois. Un vrai refuge des vertus traditionnelles
du classique peuple français. Si l´on veut découvrir l´âme ancestrale de la France, on la cherchera en
vain aujourd´hui dans ses grandes villes ou au sein de ses départements riches.
Ce sont des spécimens d´une France en décadence, défigurée par le matérialisme
et corrodée par le libertinage. Les
traits caractéristiques du peuple français, les représentants authentiques de la race sont là, dans ces
coins presque inconnus qui parfois ne
figurent même pas aux cartes géographiques de leur pays. Dans l´Ardèche on en trouve aisément. Et voilà comme exemple
ce village.
Toutefois si le petit hôtel de ce récit était en effet un reflet et un symbole des vertus les plus touchantes de
l´endroit, s´il était de même les meilleurs du Bas-Vivarais, on n´y trouvait
point l´explication de la paix spirituelle et matérielle qui y régnait toujours
et qui frappait si doucement mon corps comme mon âme, accablés par la misère et
le tumulte de ma conscience. L´hérédité et le milieu ne font pas ordinairement
de ces miracles-là. Alors il y avait
sans doute une autre influence occulte, discrète, mais plus directe et efficace qui y jouait le
rôle décisive, ne fût-elle pourtant pas en apparence l´axe visible du ménage.
Laquelle..?
Quand j´étais un enfant, ma chère mère m´inculquait une croyance chrétienne
aussi naïve que charmante: celle de l´Ange gardien. On lit dans la vie de Saint-François de Sales que celui-ci
avait le privilège de voir toujours cet invisible ange attaché pour la vie à
chaque chrétien. Et sans doute pour ne
pas effrayer ce fidèle camarade, l´illustre évêque de Genève se tenait dans sa conduite à cette maxime profonde: “Le
bien ne fait pas bruit; et le bruit ne fait pas bien.”
Mais dans la foi chrétienne, il n´y a pas seulement des anges gardiens pour les personnes individuelles, mais aussi
pour les collectives: le foyer, l´école, le village...
Etait-ce peut-être l´influence cachée de l´Ange gardien du foyer de l´hôtel
– d´ailleurs sincèrement chrétien comme la plupart du village – l´explication certaine de cette paix idyllique
qui me charmait et me soulageait..?
Mais qui était vraiment l´ange gardien du foyer..?
Parmi les figures attirantes qui se trouvaient là, une surtout ne touchait profondément: celle de la grand´maman. Une
petite vieille fort âgée, un peu courbée
par les ans, qui marchait peu à peu, péniblement. C´était une figure noble,
vénérable et émouvante. Son front, sillonné de rides, exprimait la sérénité de
son âme pure et ses yeux las, mais brillants encore, témoignaient la paix intérieur de son bon coeur. C´était
une vieille femme propre, douce, ingénue,
polie et laborieuse. Surtout laborieuse. Elle travaillait toujours, toujours. De bon matin, elle descendait à la
cuisine de l´hôtel et y restait toute la
journée, occupée toujours aux tâches ménagères. Je la regardais souvent avec
tendresse, lorsqu´elle nettoyait, aux mains tremblantes la modeste vaisselle ou aidait lentement la
maîtresse de l´hôtel, sa digne fille, à la préparation des mets. Et combien de
fois, j´avais à étouffer dans mes yeux une petite larme, lorsque sa noble mine
me rappelait souvent l´image d´une autre
vieille femme qui demeurait là-bas, dans mon pays, et que peut- être je ne
reverrais plus..!
L´aïeule avait à l´hôtel cinq petit-fils: trois garçons et deux filles.
Tous les cinq étaient aux yeux bleus,
comme le ciel de l´Ardèche, et aux cheveux marron, comme les châtaignes de ses montagnes.
La jeune fille aimée – 15 ans – aidait l´aïeule et la mère à la cuisine, et ses
grands yeux clairs – deux beaux zaphirs
– étaient le miroir même de la joie et de l´innocence. Ce foyer-là paraissait un tableau du bon Greuze comme ceux
qui charmaient Diderot.
Il y a longtemps que j´ai perdu la foi de mon enfance. Je pense
que pour l´aïeule qui me donnait parfois
des preuves de son estime, c´était le point frappant et noir de ma correcte
conduite. Elle était une chrétienne sincère
et elle ne savait pas comprendre qu´un homme comme moi n´allait pas à la messe
les dimanches. Si j´étais capable de trahir ma conscience et de simuler de
sentiments que je n´éprouve pas, je serais allé à l´église les jours de fête, seulement pour faire plaisir à la
grand´mère. Mais je n´avais pas la foi
de celle-ci et je ne savais pas non plus la simuler. C´est pour cela qu´au lieu d´attribuer l´éternelle paix du foyer de
l´hôtel à quelque ange invisible et
sidéral, je terminai l´attribuant à l´influence de la grand´maman. Quel
ange plus bienfaisant et plus charmeur
que lui..?
Avoir l´humeur égale et point farouche,
le front serein, le sourire à la bouche,
être soumis, compatissant, pieux,
n´est-ce pas là, mon Dieu, ce qu´il faut faire
pour ressembler aux anges sur la terre
et devenir un ange dans les cieux…?
Un jour la pauvre aïeule tomba malade. Le poids des ans
et de ses bonnes oeuvres allaient enfin
casser l´arc tendu de sa belle vie, comme un faible sarment par le poids de ses raisins. Mais
les anges bons dans lesquels elle
croyait pieusement, voulurent lui épargner toute souffrance, et descendant des cieux, l´emportèrent doucement
avec eux…
Pendant quelques jours, sur les prunelles bleues de ses petits-fils tombait parfois une pluie chaude de petits
diamants.
Après…
C´était un soir d´hiver. Le village sommeillait déjà sous un
manteau de neige. Personne
au café de l´hôtel. Mais le père, la mère et la fille aimée attendaient pourtant dans la cuisine un client
possible. La mère tricotait; le père
lisait “Le petit Marsellais”; la jeune fille aux grandes yeux, innocents
et azurés, feuilletait un volume de
contes de la comtesse de Ségur. Silence. On entendait seulement le tic-tac d´une
discrète et vieille horloge à côté du buffet.
Tout à coup, une ombre légère, dessinant la silhouette des petites ailes, se projeta visiblement sur la vitre de
celle-là. Et on entendit aussitôt, à même
hauteur; comme une rumeur mystérieuse de colombe qui arrêtait doucement son vol. La vision comme le bruit,
durèrent seulement quelques moments;
insuffisants pourtant à étonner et effrayer les travailleurs qui restaient à la cuisine de l´hôtel. Ceux-ci ne
surent pas trouver le sommeil cette
nuit.
Le lendemain, la maîtresse de l´hôtel s´empressait à communiquer au curé du village l´étrange vision de la soirée.
Le bon curé était un vieillard pieux et
ingénu avec la foi naïve d´un crédule enfant. Il écouta en suspens le récit de
la maîtresse et puis, il s´expliqua à voix hésitante. D´abord, il n´était pas
bien sûr de lever le voile, du mystère, mais il pourrait bien s´agir du bon
ange de la pauvre grand´mère, qui descendait des cieux, pendant quelques
moments, pour veiller sur la paix du foyer, de même qu´autrefois...
Et qui sait!
Le souvenir des morts chéris qui nous ont légué une hérédité d´exemplaire honnêteté est toujours comme le
coup des ailes d´un bon ange gardien qui se projètent invisiblement sur la pendule
de notre existence…
******
Il neige, il
neige, il neige
Pauvre jeune
fille!
JOSETTE
SONATINE MELANCOLIQUE
A mademoiselle Edith Fabre
Souvenir d´un après-midi d´hiver à l´hôtel
Arsac à Saint-Maurice d´Ibie.
Saint-Maurice
d´Ibie, le 10 Janvier 1941
Manuel G.
Sesma
Madame s´ennuyait. Madame était triste. Madame souffrait. Pourquoi? Madame
était un enfant. Les enfants ont besoin de jouets, de distractions, de
gâteries. Mais Madame était seule, tout seule, confinée dans la petite salle à
manger d´un petit hôtel, égaré dans les montagnes de l´Ardèche. Pas un jouet,
pas une distraction, pas une caresse.
C´était un après-midi froid et grisâtre des débuts de Janvier. La neige
tombait sans arrêt sur le paysage calme silencieusement, cruellement,
implacablement. La petite salle était ensevelie dans la pénombre, comme un mort
dans son linceul. Silence. Glace. Cafard. Une pendule poignardait la tiède
chair des heures monotones, aussi qu´un Kandjar fin.
Madame était effrayée, angoissée, le cœur serré, comme le poing crispé d´un
guerrier agonisant. C´était de même une terrible et lente agonie cet après-midi-là.
Dehors, la petite croix de l´église levait pathétiquement ses bras au ciel en
demande de pitié. Pas pitié. Surdité. Hostilité dans le ciel taciturne et
cobalt. Sur le Soldat Héroïque du village, blessé mortellement, les flocons
tombaient silencieusement, blessé mortellement, comme une lapidation horrible
de gelés et épais crachements…
Madame était triste. Madame tremblait. Madame souffrait. Pourquoi ?
Madame était malade. Un peu seulement. Hah ! une brûlure sans
importance sur le genou gauche de ses jolies jambes. Parce que Madame avait en
effet des jolies jambes. Mais le feu n´a jamais été galant. Le feu n´a point de
respect pour les genoux des jolies dames ; et un jour que Madame s´était
trop approchée du poêle de la petite salle, le feu, au lieu d´un chaud baiser,
donna à Madame un brutal mordillage.
Madame souffrait. Madame tremblait. Madame pleurait…
Rien de plus affligeant qu´une jolie enfant malade, qu´une jolie enfant
pleurante. C´est comme une étoile saignante, comme une rose germinante. Une
fillette qui souffre rend triste les fleurs comme les astres. C´est comme une
impie profanation de la Beauté, comme un affreux sacrilège de la Grâce.
Les sanglots de Madame tombaient sur mon cœur tendre comme une pluie de
poignards. Si j´avais pu soulager la pauvre mignonne, je l´aurais prise dans
mes bras y je l´aurais bercée comme une enfant. Mais cela n´était point
possible. C´était une enfant tabou. Défense. Et pour ne pas contempler le
spectacle navrant, je m´étais rapproché des vitres givrées de la fenêtre de la
salle. Mais hélas ! dehors la neige tombait toujours silencieusement,
cruellement, implacablement. Et je crus y voir comme un rire sarcastique de ma
peine et de la souffrance de l´enfant malade. Alors, je m´assis en silence,
attristé, à ma table de travail. Le soir tombait lentement. La pendule continuait
à poignarder sans pitié les heures du village. C´était une victime dure,
difficile à tuer. Les heures de l´ennui ont la peau épaisse comme un éléphant.
Et le duel se prolongeait terriblement, se plongeait infiniment… Lourdeur.
Angoisse. Désespoir.
Un petit livre sommeillait sur ma table. Je l´ouvris :
Rien n´égale en longueur les boiteuses journées,
quand sous les lourds flocons des neigeuses années,
l´ennui, fruit de la morne incuriosité,
prend les proportions de l´immortalité.
Je fermai le livre. Baudelaire est un mauvais ange de la consolation. Et je
jetais la vue sur la jeune Madame. Mais … comme moi, Madame, s´ennuyait. Madame
était triste. Madame souffrait. Pourquoi?
Madame était une jeune fille. Une splendide jeune fille de dix-huit ans.
Sur ses joues fleurissait un beau jardin de roses alexandrines et ses yeux
languissants avaient la couleur et la douceur des raisins mûrs. Sa chevelure
épaisse couronnait son visage, comme le triomphe de corolles d´un bouquet
rutilant. La tristesse de l´heure répandait autour de sa silhouette un
enchantement étrange et attirant. Sorcellerie. Mystère.
Quels sentiments s´agitaient et s´empressaient dans l´intérieur de cette
tête belle ? Qui sait ! Mais en tout cas, sur la ronde de ses désirs
et de ses pensées battait ombrageusement ses ailes noires le noirâtre cafard.
Alors, pour le faire enfuir, j´allumai l´éclairage. La lumière met en fuite les
ombres et la blatte. Après je tournai tout de suite le bouton de la radio, et
je captais bientôt une onde ravissante : « Roberte », le film charmeur de Ginger Rogers et Fred Astaire.
Du luxe, de la griserie, de la jeunesse, de la joie... La nostalgie frappa
aussitôt mon cœur. Madrid. Les thés-dansants du Palace Hôtel. Pilar, Carmen,
Lolita,… La rotonde tiède aux rendez-vous galants. Ivresse de soies et parfums,
de beautés brunes, de tapage joyeux de jazz-band…
Et en cette minute..!
C´était horrible ! L´oubli ! L´oubli bénit et soulageant. Et mes
yeux rencontrèrent les doux yeux de Madame. Mais Madame, comme moi, était fort
triste. Madame s´ennuyait. Madame souffrait. Pourquoi ?
Madame était une enfant malade et… un peu plus. Dans les tendres
entrailles, de sa chair et son sang, une vie nouvelle et fragile se formait
lentement. Rien de plus mystérieux et sacré que les entrailles d´une femme
enceinte. Toute femme grosse est toujours une déesse noble. Qui la regarde sans
respect, c´est un vil sacrilège. La déformation d´une femme enceinte vaut tous
les charmes de la plus charmeuse vierge.
Madame ne montrait pas encore la déformation caractéristique des femmes
dans son état, mais à travers son joli visage, on devinait les vestiges
douloureux de la grossesse maternelle.
La radio continuait à jouer follement musique de cabaret. Mais je ne
pensais plus à mes chers souvenirs de Don Juan d´autrefois, et je contemplais
en silence religieux la peine de cette pauvre enfant, confinée seule, seule
dans la petite salle à manger d´un petit hôtel, égaré dans les monts de l´Ardèche.
Madame s´ennuyait. Madame était triste. Madame souffrait.
Et dehors, la neige continuait à tomber toujours, toujours,
silencieusement, cruellement, implacablement, comme un suaire immense.
…..
Quelques mois après, je revis Madame. Et elle était alors une enfant
heureuse, plus jolie qu´avant, avec la grâce maternelle d´une Madame
Raphaëlienne…
Envoi
Madame
Si ce petit souvenir vous fait plaisir, je vous demande en récompense une
seule chose : gardez-le dans votre secrétaire.
Qui sait ! Peut-être l´enfant que vous portez dans vos entrailles,
quand il sera un beau garçon, surprendra un jour ce petit secret et il
commentera très orgueilleux : Que maman était une belle mignonne,
lorsqu´elle m´enfantait, pour inspirer de si fines pensées... !
BIBELOT
A Mademoiselle Camille Vidal
St. Maurice d´Ibie, le 28 janvier
1941
Manuel G. Sesma
Connaissez-vous les “Nymphes de Carot?” Un jour j´en
rencontrai quelqu´une dans un village ardéchois.
C´était une jeune femme mince,
jolie, petite, comme une de ces tanagras, qui ravissait Anatole France. Madame
–parce qu´elle était déjà mariée– se disait alors âgée de vingt ans. On lui
pouvait sans peine ajouter foi, puisque Madame avait l´air d´une jeune fille de
dix-neuf printemps.
Parbleu ! une femme
coquette –et toutes les femmes sont coquettes, jusqu´à ce qu´on démontre le
contraire– avoue ordinairement quelques ans de moins sur l´âge dont elle a
l´apparence ; mais quelques ans de plus… Ça serait un vrai miracle !
Lorsque Madame s´habillait en
costume de sortie, elle ressemblait à un de ces modèles de fillette de revue de
modes, à ligne impeccable.
Bien entendu, Madame
professait comme Dominique Ingres, le culte de la ligne impeccable. Pas sans
raisons. C´est vrai. Des petits sourcils étaient en effet deux petits arcs
impeccables, son petit nez était une ligne droite impeccable, ses lèvres
étaient deux fines parallèles impeccables ; ses jambes, deux petites
colonnes impeccables, et enfin, ses mains, ses yeux, sa gorge, toute sa
silhouette étaient quelque petite chose stylisée, charmeuse et impeccable. Devant
elle, on éprouvait cette crainte, moitié ravissement moitié attendrissement,
qu´inspirent les bibelots trop précieux et à la fois, trop délicats : on
n´ose pas les toucher de peur de les briser…
J´aimais à causer avec cette
jolie femme, non précisément pour le plaisir que je ressens toujours,
m´entretenant avec de belles dames, mais parce qu´elle montrait toujours à mon
égard, une sympathie cordiale née peut-être d´un sentiment de noble compassion
pour ma situation et d´ailleurs, tout à fait compatible avec la dignité d´une
femme mariée.
Un jour d´hiver que nous
causions comme d´habitude, assis autour du petit poêle de la petite salle à
manger de l´hôtel, elle me fit quelques confidences inattendues qui me
frappèrent profondément.
Un enfant ravissant s´était
approché de nous. Janot, un autre bibelot plus tendre qu´elle aux joues de rose et aux cheveux châtains. Je l´assis
aussitôt sur mes genoux et commençais à le cajoler.
-
Aimez-vous
les enfants ? – me demanda alors Madame.
-
Oui,
à la folie. Si je regrette d´être encore célibataire, c´est exclusivement pour
ne pas avoir un enfant comme ça.
-
Et
vous ?
-
Moi
je ne les aime pas.
-
Dame !
Parlez-vous sérieusement ?
-
Mais
oui : très sérieusement.
-
Bah !
Mais je ne le crois pas.
-
Pourquoi ?
-
Parce
que toutes les femmes ont l´instinct maternel. C´est si naturel…
-
Et
quoi.
-
Que
si vous affirmez ça, c´est parce que vous n´avez pas d´enfants.
-
Peut-être…
-
Ah..!
-
Mais
si je n´en ai pas, c´est parce que ne le veux pas.
-
Diantre !
-
Vous
étonnez-vous, Monsieur..?
-
Non,
Madame. Je le regrette simplement.
-
Pourquoi ?
-
Parce
que peut-être un jour vous aurez à vous en repentir. Et il pourrait être un peu
trop tard..!
-
Je ne
suis pas de votre avis.
-
Tant
pis.
-
Et en
outre… je n´ai encore que vingt-six ans.
-
Oh-là-là !
C´est-à-dire que vous n´écartez point la possibilité d´avoir encore d´enfants
lorsque vous aurez … lorsque vous aurez quel âge, Madame..?
-
Que
vous êtes malin, Monsieur !
-
Pas
autant que vous êtes charmante.
-
Oh !
Malin et galant, comme Don Juan.
-
Mais
Don Juan était espagnol.
-
Comme
vous n´est-ce pas..?
-
Et
dites-moi, Madame. Depuis combien d´années êtes-vous mariée..?
-
Depuis
sept ans.
-
Oh !
Depuis ce temps ; un ménage de mon pays a déjà trois ou quatre enfants…
-
Est-ce
qu´en Espagne on touche aussi des primes à la naissance..?
-
Oh !
non, Madame. Pourquoi ? Pour les espagnols, avoir d´enfants n´est point un
acte d´héroïsme ou de vertu extraordinaire que l´État doit récompenser, mais
l´accomplissement d´un devoir biologique très vulgaire. Il est vrai que nous ne
sommes pas si civilisés que vous… L´Afrique commence aux Pyrénées… C´est une
phrase d´Alexandre Dumas…
-
Ironisez-vous,
Monsieur..? Mais oui. Croyez-vous que ce soit un signe de civilisation d´avoir
d´enfants, de les soigner, de les éduquer péniblement et alors qu´ils sont
devenus de beaux garçons, de les sacrifier dans une guerre, comme les moutons à
l´abattoir..?
-
Oh !
non, sans doute. Croyez-vous je haïs assurément plus que vous les guerres et
les bouchers militaires. Mais…
-
Madame,
me permettez-vous à mon tour, une demande un peu gênante..?
-
Je
l´attends.
-
Voici :
croyez-vous que la France aurait été battue d´une façon si foudroyante, si elle
avait eu autant de soldats que l´Allemagne.
Le timbre du téléphone coupa tout à coup notre entretien.
A la suite, j´eus à m´occuper de quelques travaux urgents du bureau du Groupe
et il n´y eut alors pas lieu de reprendre notre causerie.
Quelques jours après un bon camarade me prêta un
roman : « Le dernier Dieu ».
Son auteur : Claude Farrère. Le « dernier
dieu est l´Amour », le seul Dieu que les hommes ne tueront pas, comme
Farrère dit, copiant Radyar Kipling.
Toutefois les personnages de son roman n´adorent point le
dieu-Amour, mais l´Amourette.
L´ Amour est fécond et sérieux, l´Amourette, stérile et
badine. C´est pour cela que toutes les femmes du roman sont badines et stériles.
Et lorsque Charles Edouard –le protagoniste du livre– fait enfin sa conversion
à la vraie religion de l´Amour, laissant de côté les fétiches passionnels, il quitte
la France secrètement et il s´en va adorer le dieu dans une île de
l´Océanie.. ! Dénouement significatif.
Peut-être le roman de Farrère
est-il une peinture exacte de la société française actuelle, au point de vue
sexuel et familial..?
Je ne sais pas. Mais voici quelques lignes de l´auteur
qui me touchèrent profondément :
« Nous autres, parisiens, vivons nos derniers jours.
Nous avons notre volcan, comme jadis les gens de Pompei. Nous avons même nos
deux volcans, modernes d´ailleurs l´un et l´autre : notre esprit chimérique
et notre stérilité. Hommes sans bon sens, femmes sans enfants, voilà ce qu´est
devenue la France… » « Le dernier dieu » date de 1926.
Quatorze années après…
C´était le printemps. Des millions de français de tout
âge et tout sexe s´enfuyaient épouvantés et étourdis, à travers toutes les
routes de la France.
Le volcan avait éclaté…
Comme jadis en Pompei..!
Alors je me trouvais à Niort, la ville natale de Madame
Maintenon. Des fuyards en uniforme arrivaient de temps en temps. Ils portaient
un fusil et un bidon. El ils jetaient le fusil et remplissaient le bidon…
Les bruits le plus fantastiques se répandaient dans la
ville. C´était la folie. J´entrai dans un bistrot. Des visages muets et bêtes.
La radio parlait. On entendait une voix tremblante qui se plaignait avec
angoisse :
« Moins forts
qu´il y a 22 ans, nous avons aussi moins d´amis. Trop peu d´enfants, trop peu
d´armes, trop peu d´alliés… voilà les causes de notre défaite. »
Au-dessus de l´appareil, il y a avait une pendule. A
côté, un calendrier.
La pendule marquait 12´43 heures.
Le calendrier : 20 Juin 1940…
Madame était-elle heureuse dans son mariage. D´abord,
elle n´était pas une femme riche. C´est vrai. Pourtant elle ne vivait pas non
plus dans la gêne. En outre, son mari était un brave garçon qui l´adorait et la
cajolait. Elle était jeune, jolie, sympathique. Elle jouissait d´une bonne
santé… En résumé, elle ne rencontrait pas d´obstacles extérieurs qui
s´opposaient à son bonheur.
Malgré tout, au fond de ses prunelles, on entrevoyait
comme un voile permanent d´ennui, de lassitude, de mélancolie… Pourquoi..?
Un jour, elle m´avoua ingénument qu´elle aimait, à
demeurer seule chez elle, la plupart de la journée.
Diagnostic psychologique : misanthropie. Humeur
bourrue.
Et en effet, elle était un peu irritable –jamais avec
moi, bien entendu– et elle passait parfois des heures entières, dans la petite
salle à manger de l´hôtel, pensive ou lasse, telle un solitaire. Elle était
seule, plutôt isolée, au point de vue spirituel. Dans son âme, il y avait un
vide secret. Sans doute, il lui manquait quelque chose, essentielle à son
bonheur.
Laquelle..?
Friedrich Nietzsche a écrit : « Chez la femme tout est une énigme et tout a
une solution. Celle-ci s´appelle maternité. »
Certain matin je recevais une lettre. C´était de mon
frère.
-
De
votre famille – me demanda Madame.
-
Oui.
-
Et de
bonnes nouvelles..?
-
Satisfaisantes.
Surtout sur mon neveu. Parce que j´ai un petit neveu qui s´appelle comme moi.
Il est né à Madrid, il y a quatre ans, sous les bombes allemandes. Et voici ce
que me dit sa mère à propos de lui.
« Manolito est
ravissant. Si tu le contemplais..! Qu´il est beau et gentil et espiègle !
L´aïeule est folle de lui. Il parle et crie et joue comme un petit diable.
Quelquefois il nous demande : et quand arrivera-t-il l´oncle Manolo..?
C´est la joie de la maison... »
-
Qu´en
pensez-vous, Madame..?
-
C´est
beau.
-
Et
curieux.
-
Pourquoi... ?
-
Je
vais vous faire une confidence familiale. Avant que fût né Manolito ma
belle-sœur était insupportable. Elle avait toujours une humeur de tous les
diables. Bien entendu, elle n´était pas heureuse. Et mon frère, non plus. A
présent, tout est changé.
Un autre détail intéressant : comme vous, ma
belle-sœur n´aimait pas les enfants…
Madame sourit…
Et pour un moment, je crus voir dans ses yeux tomber le
voile de l´ennui et briller une flamme étincelante comme un éclair pendant la
nuit.
******
TRICOT
A Mlle
Suzy Valats
Saint-Maurice d´Ibie, le 6 Mars 1941
Ce jour-là, Elle avait reçu de Lui une lettre frappante. Frappante...?
Toutes les lettres de Lui étaient des lettres frappantes. Toutes frappaient
toujours son petit coeur, comme un marteau l´enclume d´une forge. C´était un
forgeron de coeurs cet homme-là..... Combien de fois avait-Elle repassé ce
passage insinuant....?
Un jour, il y a longtemps, tu m´envoyas une poésie: “L´Infidèle” de Maurice Maeterlinck. T´en souviens-tu...?
Et s´il demande où vous êtes.
que faut-il répondre...?
- Donnez-lui mon anneau d´or
sans lui répondre...
Alors je t´envoyais cette apostille:
Je ne saurais jamais faire un reproche à une femme qui
m´aima beaucoup, m´attendit patiemment pendant quelque temps, mais à la fin,
prit le bras d´un autre homme, lasse d´attendre en vain....
Et bien: le commentaire vaut encore.
Il vaut toujours...”
Encore....!
Toujours...!
Ces deux adverbes perçaient son coeur trouble comme une épingle d´acier.
Elle seule connaît, sait la valeur réelle et mystérieuse de ce renoncement, si
froid en apparence.
Renoncement! Voilà le mot fatidique et poignant. Combien de larmes avait-il
arraché de ses yeux...?
Renoncement! Voilà le secret puissant de cet homme-là. Lui ne demandait
jamais comme les autres. Lui renonçait.... C´était sa force. Lui se suffisait à
soi-même.
Et une fois de plus, Lui renonçait aujourd´hui.....
Malgré tout....
Depuis vingt mois, Elle venait d´obtenir de Lui quelque chose d´inattendu:
son consentement d´agréer d´Elle un petit présent. Dès la première lettre. Elle
qui soupçonnait – des soupçons uniquement ....! – la situation dramatique de
son correspondant, lui avait offert avec discrétion son aide cordiale. Mais lui
l´avait refusée tout de suite par cette drôle de boutade:
Pardonnez, Mademoiselle. Je n´accepte jamais des femmes
belles qu´une seule chose: elles-mêmes....
Pour la millième fois, Elle l´avait prié dans sa dernière lettre: “Il faut que tu me dises ce dont tu as
besoin. Demande-moi n´importe quoi. Je le l´enverrai.”
Lui se laissa vaincre. Lui avait un coeur mathématique
qui devinait par instinct l´heure précise à laquelle il fallait céder ou
refuser aux femmes. Et bien, celle-là était l´heure de la condescendance. Lui
donc condescendit.
“Pour que tu n´interprètes pas mon
refus systématique comme un brutal entêtement, je veux bien que tu tricotes
pour moi une paire de gants.”
Lorsqu´Elle lut ces lignes son coeur fit un bond. Peu s´en fallut qu´Elle
ne pleurât d´allégresse.
Tricoter pour Lui...! C´était le comble du bonheur. A la fin. Elle avait
réussi à rendre quelque service à son ami inconnu. Quelque service...? Elle en
douta un moment. Dans la situation où il se trouvait, une simple paire de gants
serait-elle réellement son plus urgent besoin...? Que cela était étrange....!
Et en effet, Elle ne se trompait pas. Pour Lui ce n´était pas un vrai
service, mais une complaisance. Il s´agissait de contenter sa petite amie. Et
c´est exclusivement pour cela qu´il la chargea de tricoter des gants. Enfin de
compte, pour une jeune fille, c´était une tâche très légère et très jolie.
Tricoter c´est en effet l´occupation la plus féminine parmi les travaux
manuels du sexe faible. Toute la vie de la femme est un tricot éternel. Enfant,
Elle tricote avec les fées les rêves bleus de ses poupées. Jeune fille, elle
tricote avec son coeur les rêves rouges de l´Amour. Mère, elle tricote avec ses
fils, les rêves jaunes de l´Ambition. Vieille, elle tricote avec sa foi les
rêves gris de l´Au-delà. Toute la vie de la femme est un tricot patient et beau
de tendresse et de dévouement.
Tricoter c´est pour la femme rêver, aimer et travailler. C´est tirer de la
pelote de son coeur le fil de soie de sa vie et en tisser des fins tissus de
foi, d´amour, de rêverie...
Cette nuit-là, Elle tarda quelques heures à s´endormir. La lettre, les
fautes, la jolie poésie qu´il lui avait envoyée ci-jointe, frappèrent son
imagination obstinément. Sa tête était une ronde folle d´images tracassantes.
D´abord, Elle se mettrait à la tâche après les vacances. Alors c´était
Noël. Elle se reposait chez elle dans une jolie ville du département du Tarn:
Gaillac, la petite patrie de Dom Vaissete et du baron de Portal.
Gaillac:
ses vignes et
son parc.
Combien de fois avait-Elle songé à Lui sous la pompe fleurissante de ce
Parc...? Combien de fois avait-Elle tricoté des rêves de bonheur sous le tricot
de feuilles de ses arbres en fleur...?
Durant les trois jours qui lui restaient pour épuiser le petit congé, Elle
pensa fréquemment au modèle de tricot à faire. Oh! Choisir convenablement –
c´est-à-dire conformément aux goûts de son ami – parmi les quarante ou
cinquante façons diverses de tricoter des gants, c´était en effet un vrai
problème, même pour une devineresse. Bien entendu, Elle partait de la naïve
hypothèse que Lui connaissait toutes les façons de tricoter des gants. Et alors
le conflit était grave....
Dame! Lequel préférerait-il...?
Le point tunisien...?
Le point ananas...?
Le point brides simples...?
La maille anglaise...?
La maille marguerite...?
La maille mousse...?
La maille de riz...?
Joli brouillamini!
Lorsqu´Elle reprit le chemin de son école, le lendemain du Nouvel An, Elle
ne s´était pas encore décidée. Et pourtant il fallait se hâter. Il fallait
commencer dès l´arrivée.
Mais alors arriva l´imprévu: une tempête furieuse de neige. Résultat: un
blocage pendant quelques jours, dans un petit hôtel du parcours[1].
Que c´était donc ennuyeux!
Bien entendu, pendant ce temps, Elle ne cessa de penser à Lui.
Il neigeait, il neigeait incessamment. Elle portait avec soi la dernière
poésie qu´il lui avait dédiée: Neige.
Elle la relit.
Combien de fois...?
Il neige, il
neige, il neige
Sur les champs de l´Ardèche.
Et c´est le blanc paysage
Comme une bacchanale de colombes amantes...
Comme un galop joyeux de nues jeunes filles...
Comme une griserie de ravissantes nymphes...
Comme une inattendue pyrotechnie d´étoiles...
Comme une artillerie parfumée de pétales...
Comme un dévoilement de charmeuses fiancées
Comme une sarabande d´écumes et de perles...
..........
Mais cette belle musique de la neige tombante éveillait dans son coeur de
tristes sentiments. Ah! les mains qui lui écrivaient des choses si gentilles,
étaient peut-être en ce moment transies...! Lui n´avait pas de gants comme
Elle, pour les défendre contre le froid...
C´était navrant.
Elle s´imaginait sa pénible situation et en souffrait terriblement. Elle
avait déjà souffert tellement pour Lui...!
Parce qu´Elle l´aimait. Oui. Elle l´aimait profondément. Et voici le signe
infaillible: sa souffrance pour son infortune.
Aimer c´est compatir – Unamuno l´a dit. On peut communier en effet sans
amour aux jouissances d´un homme. Cela n´est pas l´affaire du coeur, mais
simplement des sens. Ah! mais lorsqu´on prend une part, une part réelle aux
souffrances et aux malheurs d´un être, c´est sans doute qu´on l´aime. Compatir
c´est chérir.
Certes, Elle l´aimait, le chérissait. Pourquoi..? Demande absurde. Quand on
apprend pourquoi on aime, c´est qu´alors on n´aime plus.
Mais jamais un amour ne fut plus ignorant. Chose curieuse! Elle ne le
connaissait pas personnellement. Elle ne l´avait jamais vu, ne lui avait jamais
parlé, ne l´avait jamais entendu. Autour de Lui, tout était complètement
brumeux, mystérieux et imprécis.
Il n´y avait pour Elle qu´une chose éclatante: sa correspondance. Ah! mais
oui: celle constituait la revanche, un miroir très limpide et très clair de son
coeur et de son âme.
Tandis que la neige tombait indolemment sur les sapins du parc de l´hôtel
et formait lentement dans sa coupe des petits nids argentés, Elle évoqua
mélancoliquement une après-midi le procès de cette passion-là qui la
bouleversait depuis vingt mois[2].
Peut-être cet amour de roman n´était-il de même que le nid blanc de son coeur
torturé, formé par une chute mystérieuse de lettres ensorcelantes...?
La dernière était la 56ème[3].
Elle en tenait bien le compte. Et Elle les gardait comme un trésor: le grand
trésor de sa vie sentimentale.
Et quelle richesse fantastique de sentiments! De la tendresse et de la
fermeté, de la douleur et de la joie, de l´enthousiasme et de l´indignation, de
la galanterie et de la gravité, des conseils et des poèmes..., il y en avait de
tout, il y en trouvait de tout. Et tout noble, poli, cordial et magnifique.
Cependant tout avait commencé par une badinerie de collégienne. Alors, Elle
était une joyeuse normalienne[4]
de troisième année. Une insouciante jeune fille qui apprenait plus facilement
les lettres des tangos à la mode que la Physique ou l´Histoire; qui aimait plus
les fiancés que les professeurs; qui préférait les cinémas et les dancings aux
classes et aux livres...
Et Lui...?
Un proscrit, un paria étranger et inconnu confiné dans un lointain endroit,
dans des circonstances tragiques. Mais les parias comme Lui venaient de
soutenir, pendant deux années et demi, une guerre farouche et acharnée, qui
avait passionné le monde entier.
Alors un simple hasard les mit en communication.
Des mobiles...? Pour Elle, celui de la curiosité. Pour lui, celui de la distraction.
Mais depuis la première lettre, la curiosité s´était transformée chez elle
en intérêt; tout de suite, en charme. Cet inconnu mystérieux paraissait
mouiller sa plume dans l´encrier de Lucifer. D´autres amies correspondaient de
même avec d´autres proscrits, comme Lui; mais la différence épistolaire était
si frappante...! Elle en était orgueilleuse et son plus grand plaisir c´était
de montrer à ses amies les missives qu´Elle recevait de Lui.
Mais tout à coup la réserve commença. Pourquoi...?
D´autres sentiments moins superficiels que la vanité prenaient place dans
son âme. Ah! le coeur est très discret! Et c´est son coeur qui commençait à
s´intéresser.
Alors chaque jour, Elle attendait ses lettres avec une impatience
croissante. Leur lecture ne lui procurait plus un simple effet de charme
séducteur, mais d´émotion étrange. C´était le trouble de la passion naissante.
Le coeur d´une femme, enfantant un amour, tremblante comme une rose qui
s´ouvre. Cette écriture de pattes de mouche, mais claire et ferme, s´enfonçait
dans son coeur tendre, comme les griffes d´un aigle.
Détail émouvant! Il demeurait dans un enfer; et toutefois il ne lui
écrivait généralement que des choses jolies et ravissantes. Seulement de temps
en temps il laissait échapper une phrase, un mot qui permettaient de deviner
une tragédie silencieuse et profonde.
Mais elle n´était point capable de comprendre sa situation. Ah! Elle était
une enfant heureuse, joyeuse et insouciante. Le bonheur est aveugle pour
l´infortune!
Mais un soir, une camarade, assez bien renseignée, raconta dans le dortoir
de l´Ecole[5]
la vie horrible des hommes confinés là où son correspondant restait et alors
Elle ne put pas supporter le récit; et s´enfermant dans sa cabine, Elle se mit
à sangloter amèrement.
Oh! Mais cela était affreux..! Mais Lui n´avait jamais raconté de ces
histoires poignantes...!
Ah! alors Lui ne l´écrivait que des poèmes, des essais galants, de missives
rêveuses et séduisantes.
Qui était donc cet homme déconcertant...?
Elle commença à s´inquiéter sérieusement. Se serait-Elle rendue amoureuse
de cet inconnu-là...?
Ce serait une vraie folie. En outre, Lui-même l´en avait prévenue
loyalement. Parce qu´Elle était une gosse sans expérience; mais Lui était un
homme expérimenté qui avait dépassé les trente ans.
Mais le coeur ne comprend rien, ni réflexions ni conseils. Et Elle ne
pensait plus que par son coeur.
Un drame intime commença alors à tourmenter la jeune fille: le drame d´un
amour maîtrisant et impossible.
Impossible...?
Le plus tragique de cette situation c´est qu´Elle
comprenait aussi parfois la folie de cet amour; et de plus ... qu´Elle n´avait
nullement des haleines d´héroïne.
D´ailleurs, d´autres amours vulgaires, mais immédiates, tournaient souvent
autour de sa jeunesse et sollicitaient son coeur faible.
Elle était sympathique et jolie. Elle aimait à s´amuser. Elle fréquentait
beaucoup de gars. C´était donc naturel que fréquemment Elle se vît aussi
assiégée de prétendants.
Alors c´était l´angoisse. Elle cherchait anxieusement une solution, mais
Elle ne trouvait que le désespoir.
Dans les moments de sérénité, Elle méditait. Pourquoi se torturer pour un
aventurier lointain et inconnu, alors que d´autres garçons qu´Elle connaissait,
étaient prêts à lui demander sa belle main...? Pourquoi renoncer à des amours
sûres et tangibles pour un autre idéal et problématique...?
Oh! Non. Il fallait être sage et positive. Lui ne pouvait être pour Elle
qu´un ami; son meilleur ami. Pas plus.
Bien entendu, Elle ne se sentait pas forte pour renoncer à cette amitié.
Mais cela –pensait-Elle– suffisait. Le reste n´était qu´une chimère...
D´autre part, sa chair et son sang de vingt ans se soulevaient souvent
contre cet étrange amour de fantastique roman, qui n´était pas capable
d´enflammer ses lèvres par un baiser ardent ni d´allumer ses yeux par un regard
étincelant.
Alors Elle commençait – ou recommençait – un idylle avec un des garçons de
sa connaissance. Mais quand Elle croyait aboutir enfin au dénouement rationnel
de son drame, une missive frappante de Lui rompit le passager enchantement. Son
ombre ensorcelante se projetait puissamment sur son coeur et bouleversait ses
propos les plus sages.
Ah! Lui n´était point les autres....
La comparaison engendrait fatalement la désillusion et le spectre d´un
remord futur paralysait sa décision.
Et s´il revenait
un jour,
que faut-il lui
dire...?
Pauvre jeune
fille!
Une catastrophe[6]
terrible s´abbatit peu de temps après sur son pays. Elle qui n´avait connu
jusqu´à ce moment que la face du bonheur, vit alors de très près la mine de
l´infortune.
Pour compléter cet apprentissage, quelques mois après, Elle se trouva tout
à coup seule, confinée dans un hameau[7]
très misérable, égaré dans les montagnes.
Elle était déjà une institutrice. Les temps joyeux de normalienne étaient
finis. Les amies, les fiancés, les dancings, les cinémas, le confort de sa
maison et de l´Ecole.., tout avait disparu. Tout restait éloigné, là-bas,
là-bas...
Et ici, au somment de la montagne, la pauvreté, la solitude et la
tristesse.
Ses rêves bleu de jeune fille en fleur avaient abouti à cette réalité: le
drame obscur, navrant, de sa vie nouvelle...
Une seule chose n´avait pourtant pas changé autour d´Elle: l´ombre
mystérieuse de cet homme-lâ déconcertant, toujours sereine, toujours touchante,
toujours ensorcelante... La même ombre qui en ces moments de solitude dans la
chambre de l´hôtel du parcours, enveloppait doucement son coeur, tandis que la
neige tombait en silence sur les sapins du parc.
Il neige...
Il neige...
Il neige...
Sur mes yeux las, tes lèvres...
...............
Lorsque trois jours après, Elle arriva enfin à sa petite école, son premier
souci fut de lui écrire.
“Je te remercie de tout mon coeur,
pour la jolie poésie. Je goûte pleinement ces vers maintenant que j´ai pu
rêver, pendant une semaine en regardant tomber la neige. Je vais tout de suite
commencer tes gants. Je suis tellement heureuse de pouvoir enfin travailler
pour toi...!”[8]
D´ailleurs, le choix de ce tricot qui depuis quelques
jours la tracassait, était déjà définitivement fait. Elle emploierait pour les
poignets les côtes doubles; pour les mains, le point brides simples, à lignes
horizontales. Simplicité et droiture, comme son âme.
Pour la couleur, Elle choisit le bleu marine, comme celui de la surface de
la Mer qu´il aimait à la folie.
Et le lendemain, la jolie institutrice se mettait fiévreusement à la tâche.
La pointe courbée de son crachet
d´acier bougeait à la hauteur de son coeur d´or, comme dans l´espace un point
de symbolique interrogation...
Et tandis que ses doigts tricotaient soigneusement la maille bleue de cette
paire de gants, sa fantaisie stellaire tissait l´iris radieux d´une illusion de
Grand Amour, telle une Pénélope séduisante et rêveuse, attendant patiemment son
époux....
*****
JOSETTE
A Madame et Monsieur René
Monteremal
Saint-Maurice d´Ibie, le 20 Mars 1941
Nous venions de souper. Une lampe à pétrole, suspendue au plafond enfumé de
la tanière, irradiait tristement une lueur pâle. Pas d´éclairage électrique dans
le village. L´orage de l´après-midi –le premier de l´année– avait peut-être
endommagé la ligne. A défaut de lumière artificielle, les grands yeux noirs de
Josephine –une brunette de Talavera de la Reina qui demeurait chez nous–
illuminaient et troublaient les cœurs obscurs de mes bruyants camarades. Le cuisinier faisait en son honneur des
cabrioles amusantes, comme un chien autour de son maître. Pour plaire à une
femme, les hommes font souvent le chien, le chat, le tigre et toutes les bêtes
de l´échelle zoologique. L´homme est le mâle le plus stupide…
Je restais isolé, assis dans un coin de la cuisine, les coudes sur la table
et les mains pressant mes tempes, qui voulaient éclater violemment. Bien
entendu, j´étais tout à fait absent à ce tapage-là. Dans mon pouls je
ressentais un fourmillement irritant. Mes paupières avaient une lourdeur de
plomb. Et une ronde d´idées noires tournait tumultueusement dans ma tête.
J´étais la proie d´une de ces crises de mélancolie qui me frappent parfois.
Alors quelques camarades catalans se mirent à chanter en chœur la chanson
de « l´Émigrant ». Je
n´aime pas « l´Émigrant »,
cette chanson funèbre et triste, comme un « De profundis ». Quand j´étais au camp de Saint-Cyprien, je
faisais partie du groupe choral des Professionnels de l´Enseignement. Le
directeur était un copain catalan. Et naturellement, l´Émigrant figurait sur le
répertoire. Mais je ne le chantais jamais. Je ne sais pas le supporter. Son
accent plaintif m´exaspère. (Dans la disgrâce je n´admets d´autres gestes que
les virils : c´est-à-dire la révolte ou la sérénité. Mais l´attitude de
femelle lâche et pleureuse me crispe les nerfs. Les coples angoissantes de
l´Émigrant rencontraient les murs noirs de la tanière, comme les lamentations
d´un Jérémie castré :)
Dolca Catalunya
patria del meu cor ;
Qui de tu s´allunya
d´enyorança est mor
Alors quand les camarades du 160 GTE[1]
se mirent ce soir à l´entonner, je fis automatiquement un bond; je pris mon
pardessus, et sans attendre mon café, sans saluer, je franchis la porte. Vers
où..? Je ne le savais pas. Le village était plongé dans les ténèbres, et le
ciel noir et le soir froid. Alors je pensai à faire seul une longue promenade.
J´avais besoin d´apaiser mes nerfs, et d´éclaircir mes idées.
Tandis que je descendais par le sentier caillouteux, un tonnerre sonna.
L´orage menaçait à nouveau. J´aurais souhaité pouvoir m´égarer dans l´espace
infini, comme son écho effrayant. La majesté des tempêtes m´attire, comme le
fond d´un abîme. Lorsque j´atteignais la route du village, je fus frappé par
une pâle lumière qui échappait d´une fenêtre. C´était la maison de
l´instituteur. Tout à coup, je changeai d´opinion et j´y montais tout de suite.
Le foyer de l´instituteur était toujours ouvert pour moi. C´était mon refuge
habituel. Quand je fis mon apparition à la porte de la cuisine, Josette se jeta
sur mes bras. Josette était une tendre gosse du maître de l´école. Elle
m´aimait beaucoup et elle était toujours prête à s´amuser avec moi. Aussitôt,
elle s´assit sur mes genoux. Comme d´habitude, nous commençâmes à jouer
innocemment. Mon amusement favori c´était d´approcher mon visage du sien et de
la frotter avec ma barbe. Josette était fort chatouilleuse. Ses joues
rougissaient soudain et éclatant en rires bruyants, elle criait joyeusement.
Pique la barbe ! Pique la barbe !
Au même temps, elle retirait sa face pour éviter le chatouillement. Je la
laissais respirer et alors lui donnais un embrassement. Elle me le retournait
aussitôt avec sa petite bouche de cerise, aussi tendre qu´innocente.
D´autres fois, nous dansions au son de la radio. Bien entendu, Josette ne
savait pas danser. Mais elle aimait que je la traînasse follement, tandis que
Londres ou Budapest jouaient une valse, ou un fox de cabaret. C´était amusant.
Elle en était heureuse et moi, aussi.
Ce soir-là, après deux minutes d´amusement avec Josette, mon cafard avait
disparu. Sa joie pure la mis en fuite.
Quel pouvoir mystérieux ont les petits pour consoler les aînés; que la
puissance de nos passions ne sait pas contrecarrer la faiblesse de leurs
cœurs ; que notre brutalité devient impuissante contre leur faiblesse.
Souvent les hommes les plus inhumains s´attendrissent devant un enfant.
Pourquoi..? Mystère.
Mais ce qui ne l´est point, c´est que l´enfance constitue la source la plus
pure du bonheur et de joie. Peut-être la maxime la plus profonde de l´Évangile
est la phrase du Christ : « Si
vous ne vous faites pas comme un de ces petits, vous n´entrerez pas dans le
royaume des cieux.. »
Josette était l´aîné des trois petits du foyer de l´instituteur. Elle
n´avait que cinq ans. Ses cheveux châtains, coupés presque à la hauteur de ses
sourcils, donnaient à son visage arrondi un certain air exotique. Elle
ressemblait à une gamine japonaise. Certes Josette n´était pas du tout jolie.
Même elle louchait un peu de l´œil gauche. Mais en revanche toute sa petite
personne irradiait de doux reflets de bonté et d´humilité, héritées de sa
maman. Elle était timide et obéissante, et un simple mot de ses parents
suffisait à la paralyser, quand elle bougeait inconvenablement.
Elle était très sensible, et alors qu´on la grondait, elle allait se cacher
dans un coin de la cuisine et se mettait à pleurer en silence.
Enfin, elle était la plus affectueuse et discrète et jamais ne gênait
personne avec inconscient entêtement. C´est pour cela que j´aimais à cajoler
cette pauvre petite dont la beauté de son âme n´était pas d´accord avec le
manque de charme de son corps. J´éprouvais à son égard une tendre affection et
je soupçonne que des trois enfants du foyer de l´instituteur, c´était elle précisément
la plus attachée à l´espagnol, comme ils m´appelaient quelquefois.
Cependant…
Lorsque je commençais à fréquenter la maison du maître de l´école, mes
attentions n´allaient jamais vers la petite Josette, mais vers Robert et vers
Lunette. Lunette était la cadette du foyer. Elle n´avait alors que trois ans.
C´était une petite poupée aux yeux grands et clairs à la couleur et à la
douceur du miel. Ses joues étaient de rose et ses cheveux, presque blonds.
Lorsqu´elle portait en hiver son petit chaperon bleu, elle ressemblait à une
petite fée.
Quant au petit Robert, il était la contre-figure de Lunette. Vigoureux et
résolu, avec des petits yeux noirs étincelants comme ceux de son père, c´était
un charmant garçonnet, sérieux et espiègle à la fois. (Bien entendu, le sérieux
c´était l´hérédité ; la friponnerie c´était l´âge). Il avait une force
musculaire remarquable et il aimait à en faire la démonstration, lorsque je
jouais avec lui. Alors et me frappant avec ses petits poings, comme un boxeur.
Naturellement il était le préféré de son père dont il était le portrait vivant.
Mieux dotés physiquement que Josette, et en outre moins âgés qu´elle,
c´était donc naturel que Lunette et Robert attirassent de prime abord mon
attention et accaparassent mes caresses.
Naturel, dis-je.
Oh ! Non ; mais, monstrueux. Et je ne tardai pas à le constater.
Quand aux premiers temps de mes visites à la maison, je cajolais invariablement
Robert et Lunette, la pauvre Josette, humble et discrète, me regardait toujours
faire en silence et à distance, sans oser s´approcher de moi. Sans doute un
nuage de tristesse voilait ses petits yeux ; mais alors j´étais aveugle et
ne le remarquais pas. Je me conduisais avec la légèreté et l´impertinence d´un
petit maître étourdi qui dans un salon mondain, ne salue et ne courtise que les
demoiselles élégantes et jolies. Mais un soir je compris, comme d´habitude,
j´avais mis sur mes genoux Lunette, la petite poupée aux cheveux d´or et de
miel. Robert était assis sur ceux de son père, tandis que Josette, l´humble et
timide Josette se tenait debout, seule, oubliée, sans agréer une caresse. Soudain,
alors que j´embrassais sa petite sœur, Josette s´éloigna et se cacha dans un
coin de la cuisine et se mit à sangloter amèrement. Son attitude m´émut. Je
m´approchai d´elle et caressant sa tête, je lui dis affectueusement :
Pourquoi tu pleures, Josette..? Qu´est-ce que tu as mon enfant ? Josette,
la timide Josette, ne me répondit rien. Elle me regarda simplement avec ses
petits yeux, mouillés de larmes et alors, à travers ses regards éloquents de
reproche et de reconnaissance, je commençai à comprendre. Oui, je commençai à
comprendre une vraie leçon que l´affection de la pauvre mignonne m´enseigna peu
après complètement : qu´il n´y a pas d´enfants beaux et d´enfants
laids ; que l´enfance est toujours belle et adorable pour la pureté de son
âme, la faiblesse de son corps et la tendresse de son cœur ; et que
l´homme qui attriste un pauvre enfant en lui refusant les caresses qu´il attend
et qu´on lui doit, si cet homme agit inconsciemment, il est un stupide ;
s´il agit sincèrement, un méchant.
[1] Je me trouvais à ce
moment-là (1941) à Saint-Maurice d´Ibie, un pauvre village ardéchois, où était
constitué le 160 Groupe G. T., occupé à faire du bois de chauffage et du
charbon au profit de la XI Compagnie Eaux et Forêts (j´étais affecté au
bureau). En quittant la tanière qui nous servait d´habitation aux quelques
employés du poste de Commandement.
*****
ECROULEMENT
A Maria Teresa Federici
Saint-Maurice d´Ibie, le 10 avril
1941
La jeune soeur leva le thermomètre à la
hauteur de ses beaux yeux, chercha avec anxiété le bout de mercure et cachant
son impression pénible, se pencha sur la tête du lit blanc et prolongea le
graphique.
-
Combien, ma sœur..? – le patient murmura
tristement.
-
40º..!
-
Mais ça ne fait rien, Monsieur –
ajouta-t-elle aussitôt. Oh ! c´est le temps..! la saison..! Restez
tranquille. Vous le resterez, n´est-ce pas ? Je vous l´ordonne, Monsieur.
Vous m´avez promis de m´obéir toujours.
Sur le visage arrondi de la Sœur se dessina un fin souris, accompagné d´un
badin dignement de son œil gauche et malin. Chaque fois que la Sœur souriait
faisait automatiquement cette grimace badine et ravissante !
Certes si les soins et les sourires d´une sœur tendre et jolie, savaient
combattre la tuberculose, le malade serait déjà guéri dès le lendemain de leur
rencontre.
Malheureusement les bacilles de koch ne savent pas obéir aux souhaits les
plus ardents des religieuses charmeuses. Et la maladie du pauvre compatriote
progressait chaque jour terriblement.
Lorsque la sœur quitta son chevet, elle accourut à la petite église ;
s´agenouilla dévotement devant l´autel et avec toute la ferveur de son cœur,
pria la Sainte Vierge pour la guérison du malheureux.
L´oraison était pour elle le supplément de la médication. Quand à
l´après-midi de chaque jour, elle récitait le rosaire dans la chapelle, sa
prière la plus fervente c´était toujours l´invocation de la litanie :
« Salus infirmorum, ora pro nobis. »
Pour elle ce mot « nobis »
était un synonyme de « mes malades ».
Parce qu´elle s´identifiait à eux.
Elémentaire religiosité..?
Qui sait !
Quelques mois après notre entrée en France, un pauvre ami fut atteint aussi
de tuberculose, au camp de concentration de St. Cyprien. On réussit à le faire
transporter dans un sanatorium. Les infirmières y étaient aussi des
religieuses. Eh bien, mon ami n´était pas croyant. Il respectait pourtant trop
la religion, pour ne pas consentir à commettre de vrais sacrilèges, afin de
complaire en apparence aux sœurs. C´est pourquoi il s´abstenait dignement
d´aller à la chapelle[1].
Et c´est précisément pour cela qu´il fut chassé du sanatorium et renvoyé au
camp. Résultat : la tuberculose fit rapidement rage dans ses poumons
atteints et le malheureux mourait peu de temps après.
Voilà un autre cas bien différent de religiosité… !
Sans doute celui du lévite impitoyable de l´Evangile.
Mais la Sœur de cet hôpital accueillant de l´Ardèche avait des idées plus
chrétiennes et plus humaines sur la charité et sur le prochain.
Et elle n´imitait point le lévite cruel, mais le piteux samaritain[2].
Elle avait bien appris la recommandation du Christ : Allez…Pour elle il n´y avait point de malades croyants et des
malades incrédules. Il n´y avait que des malades. Et à tous sans différence,
elle prodiguait ses soins, ses prières et son cœur.
Et son cœur..?
Oui ; son cœur, aussi.
Parce qu´elle était une jeune fille de dix-huit ans ; et chez une jeune
fille, avec béguin ou sans lui, c´est le
cœur notamment qui commande sa vie.
Coïncidence curieuse ! En français, le mot béguin signifie d´une part,
la coiffe de certaines religieuses, et d´autre part, la passion amoureuse
passagère.
Pourquoi..?
Il ne vaut pas la peine de l´exposer maintenant.
Toutefois ce qui est vrai, c´est que pour les femmes –et surtout les jeunes
filles– la religion est simplement toujours une forme de l´amour. C´est pour
cela que la plus grande adresse de l´Église à l´égard des religieuses. C´est
d´avoir fait de l´amour divin une imitation de l´amour humain.
Le noviciat aux couvents de femmes ce sont des fiançailles ; la
novice, une fiancée. La profession c´est un mariage ; la professe, une
épouse. De qui ? De Jésus-Christ.
Le mariage mystique de Sainte Catherine avec l´Enfant-Jésus a été
représenté par les meilleurs peintres de la chrétienté : Corrège, Mending,
Filippino Lippi, Alexandre Veronese, etc.
Ah ! la femme a un besoin naturel d´aimer, elle est faite pour
l´amour. Et avec béguin de religieuse ou avec chapeau de danseuse, l´amour est
la boussole de sa vie. En réalité, les plus grandes saintes n´ont été que de
grandes amoureuses, depuis Marie de Magdala jusqu´à Thérèse Martin[3].
Et le culte du Sacré Cœur –symbole le plus expressif de l´amour mystique– fut
naturellement l´invention d´une autre religieuse : Marie d´Alacoque.
Il s´agit simplement d´un cas de substitution psychologique du même signe,
pour parer aux exigences impérieuses du puissant instinct sexuel dans cette
substitution, la vie des religieuses –surtout des jeunes filles– serait tout à
fait insupportable ; plutôt, impossible.
Cependant, cette substitution n´est pas une affaire facile. Peut-être la
lutte la plus pathétique de sentiment qui peut troubler une âme humaine, est ce
combat sourd et cruel qui se déroule fréquemment dans le cœur des religieuses. On
lit dans la vie de Ste. Catherine de Gênes que troublée par ce combat furieux,
elle se jetait parfois à terre en criant avec angoisse « Amour, amour, je n´en puis plus.. ! »
Bien entendu, cette lutte éclate surtout fatalement chez les religieuses
infirmières ; non seulement parce qu´elles sont obligées de traiter
toujours des hommes, mais parce qu´elles traitent précisément des hommes
malades. Pour un cœur sensible –comme
l´est généralement le cœur féminin– la souffrance est un motif de compassion,
et la compassion est la porte ouverte à l´Amour. C´est pour cela que les sœurs
d´une grande part de ces ordres religieux ne sont pas logiquement perpétuels
mais temporels. Voilà une précaution très sage…
C´est curieux. Le roman moderne le plus charmant et le plus grand succès en
Espagne –où l´Église est pourtant plus influente que sur le reste des peuples
de l´Europe– a été celui d´Armand P. V., la « Sœur Saint-Sulpice » ; c´est à dire, le roman d´une
religieuse ravissante qui quitte un jour son habit et fait un mariage d´amour
très romantique.
……………………..
Justement la Sœur de cet hôpital était une vraie copie de la charmeuse Sœur
Saint-Sulpice.
Comme Gloire –le prénom civil de la sœur du roman– sœur Marie-Adélaïde
était de même brune, jolie, inquiète et badine. Sa bonté et son intelligence
n´étaient pas d´autre part, ses attraits les moins séduisants. En outre, elle
possédait une voix angélique et jouait l´harmonium comme une artiste.
Naturellement elle était l´organiste de l´hôpital, et lorsque les
religieuses chantaient la Salve dans la petite chapelle, sa voix se faisait
remarquer sur les autres comme celle d´un chérubin. Un compatriote andalou lui
disait une fois : « Ma sœur, un
jour les saints de la chapelle vont jeter leur couronnes sur vos pieds, en
criant enthousiasmés : Olé ! » Elle souriait joyeusement.
Bien entendu, elle ne comprenait guère de ces galanteries, puisque mon
compatriote lui parlait en castillan. Mais son geste était bien éloquent.
Pourquoi..? Simplement parce qu´elle montrait de même un penchant
particulier pour les camarades qui y arrivaient. Des motifs..? Qui sait !
D´abord, elle y était étrangère comme nous -elle était italienne-, et
peut-être avait-elle des raisons très intimes pour comprendre notre drame…
D´autre part, la cordialité des espagnols la touchait. Un jour elle demanda
à quelqu´un qu´est-ce que veulent dire « guapa », « morena »
et bonita. C´étaient des mots galants
qu´elle venait d´entendre.
Lorsqu´elle entrait dans les salles de l´hôpital, la blouse blanche
d´infirmière sur l´habit noir de religieuses, les regards de mes camarades la
prenaient amoureusement comme une pluie de dards étincelants.
Quel effet produisaient dans son cœur ces hommages silencieux..? Qui
sait ! L´espagnol est toujours un Don Juan, et Don Juan était –on le sait
– le démon tentateur des couvents. Doña Elvire et Doña Inès étaient des
religieuses.
………………..
Un jour, la jeune sœur perdit soudain sa joie. Un air marqué de
préoccupation et de tristesse assombrissait son frai visage. L´état de son
malade préféré s´aggravait par moments. Une mère elle-même ne lui aurait pas
prodigué plus de soins. Le spectacle navrant de ce garçon touchant, seul,
exilé, et blessé mortellement à la fleur de l´âge, émouvait ses entrailles de
femme compatissante. En outre, ce gars bon, courageux et cordial, était comme
un ami. Plus, comme un frère. Encore plus, comme un…
Silence !
………………….
-
Combien, ma Sœur... ?
Maintenant la demande était rauque, pénible, languissante. C´était l´accent
pathétique d´un damné qui attend dans un cachot sa sentence de mort. Ah !
le patient la portait gravée en sang sur ses poumons meurtris ! Et la Sœur
y lisait trop clairement le mot fatal et triste. Alors une larme brûlante
glissa lentement de ses yeux. Et elle les leva ensuite vers le ciel comme un
appel suprême.
Mais cette fois elle ne s´empressa plus de quitter le chevet pour aller
s´agenouiller devant l´autel. Elle resta immobile, muette et angoissée, telle
une Vierge de la Pitié.
Et c´est à la chapelle sécrète de son cœur qu´elle descendit
silencieusement, sentant alors dans son autel comme un terrible écroulement.
[1] Mais Tartufe tolère
mieux le sacrilège dévergondé que l´incrédule respectueux.
[2] Un tour comme Jésus
était à la table du péager Mathieu, dit aux pharisiens qui faisaient de s´en
scandaliser : « Allez et apprenez ce que signifie cette parole :
Je veux la miséricorde et non le sacrifice. » IX-13. Eh bien, cette jeune
sœur l´avait déjà très bien appris.
[3] Il suffit de feuilleter
l´ « Histoire d´une âme »
de celle-ci pour s´en apercevoir. A propos de sa première communion le 8 Mai
1884, St. Thérèse de Lisieux écrit : « Ah ! qu´ il fut doux
le premier baiser de Jésus à mon âme ; ce fut un baiser d´amour. Depuis
longtemps déjà, Lui et la petite Thérèse s´étaient regardés et compris ;
ce jour-là notre rencontre ne pouvait plus s´appeler un simple regard, mais une
fusion, « le langage éloquent n´est-il pas avant out celui d´une femme
amoureuse.. ? C´est pour cela que…
******
MINIQUE
A Mme. et Monsieur Du Potet,
à l´occasion du 3ème anniversaire de Dominique
Saint Maurice d´Ibie, le 25 Mai 1941
-
Où vas-tu, petit...?
-
A Paris.
Et l´enfant, assis tranquillement à la place du
chauffeur, les petites mains de cire sur le volant du camion, faisait mine de
mettre en marche l´énorme mastodonte.
Le camion était lourd
de quatre tonnes. Le poids de Minique était de quatorze kilos. Mais ça ne fait
rien. Minique était également capable d´aller à Paris sur un Renault de quatre
tonnes que de monter aux nuages sur un balai de quatre grammes... Il était dans
cet âge au cours duquel la fantaisie communique de la vie à tous les objets et
réalise toutes les chimères.
En outre,
Minique était l´animateur le plus actif et merveilleux que l´on peut imaginer.
Il était le boute-en-train par excellence du village. Et en effet, il mettait
en train le monde entier: les hommes, les femmes, les enfants, les chiens, les
chats, les chevaux, les camions, les fourmis, voire les saints mêmes de
l´église....
Minique
n´avait pas simplement cinq sens, comme le reste des mortels, mais cinq mille.
C´était comme si tout son petit corps était hérissé d´antennes hypersensibles,
tel un poulpe blondin. Toutes les choses le frappaient instantanément. En une
minute, 60 réactions diverses: en une heure, 3.600; en une journée, 86.400 ....
Parce que je
suis sûr que pendant le sommeil, Minique bougeait de même. Et plus d´une fois,
en le voyant endormi sur le sein de sa maman –une brune élégante, élevée en Espagne,
avec l´esprit de la française et l´honnêteté de l´espagnole– je pensais à l´âme
inquiète du charmant petit qui mettait alors en train les anges et les fées
dans le royaume de la Rêverie. Aucun esprit plus ouvert et sympathique que
celui de Minique. Il était justement le revers de l´enfant timide. Il s´en
allait tranquillement avec tout le monde. Il était toujours prêt à manger à
toutes les tables, à jouer avec tous les gosses, à casser tous les objets et à
malmener toutes les bêtes.
C´était un
diablotin charmant aux petits yeux clairs étincelants et au rire éclatant.
Naturellement, Minique était l´enfant le plus populaire du village. Tout le
monde avait à voir avec Minique. D´où pour sa maman Minique était toujours
l´enfant perdu. Et pas précisément dans le temple, mais dans l´hôtel, dans la
boulangerie, aux cafés, aux épiceries, ou dans la maison d´un voisin, n´importe
lequel.
Pourtant,
Minique ne parlait pas encore. Il balbutiait seulement. Mais rien de plus drôle
et amusant que son langage conventionnel, demi-français, demi-chinois. Il
s´exprimait toujours par des monosyllabes: Le do-do c´était le lit; le to-to,
l´automobile; le tin-tin, la montre; la co-co, la viande, etc.
Sa mimique
n´était pas moins expressive. Il y employait toutes les parties de son corps,
même le nombril, comme prétendent les ventriloques...
Parfois les
muletiers du Groupe le montaient sur les chevaux. Minique saisissait
enthousiasmé les brides, comme un souple jockey et se mettait à encourager les
bêtes: la! la! la!
Il ressemblait
à une souris sur un éléphant. Cependant il n´avait pas besoin d´un mulet pour
monter à cheval. Une chaise, un balai, un bâton suffisaient pour lui donner la
même illusion.
Mais la
spécialité de l´enfant c´était le salut. Lorsque sa mère allait le coucher, il
étendait dans l´air gracieusement sa petite main droite, en disant avec
politesse: Bonsoir, Monsieur Sesma; bonsoir, monsieur Cabré; bonsoir, Miguel...
Minique était
un ladin ravissant. Lorsqu´il commença à parler un peu, ses saillies étaient
frappantes. Un jour mon camarade Cabré était à la boulangerie. Minique s´y
était présenté tout à coup. Alors Cabré donna un baiser à l´enfant et celui-ci
lui ordonna à la suite: -Monsieur Cabré, embrassez la boulangère. Mon camarade
lui objecta badinement: Mais le boulanger va s´en fâcher...! Minique fit
semblant d´indifférence. Naturellement il ne savait pas s´expliquer pourquoi
Cabré pouvait l´embrasser tranquillement lui-même, et non la femme du
boulanger. Heureux âge qui ne connaît pas la morale ni la différence entre le
bien et le mal! Si Minique méconnaissait tout à fait la sainteté de la famille,
il n´était pas plus respectueux pour les emblèmes sacrés de la Patrie. Un jour
on apporta au Bureau du Groupe un drapeau national. Il était destiné à flotter
arrogamment au-dessus de la porte. Mais Minique le prit en mains un beau matin
et se mit à balayer avec lui.
Enfin, même
la religion, nonobstant la religiosité de ses parents, ne méritait pour lui
aucune considération.
Voici un
drôle d´épisode.
C´était une
après-midi de dimanche. A l´église du village, comblée de fidèles, on récitait
le rosaire. Aux alentours, Madame Fabre se promenait avec Minique. Madame Fabre
était une jolie et insouciante jeune fille qui n´avait jamais mis les pieds
dans une église. Mais ce jour-là elle fut tentée de pénétrer dans le temple.
Pour réciter aussi le rosaire...? Non. Madame Fabre était alors ennuyée. En
outre, elle portait une toilette élégante. Voilà simplement les deux motifs qui
la déterminèrent à pénétrer dans l´église accompagnée de Minique.
Mais
introduire Minique dans le temple c´était comme y introduire le diable. En
effet, l´enfant ayant vite aperçu une sonnette près du prêtre, il s´en saisit
par surprise tout de suite et commença à sonner joyeusement.
Scandale
général. Une vieille dévote chassa indignée du temple le petit irrévérent.
Madame Fabre rougissante s´échappa. Mais Minique enleva encore dans sa fuite un
vieux livre d´oraisons à une autre vieille dévote.
Alors un
Enfant-Jésus dont un Saint-Joseph saisissait la main à côté du bénitier, fit un
bond inattendu, gagna de même la porte de l´église et se lança lui aussi
au-dehors, pour s´amuser avec les fugitifs...
*****
PHILATÉLISME
Saint-Maurice d´Ibie, le 7 juillet 1941
À Mme Jeanne Dupré et sa famille
-
Monsieur,
quand voudrez-vous voir ma collection… ?
J´hésitai un instant. Ensuite, je n´attendais pas cette
interpellation. Je lui dis un peu confus.
-
Ah !
Madame, excusez-moi. Dimanche prochain. Sans faute. Je vous le promets.
Cette invitation était-elle la deuxième… ? La
troisième… ? La quatrième… ?
Je ne m´en souviens plus.
(Un jour d´hiver je descendais de bon matin au Bureau du
Groupe, lorsque j´atteignais la route du village, une dame m´interpella d´une
fenêtre.)
-Écoutez, Monsieur. Seriez-vous assez aimable de me
procurer des timbres espagnols oblitérés ? J´en fais collection,
savez-vous ?
- Mais oui, Madame, avec plaisir.
Dès lors, je donnais de temps en temps à cette dame des
timbres oblitérés pas précisément espagnols, mais d´autres nationalités.
C´était pour moi d´ailleurs une tâche facile, puisqu´un courrier nombreux
arrivait chaque jour au Bureau du Groupe, et je n´avais qu´à décoller les
timbres des enveloppes et les donner à la dame en passant. J´avais la confiance
de mes camarades et je pouvais me permettre tranquillement cette licence.
Chaque fois que j´en donnais un à la dame philatéliste du
village, d´Espagne, d`Amérique ou de la Côte d´Ivoire, une joie ingénue la
saisissait aussitôt et elle m´en remerciait courtoisement.
C´était une femme très jolie cette dame-là. Je n´avais jamais
causé avec elle. Pourtant elle me saluait toujours avec sympathie.
Pourquoi ? Je ne sais pas.
L´instituteur m´avait dit qu´elle était une dame assez instruite, la plus
cultivée des natifs du village. En tout cas, à travers la fenêtre d´une chambre
de sa maison –la plus coquette du village- on voyait sur ses consoles quelques
douzaines de livres qui attiraient mon attention.
Cette dame villageoise était
veuve : une veuve aisée et âgée, mais pas trop dans les deux sens. Dans sa
jeunesse, elle dut être une jeune fille charmante. Malgré ses cheveux blancs,
il lui restait encore l´allure droite, la souplesse de mouvements, la vivacité
des yeux bleus clairs, et même une certaine coquetterie dans sa robe et dans
son fard. Naturellement …
Un jour enfin je visitai sa maison. Sa fille, une jeune
femme récemment mariée me fit les honneurs. Et dans une petite chambre très
propre et discrète, je me suis distrait une demi-heure en examinant avec une
loupe le chapeau de Mistral les Ruines de Palmyre et la Mosquée d´Omar.
Vraiment la collection
n´était pas extraordinaire. Il n´y avait aucun 1 penny carmin Maurice 1847 ni
aucun 2 cent vert Hawai 1851. Cependant elle était assez nombreuse et variée
pour un simple amateur. Surtout pour un amateur villageois. Naturellement la
partie la plus importante de la collection était constituée par les timbres de
la France et de ses colonnies. Il est vrai que la philatélie française figure
parmi les plus riches de la planète.
Le philatélisme n´est pas certes d´origine française, puisque
le timbre poste, sous sa forme actuelle, due à Rowland Hill, est né en
Angleterre, à l´époque où la taxe postale remplaça la taxe à distance. C´était
justement il y a un siècle. Cependant, jusqu´à l´an 1848 l´administration des
postes anglaise ne fut pas autorisée à faire vendre aux prix de 0,20, 0,40 et 1
fr. «des timbres ou cachets dont
l´apposition sur une lettre suffisait pour opérer l´affranchissement».
(Décret-loi du 24 Août 1848)
Toutefois si le timbre sous sa forme actuelle n´est pas
d´origine française, l´idée première du timbre-poste est attribuée à un
français : de Velayer, maître des requêtes au Parlement, qui obtint en
1653 le privilège d´établir à Paris la «petite
poste» et des boîtes aux lettres. Celles-ci étaient alors affranchies avec des
«billets de port payé», attachés aux
correspondances.
En tout cas, lorsque le timbre actuel fut introduit par
l´Angleterre, un des premiers pays qui l´adoptèrent, ce fut la France. La
première émission date de Janvier 1849 et portait la tête d´une jeune femme,
symbole de la 2ème République française. Alors un timbre pour toute
la France coûtait 0,20 fr. Aujourd´hui, 5 fois de plus! Va, nous progressons…
Je ne connais pas exactement le développement actuel du
philatélisme en France. Je soupçonne pourtant qu´il doit être important, si
l´on en juge par les chroniques que les revues et les journaux consacrent
souvent à la philatélie; par l´existence même de revues philatéliques, comme l`
«Echo de la Timbrologie», par les
prix élevés que dans le marché des timbres atteignent les mêmes timbres
nationaux les plus rares[1],
et même par les nouvelles de Presse si pittoresques comme celle que voici:
« Paris, 10
Mai
À
l´annonce de la mise en vente à l´Hôtel des Postes de la rue du Louvre, de la
nouvelle série de timbre « Monaco-Bienfaisance », plusieurs centaines
de philatélistes, pour être certains d´être servis, ont fait la queue toute la
nuit dernière… Des philatélistes craignant de n´être pas servis, achetèrent la
place des gens faisant la queue jusqu´à 400 et même 500 francs ».[2]
Eh bien ! je crois que pour passer une nuit debout,
faisant la queue au clair de lune, et payer encore 500 francs en attendant
simplement l´achat d´un petit carré de papier de l´Etat, il faut être un vrai
philatélomaniaque… »
Eh bien ! ce penchant des français pour la
philatélie…?
Je ne sais pas si du fait que le philatélisme satisfait à
quelques exigences fondamentales de leur idiosyncrasie particulière. Voyons. Le
collectionnisme en général –le collectionnisme amateur, bien entendu, non pas
le mercantile- est un indice remarquable de certaines qualités.
De curiosité, d´abord. Et de curiosité dans tous les
sens ; celui subjectif de la polarisation de l´attention vers un sujet de
connaissance, celui de la rareté; et celui plus propre de la langue espagnole
que de la française de l´ordre et de la propreté.
Le collectionneur est en effet un individu qui polarise
spécialement son intérêt cognitif vers une classe d´objets: les rares et
extraordinaires généralement, et précisément pour ce qu´il leur octroie le
maximum d´attention psychologique, leur accorde de même le maximum d´attention
matérielles, c´est-à-dire, de soins. Le collectionnisme est de même un indice
de patience et de constance.
Une collection riche ce n´est pas la labeur d´un jour ni
d´une année mais la tâche de toute la vie (Un collectionneur est une sentinelle
toujours alerte autour de ses objets. C´est le chasseur à l´affût permanent de
la pièce.»[3]
Enfin, le collectionnisme est un indice de vanité,
puisque si le collectionneur collectionne d´abord pour soi ; il ne cache
jamais ses trésors ; au contraire, il… heureux de les montrer. Montrez-moi
un collectionneur dont la meilleure satisfaction ne soit pas celle d´épater les
autres, de les éblouir en étalant devant leurs yeux sa collection.
L´exhibitionnisme est le corollaire du collectionnisme. La Bruyère remarquait
dans « Les caractères » :
«La curiosité n´est pas un goût pour ce
qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique pour ce qu´on
a et que les autres n´ont point. » D´où l´invitation de Démocédès, le
collectionneur d´estampes –alors il n´y avait pas de philatélistes: « Vous voulez voir mes estampes… ? (De
toute façon, la vanité du collectionneur n´est pas un vice rebutant, mais une
condition aimable et excusable, comme la vanité des femmes). Le collectionneur
est le conservateur par excellence de quelques manifestations de la culture
humaine. Sans la curiosité et la patience du collectionneur, combien de
manifestations culturelles seraient perdues invraisemblablement pour
l´Humanité… ?
Curiosité, d´abord, exhibitionnisme, ensuite. Voilà des
traits caractéristiques du collectionneur.
Voilà aussi deux traits très prononcés du caractère
français. Montesquieu dans ses lettres persanes les fit déjà remarquer très
gentiment[4].
Naturellement si le collectionnisme en général est un
indice de quelques traits de tempérament, le philatélisme en particulier y en
ajoute encore d´autres remarquables.
En effet philatélisme est dans une certaine mesure un
indice d´infantilisme. C´est la prolongation du goût pour les chromes, les
gravures et les estampes, propre aux enfants.
Le timbre est certainement un jouet et en a tous les
charmes : celui de la couleur, celui du dessin, celui de l´évocation,
celui de la petitesse. Comme les jouets pour les enfants, le timbre est un
accélérateur de la fantaisie et une nourrice de l´illusion. Repasser une
collection philatélique c´est voyager sur les ailes de l´imagination à travers
les pays de tout le monde.
Mais pour ce que le philatélisme est un indice
d´infantilisme, il est de même un signe de bonté et d´ingénuité. Pour être
heureux avec un timbre il faut en effet avoir une âme pure et ingénue comme un
gamin. Le goût du petit est le bonheur en marge de l´ambition. C´est le bonheur
des cœurs naïfs.
Enfin, le philatélisme est un signe de cordialité et de
sympathie.
Le timbre représente l´affranchissement des barrières
terrestres, la suppression de la distance des cœurs, la communion des races et
des peuples. Repasser une collection philatélique ce n´est pas seulement
voyager, mais sympathiser ; c´est adresser un salut fraternel aux hommes
de tous les parallèles.
(Voilà la psychologie du philatéliste pur, abstraction
faite des circonstances individuelles. Voilà de même d´autres traits bien prononcés
du caractère français. La psychologie française est dans une certaine mesure
philatéliste.)
On explique donc facilement que cette dame-là du village
ardéchois qui un jour m´invita à examiner sa collection philatélique, soit une
femme propre, courtoise, ingénue et cordiale…
[1] Au cours des ventes de Mars 1941 à
Drouot, le numéro 2, 15 c. vert oblitéré atteignait le prix de 3.735 francs
pour la nuance ordinaire et 4.780 francs pour la nuance foncée. « Le Nouvelliste » de Lyon, 4 juin
1941.
[2] “Le
Petit Dauphinois” de Grenoble, 17 mai 1941.
[3] La Bruyère, Les Caractères, ch. XIII – De la Mode.
[4] Montesquieu, Lettres Persanes, XXIV et XXX.
*****
PARALLELISME
A
Mademoiselle Marie Louise Germain
Saint Maurice d´Ibie, le 25 août 1941
Elle tomba sur le village un jour de Mars. L´apparition d´une mine nouvelle dans l´endroit était naturellement un événement. Le fait le plus simple rompt la monotonie du paysage villageois. En outre, la mine nouvelle était celle d´une demoiselle. Et d´une demoiselle pas accompagnée, pour accroître le mystère. Parce que toute femme seule est le sphinx sans secret. L´homme explique la femme.
Pas le contraire.....
Qui était-elle...?
D´où arrivait-elle...?
Qu´est-ce qu´elle cherchait dans le
village? Le villageois est naturellement méfiant. Tout étranger le met d´abord en garde. C´est son premier mouvement. Par la
suite, il tombe sur lui comme sur une proie. C´est la proie de sa curiosité. Et
d´abord ce sont les femmes naturellement les premières à tomber sur cette proie. La curiosité porte
nom de femme...
Une heure après son arrivée, toutes les
femmes du village connaissaient extérieurement la demoiselle, dès la couleur
de ses bas jusqu´à la forme de son nez.
Bien entendu, aucune n´avait osé la
regarder en face, mais à travers les fentes des portes et des fenêtres...
La curiosité féminine est d´ordinaire
timide. La pudeur l´adoucit ou la dissimule; plutôt la dissimule. Parce qu´en
réalité elle est plus pénétrante que la curiosité virile. L´homme embrasse
l´ensemble; la femme les détails...
Faudra-t-il souligner qu´aucun détail
échappe à la curiosité vorace des commères...? En effet, toutes avaient déjà remarqué que
l´étrangère portait des souliers noirs de daim, des bas de soie marron, une robe lilas, un manteau
couleur café et sur la tête, un mouchoir polychrome, à guise de diadème.
Je dois avouer humblement que
lorsqu´elle passa la première fois devant le Bureau du Groupe, je fus saisi moi aussi de curiosité
et que je sortis jusqu´à la porte pour examiner la demoiselle. A quoi bon le nier? Mais ma curiosité
était d´un autre genre. Va, question de sex-appeal. J´aime mieux franchement en
admirer les jambes d´une passante qu´à copier une note de service ou à enregistrer la
correspondance…
Malheureusement la passante marchait à
telle vitesse que je n´eus du temps que pour
jeter un coup d´oeil à sa silhouette. D´abord son type était svelte, mince et
souple. C´est-à-dire qu´au moins l´inconnue avait évidemment de la ligne, la
plus grande préoccupation féminine.
Mais quelques jours après, je fis une
autre remarque beaucoup plus intéressante. Dame! l´inconnue avait aussi de la morgue.
Elle passait devant nous les espagnols – toujours vite, toujours pressée– dédaignant de
nous regarder. Dans son geste il y avait évidemment un dédain souverain. Pourquoi? Va, dans la
situation où nous nous trouvions en
France, on l´explique aisément. Ça n´a pas d´importance....
En outre, peut-être n´avons-nous pas
aussi les espagnols une dose assez grosse de morgue...? Depuis Maurice Barrès, jusqu´à René
Bouvier, tous les écrivains français qui nous ont observé bien ou mal, ont
toujours remarqué invariablement ce trait de notre race. Chez eux,
la morgue espagnole est déjà proverbiale. Mais... pas bien définie. En effet, le mot
morgue est synonyme de contenance hautaine, de réserve altière. Avons-nous
cette morgue les espagnols...?
Peut-être; et sinon habituellement, au moins dans certaines circonstances. Mais le Dictionnaire Larousse
en donne cette définition: “c´est un
orgueil qui traduit par la froideur de
l´expression ou la raideur de l´attitude un sentiment de supériorité à l´égard d´une nation, d´une race
étrangère ou d´une caste sociale qui n´est pas la nôtre”. Avons-nous cet orgueil les espagnols? Mais non. Carrement: ce n´est pas vrai. C´est précisément tout le contraire...!
Ni orgueil chauviniste ni orgueil de
race ni orgueil de caste.
(Bien
entendu, je parle de l´espagnol actuel et de l´espagnol moyen. Partout il y a des
mégalomanes, des paranoïaques, des idiots et d´autres malades mentaux.)
Mais oui, chaque espagnol a un sentiment
profond de la dignité humaine, c´est-à- dire, de sa dignité d´être libre et
rationnel, et aucun ne tolère et ne supporte de personne qu´on lui en fasse diminution.
Traitez un espagnol comme un égal,
c´est-à-dire, comme un homme digne et vous l´aurez conquis immédiatement. Traitez-le en
inférieur, et s´il ne sait pas vous imposer le respect de sa dignité flétrie par la voie des
faits, il vous répondra d´abord extérieurement par la réserve et intérieurement
par la haine et le mépris.
Donc la morgue espagnole n´est pas une
attitude offensive d´orgueil, mais défensive de sa dignité d´être rationnel.
Avait-elle aussi de la morgue espagnole
cette demoiselle récemment arrivée...? Ou simplement de la morgue française plutôt,
laroussienne...?
J´ai appris par la suite que cette
demoiselle était une femme cultivée, artiste, de goûts très peu vulgaires et de sentiments très
élevés. Voilà un principe bien différent de morgue personnelle.
Bien entendu, j´estime que
l´aristocratie de l´esprit ne donne jamais droit à se montrer hautain envers les autres. Mais en
tout cas c´est un motif d´orgueil plus légitime que la race, l´argent, les titres ou la
position dans l´échelle sociale.
Cependant je crois avoir surpris une
explication plus profonde et rationnelle de la morgue de cette demoiselle. Voici.
Cette jeune femme était encore célibataire.
Pourtant, elle avait déjà placé au moins une épingle à la coiffure de Sainte Cathérine.
On dira: mais ça n´a pas d´importance dans le pays des cathérinettes! En effet, dans un pays
où il y a huit millions de femmes auxquelles la vie a souvent refusé le bonheur du foyer[i] Une femme célibataire –sauf le cas d´une vocation
religieuse authentique– est une existence manquée. Un homme peut remplir sa vie
en marge de l´amour, ou au moins, du
mariage. Le pouvoir, la gloire, les affaires, la réalisation d´un idéal social, artistique,
etc. suffisent pour cela. Mais pour la femme le cas n´est pas pareil. Même la gloire qui comble la
vanité naturelle de la femme, ne suffit pas à remplacer l´amour. Une femme intelligente et
célèbre, Madame Staël écrivit un jour cette phrase amère: “La gloire pour une femme ne
saurait être que le deuil éclatant du bonheur”[ii]. Et en effet, elle fit un mariage d´amour avec un jeune
officier, blessé de guerre. Même sa liaison avec Benjamin Constant n´avait pas
suffit à remplir son coeur. La femme est toujours le foyer et les enfants.
Et pourquoi cette demoiselle restait
encore célibataire...?
Qui sait! D´abord, elle n´était pas laide: elle avait un beau type; elle s´habillait
avec goût; elle était riche ou au moins,
aisée; elle ne semblait pas antipathique.
Mais... oui: elle n´était pas –il semble–
une femme vulgaire.
Voilà le malheur!
Anatole France a écrit qu´il
fallait souhaiter la médiocrité pour les personnes que nous aimons. Pourquoi? Parce que seuls
les êtres médiocres savent être heureux. Une personne pas vulgaire ne se
contente pas du vulgaire. Surtout dans l´amour. Malheureusement il n´est pas facile de trouver
autre chose...!
Une amie française me demanda un jour
sceptiquement: “Croyez-vous que le Grand Amour existe..?” La demande –faite précisément
par une jeune fille dont la vie n´avait pas encore pu briser les illusions– me sembla
d´abord un vrai blasphème. Puis j´ai compris que c´était une preuve de sagesse... Et comme elle
était très sage, elle termina sa vie sentimentale
épousant[iii] un jeune homme quelconque, rencontré par hasard. Je ne
sais pas encore si avec un petit amour
ou avec aucun amour.
Mais ici ça ne fait rien. Le mariage n´est pas d´ordinaire une affaire
sentimentale, mais commerciale. Il y a
une Bourse de mariages qui fonctionne comme la Bourse mercantile, et dans les journaux et dans les
revues les plus sérieuses et même catholiques, apparaissent journellement des nombreuses
offres et demandes de mâles et de femelles de tout poil, de tout prix et de
tout âge....
D´autre part, les articles 212, 213 et
214 du Code civile français dont la lecture est indispensable pour la célébration d´un
mariage, parlent d´abord de secours, d´assistante, de protection, etc., mais pas du tout d´amour. Et
tout cela on peut aisément l´obtenir même par un mariage engagé par une annonce dans la
Presse, entre des offres d´animaux et des demandes de meubles...
Sans doute, notre demoiselle n´était pas
disposée à être acceptée comme ça et préférait
rester célibataire.
D´où sa morgue: une morgue moitié
mélancolie et moitié dépit...
Et sa ville. Bien sûr, elle craignait –et pas à tort– d´attraper trop de boue à travers les rues....
C´est pour ça que, malgré le dédain avec
lequel elle regardait les espagnols –et qui n´était au bout du compte que dédain pour tous
les hommes-, moi par contre je commençai à la regarder avec bienveillance, au bout de
quelque temps. Sans le savoir, sa vie intime glissait sur ce plan par rapport à
la mienne,
Parallèlement...
Parallèlement...
Parallèlement....
[i] Henriette Chandt, El celles
qui ne sont pas de mères...? Paris-Soir du 10 Août 1940.
[ii] Corinne. L´officier suisse
Albert de Rocca l´épousa en 1811. Le mariage fut une revanche de ses amours
malheureux avec Constant et de son premier mariage de convenance avec le vieux
baron de Staël-Holstein, ambassadeur de Suède à Paris avec lequel elle eut des
enfants.
[iii] Suzy Valats.
A Mademoiselle Marie-Antoinette Proby
L´écrivain exilé
Saint-Maurice d´Ibie, 30 septembre 1941
*****
LA JEUNE FILLE AUX YEUX NOISETTE
A Mademoiselle Marie-Antoinette Proby
St. Maurice d´Ibie, le 16 Août 1941
Alors j´étais dyspeptique et amoureux; c´est à dire, j´avais mal à l´estomac et mal au coeur. Michelet a écrit que l´homme tombe souvent malade d´indigestion et la femme, d´amour. Peut-être cela est vrai pour les hommes et les femmes, nés entre les 42º et les 51º de latitude septentrionale. Mais un autre écrivain français s´exprimait deux siècles avant: “Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.” Au bout du compte, question de parallèles et.... de nerfs. Nous avons généralement les nefs tendus, nous les espagnols, et moi spécialement: je suis le parfait névropathe.
Une petite amie intime m´écrivait en ce moment: “Si j´étais près de toi, tu ne serais plus malade...” Probablement. La femme est comme les vaccins: le même virus tue et guérit. C´est pour cela que Heine conseillait pour le mal d´amour le procédé homéopathique. Mais je n´aime pas trop les vaccins. Et en outre, je n´avais pas alors de quoi me vacciner. Le Docteur du Groupe m´avait dit que j´avais besoin de me distraire. Mais au lieu de me distraire au dehors, je le faisais au dedans. Tout le contraire. Je suis un peu misanthrope, plutôt, intraversé. Je regarde plus souvent ma conscience que le monde extérieur. C´est pour ça que j´aime la solitude et que je reste encore célibataire.
Mais “Vae solis!” – dit l´Écriture Sainte. Surtout des isolés cordialement. Et je le sais par expérience. D´où j´éprouve de temps en temps la nostalgie de la femme. Feminopolis est la patrie de mon coeur, comme celle de tous les hommes normaux. Et pourtant j´en reste exilé volontairement. C´est tragique.
C´était alors précisément un moment culminant de cette tragédie. Ma santé s´en ressentait visiblement. Moi je ressemblais à une figure tourmentée de Domenico Theotocopuli: visage pâle et affilé, et yeux brûlants de fièvre. Pas un homme. Un spectre.
En outre, c´était le mois de Juin. Le soleil frappait terriblement. Le village, plongé dans un puits à murs montagneux, réverbérait comme un four. Heureusement c´était facile d´escalader les montagnes voisines et d´échapper à la chaleur.
Une jeune fille étrangère arriva alors au village. Elle était mince, jolie et petite, comme une tanagra.
Aristote disait que les femmes petites ne sont jamais jolies. Pourquoi? Va, Aristote était calé en Métaphysique; mais pour les femmes, il était un illettré. L´amour est la complaisance dans le bien – ajoutait-il. Drôle de philosophe! Il ne connaissait pas les femmes ni l´amour.
La petite fille était belle est séduisante, malgré l´avis de tous les sages péripatéticiens. Son visage arrondi, ses cheveux châtains, ses lèvres fines, son teint frais, sa vivacité, son allure, ses robes, tout répandait autour d´elle comme un fluide subtil de fascination et de charme.
Alors qu´elle se promenait en vélo par le village, habillée d´une robe crêpe de Chine imprimée, ressemblait à un papillon de rêve.
Cependant pour moi, c´étaient ses yeux expressifs son principal enchantement. La belle petite étrangère avait des yeux noisette étincelants. Des yeux pas tout à fait français. En effet j´ai appris par la suite qu´un de ses ascendants était espagnol. Voilà.
La femme française a des yeux doux: l´espagnole, des yeux provocateurs. Les premiers appellent; les deuxièmes frappent. Les regards de la française caressent, les regards de l´espagnole enflamment...
Eh bien, les yeux de la jolie fille étaient entre les deux: ils participaient à la fois de la douceur française et de l´éclat espagnol: caressaient et étincelaient.
Aucune couleur plus à propos précisément pour exprimer ces nuances que la couleur noisette. Les yeux verts expriment du mystère; les bleus, de la sérénité; les noirs de la passion; les noisette de la douceur. Mais les noisette étincelants prennent à la fois la couleur du miel et de la flamme: câlinent et brûlent ensemble. Voilà pourquoi cette petite demoiselle qui un jour arriva à St. Maurice d´Ibie toucha dès le premier moment mon âme endolorie. Ses yeux noisette étincelants promettaient en effet aux jeunes hommes du miel et de la flamme. C´étaient des yeux franco-espagnols, pénétrants et mignons.
Alors j´étais dyspeptique et amoureux. J´étais malade et sombre. Mais quand elle passait près de moi, elle me regardait toujours avec sympathie et me saluait cordialement. Ses regards doux, perçants, en traversant les nuages de ses cils et ses sourcils, effaçaient de mon âme la nuit, comme les rayons d´un soleil levant. Et je sentais illuminer mon coeur une lumière d´aurore de printemps et y entendre un hymne matinal, comme celui du Peer Gynt de Grieg...
****
L´écrivain exilé
8 septembre 1941
A Monsieur Manuel Sesma
Écrit ou corrigé par Marie Germain
Elle
vint au village alors que le printemps jetait des chansons dans les nids et
accrochait des fleurs aux buissons et aux amandiers. Une demi-heure après son
arrivée elle partait dans la campagne à la recherche des genêts d´or. Elle
allait aborder les dernières maisons du petit village lorsqu´elle aperçut un
groupe de travailleurs espagnols. A la vue de ces exilés, son coeur se serra.
Elle les regarda avec pitié.
Eux,
à son approche, avaient relevés la tête. Subitement, elle vit sous ces yeux
vifs braqués sur elle et qui la regardaient venir. Alors qu´elle passait devant
eux une expression osée frappa ses oreilles et des rires vulgaires et forcés
l´accompagnaient.
Elle,
si réservée, se détournant, rougit violemment, puis fièrement, releva la tête
comme si leurs sarcasmes ne l´atteignaient pas, et passa très vite.
Elle
continua sa promenade et après quelques minutes de marche dans la campagne,
avait retrouvé son air calme et naturel. Elle atteignit bientôt le maquis et
s´y promena longtemps, très longtemps. Le chaud soleil de mai faisait craquer
le corselet vert des bourgeons, les oiseaux chantaient et les fleurs
s´ouvraient, combien d´heures passa-t-elle ainsi à jouer de la nature en
fête? Nul ne le sût! Mais quand elle
revint au village, la grande nuit était venue. Elle atteignit les premières
maisons mais la scène vécue quelques heures auparavant lui revint en mémoire.
Alors, elle reprit son attitude hautaine comme si les étrangers avaient pu
l´observer encore.
En
arrivant devant le Bureau du Groupe de Travailleurs espagnols, elle vit avec
étonnement la pièce éclairée. Malgré l´heure tardive, un homme était là,
solitaire, la tête dans les mains, il avait l´air de songer. A qui? A quoi?
Mystère!!
Le
lendemain, à la même heure, elle repassa. Il était toujours là, mais il
écrivait. Plusieurs soirs de suite, elle le revit ainsi et toujours seul!! Qui
était cet homme? Alors curieuse et étonnée, elle questionna ses amies. On lui
répondit: C´est le Professeur!! Le Professeur??
Alors
on lui dit que cet homme était un professeur célèbre dans une grande Université
de son beau Pays. La Révolution était venue. Il s´était battu pour son Idéal! (Il
avait même sauvé la vie à deux de ses amis, dont les idées ne correspondaient
pas aux siennes). Puis, la défaite était venue. Il avait été vaincu. Il
était maintenant en exil en France. Et lui, le célèbre professeur était là
au bureau du Groupe, où il copiait les notes de services et enregistrait la
correspondance.
Elle
sut que le soir tard, tandis que le village s´endormait, le professeur revenait
au bureau et après quelques minutes de rêverie,... devenait... écrivain! Cette
explication à peine terminée on lui mit dans la main un petit cahier manuscrit,
couvert d´une écriture fine et serrée. Elle lut. Elle découvrit des récits tour
à tour émouvants comme “L´aïeule”, délicieux comme “l´Histoire
du petit Minique”, délicat et touchant comme “Il neige”.
Alors,
elle comprit, ce solitaire, comme s´il avait eu la pudeur de ses purs
sentiments d´âme, et la honte d´être vu par ses compatriotes dont un abîme de sentiments
le séparait, se cloîtrait, seul, en face de ses souvenirs. Pour lui, quelle
souffrance d´être séparé de sa famille bien-aimée, de son pays. Dans son âme,
devaient se lever tous les souvenirs de sa vie espagnole d´autrefois, heureuse,
libre, fière, indépendante!
Il
devait être seul, effroyablement seul, quelle chose amère et cruelle, de
n´avoir pas ici un véritable ami, ni personne à qui se confier! Soudain, une
phrase d´un ami écrivain lui monta aux lèvres: “Rappelez-vous qu´au-dessus de la souffrance, il y a toujours une
mélodie.”
Maintenant
elle comprenait encore mieux! Cet homme, cet exilé avait aussi sa mélodie,
c´était: écrire! Et oui, à force d´enfouir toute sa souffrance dans le secret
de son coeur, il n´y pouvait plus tenir, son coeur débordait, éclatait, alors,
sur les pages blanches son coeur s´épanchait. Tout ce qu´il ne pouvait dire,
tout ce qu´il taisait, tout cela jaillissait sous sa plume. Alors, elle se
l´imagina penché sur son bureau, écrivant...
Maintenant
qu´il écrivait, cet homme n´était plus le même que celui qui passait rêveur,
hautain et mystérieux dans les rues du petit village! Plus le même visage, plus
le même regard. Maintenant l´exilé avait un visage ardent, aux yeux pleins de
lumière et de force! C´était aussi son coeur qui battait, sa bouche qui
parlait. Il semblait transformé en jetant sur le papier son âme revivifiée.
Peu
à peu, les phrases qu´il écrivait, lui allaient au coeur, l´apaisaient et
l´enveloppaient d´un charme!... Mais, demain matin à l´aube, le rêve aura cessé,
le charme sera rompu!! Et combien sa vie brisée lui semblera plus dure
lorsqu´il reviendra à la réalité!! ... Pour essayer de le réconforter. Oh,
comme elle aurait, alors, voulu aller vers lui! Mais lui, comme
l´accueillirait-it? Une étrangère, une inconnue!
Alors,
simplement, ayant fermé comme à regret, le manuscrit, elle s´agenouilla et pria
longuement la Madone pour l´écrivain exilé!
****
RENTRÉE
Saint-Maurice d´Ibie, 30 septembre 1941
Que les vacances sont vite passées! Pourquoi les minutes de bonheur ont seulement soixante secondes, tandis que les minutes mornes et les minutes fades ont toujours soixante siècles...?
Voilà la plainte amère qui montait du fond de l´âme de la jeune et jolie institutrice, retournant tristement un jour d´Octobre à sa petite école de campagne. Au fur et à mesure qu´elle s´approchait du hameau minuscule, égaré dans les monts de Lacaune, son coeur sensible se serrait avec angoisse, comme celui d´un condamné à mort en route pour l´échafaud.
Que la joie de ses vacances s´était vite évaporée! Que Roanne, que Vichy, que Lyon, que St.-Etienne, que St.-Céré, que Gaillac, enfin que toutes les villes où elle avait séjourné pendant l´été, paraissaient en ce moment lointaines....
L´automne s´insinuait mélancoliquement. Les feuilles commençaient à tomber des arbres, et les illusions de son coeur.
Le moment redouté de la rentrée des classes était enfin arrivé.
La rentrée! La rentrée! L´ancien spectre de sa vie scolaire! Pourtant comme elle la regrettait en ce moment...! Car alors qu´elle était étudiante, la rentrée des classes était certes un peu morne, comme l´est toujours la perte de la liberté. L´ecole, les livres, les pionnes, les professeurs, la discipline, la cloche,..., voilà autant de choses agaçantes, inventées je ne sais par qui, pour ennuyer les étudiants.
Mais si elle retrouvait alors ces empêchements, en revanche elle rencontrait aussi ses camarades, ses amies, la jolie capitale du département, ses allées, ses cafés, ses jeunes gens, ses dancings, ses cinémas, enfin toutes les attractions que la vie des villes offre toujours à la jeunesse et notamment à la jeunesse scolaire.
Tandis qu´à présent... quelle perspective s´ouvrait devant ses yeux? Quatre maisons misérables –quatre maisons littéralement!– perdues dans la montagne et une vie d´isolement, d´abandon, de cauchemar, en marge des commodités les plus élémentaires de l´existence.
Perspective sombre! Horizon de désespoir!
Au lieu de Paulette, de Geo, de Suzy, des bruyantes condisciples d´autrefois, les neuf gosses sales et rustiques de la classe de l´endroit. Au lieu du bâtiment moderne et confortable de la Normale, une tanière sinistre et étroite avec des gouttières qui laissent entrer le vent....
Au lieu des allées de la ville, le fumier qui coulait devant l´école – Au lieu des dancings, des cafés, des cinémas, les loups de l´ouragan et les matins du froid harcelant, la solitude des soirées interminables et silencieuses, au coin du feu d´une cuisine misérable....
Et tout cela pendant tout l´hiver, plutôt, pendant dix mois!
Mon dieu, mais quel crime avait-elle commis la pauvre gosse, pour enterrer sa jeunesse, sa beauté, ses vingt et un ans, dans ce trou de poignant cauchemar...?
Quand elle commença à parcourir lentement la dernière station du chemin qui l´amenait directement à l´endroit, la pauvre jeune fille éprouva la sensation de remonter la pente du calvaire où elle allait crucifier son existence. Chaque lacet de cette pente serpentine, longue de sept kilomètres, était comme un lacet noué à sa gorge et la traînant brutalement vers son triste Golgotha.
Parfois elle essayait de réagir courageusement, mais c´était une entreprise supérieure à ses forces. Le cafard l´emportait sus ses élans.
Il y a un an, elle avait fait le même chemin, mais pour la première fois, elle ne connaissait pas encore le village. Elle allait y débuter comme institutrice. Elle avait encore naturellement toutes les illusions du débutant.
Mais à présent..., elle n´avait dans son imagination que le fantôme effrayant de la vie menée là-haut l´année écoulée, pendant 334 journées. Et elle allait recommencer ...! C´était navrant.
On parle souvent de sacrifices... – Oui. Le soldat qui fait don de sa vie obscurément sur les champs de bataille, est un sacrifié. On le glorifie.
Le missionnaire qui fait don de sa vie obscurément dans une tribu lointaine de sauvages, est un sacrifié. On le sanctifie.
Le savant qui fait don de sa vie obscurément dans un laboratoire de recherches scientifiques est un sacrifié. On l´immortalise.
Mais qui a pensé à glorifier, à sanctifier ou à immortaliser; qui a pensé même à rappeler ces obscures héroïnes des écoles de campagne qui font don de leur jeunesse, de leur beauté, de leur existence, pour allumer l´âme ténébreuse d´une demi-douzaine de gosses misérables, perdus au fond d´un vallon désertique ou sur le sommet d´une montagne.
L´arrivée au hameau miniscule, fit à la jeune institutrice l´impression d´un écroulement. Lorsqu´elle traversa le seuil de son taudis, elle sentit en effet en elle comme si s´écroulaient sur son coeur tous les gros blocs de pierre grise de ses murs et toutes les dalles d´ardoise de son toit. Elle était comme aplatie, écrasée sous le poids de la tristesse, se laissa tomber comme une morte sur le lit de sa petite chambre, elle éclata en sanglots, elle pleura ... – Elle pleura silencieusement longtemps...
Mais.....
A quelques centaines de kilomètres, elle avait un ami – “Un ami véritable – a écrit Joseph de Maistre – est au pied de la lettre un conducteur qui soutire les peines.”
Eh bien, cet ami lointain était un ami véritable; c´est à dire, un conducteur de la souffrance. Ah! il connaissait déjà par propre expérience toutes les grimaces de la tristesse, de la douleur et de l´infortune. C´est pour cela qu´au lendemain de sa rentrée, elle reçut une lettre de cet ami, rédigée dans ces termes éprouvants.
“Du courage, ma petite amie! Ne te laisse pas aller au désespoir. Regarde avec sérénité autour de toi. Te crois-tu plus malheureuse que les jeunes filles qui demeurent à Paris...? Nous vivons des temps d´Apocalypse. Des millions et des millions d´êtres humains souffrent actuellement en Europe encore plus que toi. Tout le continent est à présent en deuil. Dès le cap La Hague au cap Matapan, l´horizon est un terrible cauchemar. Pourquoi toi seule serais en ce moment une exception de joie? Mais le cauchemar disparaîtra bientôt. Pour toi, pour moi, pour tous ceux qui pâtissent inconsciemment. De la patience et de l´espérance...
Du courage, ma petite amie! L´infortune est une occasion Une occasion morale. Une occasion de tremper le coeur, de forger le caractère et d´élever notre âme. Profites-en...
Du courage, ma petite amie! Au-dessus de la brume du malheur, flotte toujours l´écho sublime d´une mélodie prometteuse. C´est la mélodie du sacrifice, de la vaillance, de l´orgueil et de la satisfaction intérieure; c´est la chanson triomphale de celui qui, harcelé par toutes les forces déchaînées de l´orage, sent en lui une énergie supérieure et indomptable, capable de braver sereinement la foudre et l´ouragan...
Du courage, ma petite amie! Tu es une héroïne. Oui. Une héroïne. Ne l´oublie pas. Une héroïne comme le soldat, comme le missionnaire, comme le savant, qui font don de leur vie généreusement. Montre-toi à la hauteur de ton rang....
- Du courage, ma petite amie, toujours du courage, encore du courage!
Mais...
- Si tu éprouves quelquefois de la défaillance, mon amie chérie, au bout du compte, toujours faible femme....,
si assise quelques soirées au coin du feu, tu ressens dans ton coeur le froid de la jeune femme, oubliée ou délaissée/abandonnée..., regarde bien dans les braises du foyer: la plus brûlante est mon coeur ardent qui échauffera le tien...
Si en ouvrant par une nuit sans lune la fenêtre de ta chambre, tu ressens dans ton coeur les ténèbres de ta vie plongée dans la noirceur, regarde bien l´étoile la plus brillante du firmament; c´est mon regard qui allumera le tien...
Si pelotonnée contre les draps de ton lit, tu te réveilles une aube congelée, et ressens dans ton coeur le vide désolant de ton existence solitaire, attends les premiers rayons du soleil levant: ce sont des chauds baisers, jaillis du coeur, que mes lèvres t´envoient.....
CARREFOUR
Saint-Maurice d´Ibie, le 17
novembre 1941
Le lendemain, Mademoiselle aurait vingt-deux ans.
Vingt-deux années déjà...!
Cette nuit donc, elle ne put s´endormir jusqu´à une heure
avancée. Une grave pensée lui tournait dans la tête: “Demain j´aurai vingt-deux
ans...! » Qu´elle grave pensée en effet!
Les vingt-deux ans représentent souvent pour la femme le
carrefour de son existence. Beaucoup s´y arrêtent soudain étourdies et
déconcertées. Dorénavant elles cacheront systématiquement à tout le monde leur
véritable âge. Et même, au besoin, elles se mettront d´accord avec leurs amies,
pour assurer la duperie. Qui ne connaît la classique boutade de Madame de
Sévigné à la princesse d´Harcourt, née le même jour que l´épistolière? “Madame, mettons-nous d´accord une fois pour
toutes. Quel âge voulons-nous avoir...?»
C´est drôle. A 22 ans, une jeune fille se considère âgée; à 50 ans,
une grand-mère se répute jeune...!
Et parfois, en réalité, pas à tort.
“Vous avez l´âge de
vos énergies” – a écrit Claude Farrère. Mais cela est vrai pour l´ homme.
Pour la femme je dirais plutôt: “Vous
avez l´âge de votre beauté.”
Et combien d´automnales sont parfois plus charmantes et
même plus jolies que bien des jeunes filles...? Rappelez-vous les automnes
d´une Diane de Poitiers ou d´une Juliette Récamier.
Jusqu´à ses vingt ans, l´anniversaire de sa naissance
avait été pour notre jeune institutrice une journée de fête, une journée de
rêverie. C´est naturel. A cette époque, elle ne pensait qu´à s´amuser. Et à
grandir, bien entendu; c´est-à-dire, à rêver. Comme toutes les fillettes.
Mon Dieu, qu´elle avait hâte, une vraie hâte, de devenir
une femme! Pourquoi...? Le fruit vaut-il mieux que la fleur...?
Alors une année de plus était une étape de moins à brûler
dans sa route vers la vie, vers l´amour, vers la félicité...
Du moins, pensait-elle ainsi ingénument cela. Surtout à
l´aurore de la puberté.
Quinze ans..., seize ans..., dix-sept ans.
La métamorphose la plus brillante de la femme: de gosse
en jeune fille, de bouton en rose, de chrysalide en papillon...
Avec quelle émotion inconsciente, mais voluptueuse, elle
suivait cette transformation! C´était l´épanouissement de la fleur; c´était le
jaillissement du printemps. Ses seins s´arrondissaient comme des magnolias; ses
lèvres rougissaient comme des cerises; ses mains fleurissaient comme des nards;
ses hanches prenaient le galbe des amphores; ses jambes, la sveltesse des
colonnes...
C´était le rayonnement de la chair et l´aurore de la
volupté... Ses courbes s´accusaient, ses sens se réveillaient, son coeur
s´ouvrait... Lorsqu´en ôtant son peignoir bleu, elle se regardait le corps
entier dans la glace de son armoire, il lui arrivait souvent de s´extasier
sensuellement dans la contemplation de sa beauté, comme une Venus coquette et
nonchalante.
Bien entendu, elle ne pensait à cette époque-là qu´à
conquêter badinement. C´étaient aussi les ans des premiers flirts, des premiers
bals, des exhibitions dans les allées publiques et dans les salles de
spectacles, des rêves fantastiques, aux princes bleus et aux galants de
cinéma...
Quant à ces derniers, son acteur préféré était
l´américain Gary Cooper. Elle avait une grande photo de ce galant dans son
armoire.
Comme c´était normal, l´anniversaire de sa naissance
était pendant ces années d´enchantement, une journée de fête, de griserie, d´enivrement.
On trinquait avec la coup d´or de la jeunesse, pour la réalisation à court délai,
des fantaisies les plus charmantes...
Pourtant...
Le 18ème anniversaire de sa naissance ne fut plus, pour
la première fois, une journée de joie, mais occasion de larmes. Elle
pleura. Pourquoi..? Ah! pour la première
fois, il n´était pas une journée de fête, mais un jour comme tous les autres:
un jour de classe. Parce qu´elle était déjà une normalienne. Elle faisait alors
sa première année à l´École. Et pour la première fois, elle n´était gâtée de
personne. Mais cela était-il admissible...? Mais cela n´était-il pas révoltant?
Quelle naïveté!
Son 19ème anniversaire ne fut pas non plus bien gai. Elle
sanglota aussi. Et plus amèrement
encore. Son coeur était brisé. La première déception amoureuse venait de la frapper.
C´était le deuil de son premier amour. Un gars étourdi et beau lui avait dit
cette année-là: “Je t´aime. Je
t´aimerai toujours...” Et elle l´avait cru avec l´ingénuité de la pucelle.
Cependant quelques mois après, il l´avait tout à coup délaissée sans dire un
mot, sans une explication, de la façon la plus cruelle...
Le 20ème anniversaire ce fut la guerre, plutôt, ses
prolégomènes.
Ainsi dans son coeur. Un deuxième amour avait succédé au premier. Un deuxième
amour et... une troisième affection. De quel
genre..? Elle ne le savait pas encore. C´était
une affection vaporeuse, mystérieuse, indéfinie, étrange; mais chaude, profonde,
enveloppante...
Pour la première fois, elle reçut ce jour-là une
félicitation ravissante.
Au dos d´une carte postale, dessinée exquisément à la
main, on lui adressait un petit poème:
Une fille de vingt avrils...?
Voici
Un lis qui entr´ouvre sa corolle
aux rayons tièdes de l´Aurore...
Un papillon brodé en soie
qui va des roses aux étoiles...
Une séduisante Aphrodite
qui sort des écumes marines...
........................
Ce jour-là, elle ne pleura plus.
Elle fut ravie et troublée à la fois. Oui, troublée aussi. Parce qu´à la frontière de son coeur, comme à la
frontière de son pays, elle prévoyait confusément les préparatifs d´un grand
combat...
Au 21 anniversaire, la catastrophe de son pays s´était
accomplie.
C´était le déluge... Pourtant
elle avait trouvé une petite arche: sa première école. Parce qu´elle était déjà
une institutrice: la Demoiselle de l´endroit. Et ce jour-là précisément, elle
réussit à assurer l´équilibre stable de sa petite nef, au milieu du naufrage
universel. L´Inspecteur s´y
présenta à l´improviste et lui fit passer son certificat d´aptitude. Elle fut
reçue.
1941. Le drame de son pays s´était aggravé. On crevait de faim. Et de
fusillades. La paix provisoire de
l´armistice ratait...
Et sa vie, aussi d´après ses calculs, elle devrait se
marier pendant le courant de cette année. Au
moins de Juin... Au mois d´Août... A la fin, rien du tout. Elle restait encore célibataire.
La guerre atteignait aussi le maximum de pathétisme. L´Europe
craquait. Deux adversaires, représentant
deux mondes différents, deux concepts opposés de la vie, se la disputaient...
Ainsi dans son coeur. L´affection mystérieuse d´antan
s´était cristallisée. C´était l´amour-passion. Et à présent c´était dans son
coeur faible le combat acharné de deux amants: le gars et l´homme.
C´est-à-dire, les sens et le coeur, la force et le talent, le présent et
l´avenir, le réel et l´idéal...
L´année 1941 approchait de son terme. Et elle était
justement en ce moment à la veille de ses vingt-deux ans.
-
Demain
j´aurai vingt-deux ans...!
Cette nuit sa belle tête ne faisait que tourner sur
l´oreiller. Son cerveau brûlait. Son imagination n´était qu´un carrousel d´idées.
Demain vingt-deux ans...!
C´était le carrefour de son existence.
Qelle voie prendre...?
Quoi faire...?
S´arrêter...? Attendre...? Marcher...?
Le doute la suffoquait comme un serpent. L´incertitude la
saisissait.
A la fin, sous le poids de la fatigue, elle s´endormit
profondément.
Pourtant sa dernière pensée fut cette certitude
consolante:
“Demain, je recevrai d´un petit village ardéchois, un
cadeau joli et touchant.
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