Relatos en francés y traducción, 1941

1941

1.- L´ange de l´Aîeule, Saint-Maurice d´Ibie, 05/01/1941
2.- Sonatine melancoliqueSaint-Maurice d´Ibie, 01/01/1941
3.- BibelotSaint-Maurice d´Ibie, 28/01/1941
4.- TricotSaint-Maurice d´Ibie, 06/03/1941
5.- JosetteSaint-Maurice d´Ibie, 20/03/1941
6.- ÉcroulementSaint-Maurice d´Ibie, 10/04/1941
7.- MiniqueSaint-Maurice d´Ibie, 05/05/1941
8.- PhilatélismeSaint-Maurice d´Ibie, 07/07/1941
9.- La Jeune Fille aux yeux noisetteSaint-Maurice d´Ibie, 16/08/1941
10.- ParallélismeSaint-Maurice d´Ibie, 25/08/1941
11.- L´écrivain exilé, 08/09/1941.
12.-- Rentrée, Saint-Maurice d´Ibie, 30/09/1941
13.- CarrefourSaint-Maurice d´Ibie, 17/11/1941


L´ANGE DE L´AÏEULE

A Madame Sylvie Bondan[1]
A Mr. Louis Arsac et sa famille

Saint-Maurice d´Ibie, le 5 janvier 1941


 Manuel García Sesma

Je m´étais demandé quelquefois pourquoi dans ce petit hôtel du village (hôtel, épicerie, café, bureau de tabac, mairie, cabine téléphonique, tout ensemble) que fréquentaient chaque jour des gens de tout poil et qui était de plus un foyer dynamique et charmant à famille nombreuse, il régnait toujours la paix la plus complète et l´ordre le plus parfait. Pas une bagarre, pas un cri, pas un désordre, pas un tapage ne troublaient jamais le concert éternel et monotone de cette maison-là. Pourquoi..?
Un reflet de la vie du village..? Un symbole..? L´influence bienfaisante  des ancêtres honnêtes de l´endroit..? Qui sait!
D´abord, c´était un village typique de l´âpre terre ardéchoise. Petit,  mais cordial, humble, mais noble, avec de paysans simples, pas riches, pas  raffinés, mais braves, sérieux, laborieux et courtois. Un vrai refuge des vertus  traditionnelles du classique peuple français. Si l´on veut découvrir l´âme  ancestrale de la France, on la cherchera en vain aujourd´hui dans ses grandes villes ou au sein de ses départements riches. Ce sont des spécimens d´une France en décadence, défigurée par le matérialisme et corrodée par le  libertinage. Les traits caractéristiques du peuple français, les représentants  authentiques de la race sont là, dans ces coins presque inconnus qui parfois  ne figurent même pas aux cartes géographiques de leur pays. Dans l´Ardèche  on en trouve aisément. Et voilà comme exemple ce village.
Toutefois si le petit hôtel de ce récit était en effet un reflet et un  symbole des vertus les plus touchantes de l´endroit, s´il était de même les meilleurs du Bas-Vivarais, on n´y trouvait point l´explication de la paix spirituelle et matérielle qui y régnait toujours et qui frappait si doucement mon corps comme mon âme, accablés par la misère et le tumulte de ma conscience. L´hérédité et le milieu ne font pas ordinairement de ces  miracles-là. Alors il y avait sans doute une autre influence occulte, discrète,   mais plus directe et efficace qui y jouait le rôle décisive, ne fût-elle pourtant pas en apparence l´axe visible du ménage.
Laquelle..?
Quand j´étais un enfant, ma chère mère m´inculquait une croyance   chrétienne aussi naïve que charmante: celle de l´Ange gardien. On lit dans la  vie de Saint-François de Sales que celui-ci avait le privilège de voir toujours cet invisible ange attaché pour la vie à chaque chrétien. Et sans doute pour  ne pas effrayer ce fidèle camarade, l´illustre évêque de Genève se tenait  dans sa conduite à cette maxime profonde: “Le bien ne fait pas bruit; et le bruit ne fait pas bien.”
Mais dans la foi chrétienne, il n´y a pas seulement des anges gardiens  pour les personnes individuelles, mais aussi pour les collectives: le foyer, l´école, le village...
Etait-ce peut-être l´influence cachée de l´Ange gardien du foyer de l´hôtel – d´ailleurs sincèrement chrétien comme la plupart du village –  l´explication certaine de cette paix idyllique qui me charmait et me soulageait..?
Mais qui était vraiment l´ange gardien du foyer..?
Parmi les figures attirantes qui se trouvaient là, une surtout ne touchait  profondément: celle de la grand´maman. Une petite vieille fort âgée, un peu  courbée par les ans, qui marchait peu à peu, péniblement. C´était une figure noble, vénérable et émouvante. Son front, sillonné de rides, exprimait la sérénité de son âme pure et ses yeux las, mais brillants encore, témoignaient  la paix intérieur de son bon coeur. C´était une vieille femme propre, douce,  ingénue, polie et laborieuse. Surtout laborieuse. Elle travaillait toujours,  toujours. De bon matin, elle descendait à la cuisine de l´hôtel et y restait  toute la journée, occupée toujours aux tâches ménagères. Je la regardais souvent avec tendresse, lorsqu´elle nettoyait, aux mains tremblantes la  modeste vaisselle ou aidait lentement la maîtresse de l´hôtel, sa digne fille, à la préparation des mets. Et combien de fois, j´avais à étouffer dans mes yeux une petite larme, lorsque sa noble mine me rappelait souvent l´image  d´une autre vieille femme qui demeurait là-bas, dans mon pays, et que peut- être je ne reverrais plus..!
L´aïeule avait à l´hôtel cinq petit-fils: trois garçons et deux filles. Tous  les cinq étaient aux yeux bleus, comme le ciel de l´Ardèche, et aux cheveux  marron, comme les châtaignes de ses montagnes. La jeune fille aimée – 15 ans – aidait l´aïeule et la mère à la cuisine, et ses grands yeux clairs – deux beaux  zaphirs – étaient le miroir même de la joie et de l´innocence. Ce foyer-là  paraissait un tableau du bon Greuze comme ceux qui charmaient Diderot.
Il y a longtemps que j´ai perdu la foi de mon enfance. Je pense que  pour l´aïeule qui me donnait parfois des preuves de son estime, c´était le point frappant et noir de ma correcte conduite. Elle était une chrétienne  sincère et elle ne savait pas comprendre qu´un homme comme moi n´allait pas à la messe les dimanches. Si j´étais capable de trahir ma conscience et de simuler de sentiments que je n´éprouve pas, je serais allé à l´église les jours  de fête, seulement pour faire plaisir à la grand´mère. Mais je n´avais pas la  foi de celle-ci et je ne savais pas non plus la simuler. C´est pour cela qu´au  lieu d´attribuer l´éternelle paix du foyer de l´hôtel à quelque ange invisible  et sidéral, je terminai l´attribuant à l´influence de la grand´maman. Quel  ange plus bienfaisant et plus charmeur que lui..? 

Avoir l´humeur égale et point farouche,
le front serein, le sourire à la bouche,
être soumis, compatissant, pieux,   
n´est-ce pas là, mon Dieu, ce qu´il faut faire
pour ressembler aux anges sur la terre
et devenir un ange dans les cieux…?

Un jour la pauvre aïeule tomba malade. Le poids des ans et de ses  bonnes oeuvres allaient enfin casser l´arc tendu de sa belle vie, comme un  faible sarment par le poids de ses raisins. Mais les anges bons dans lesquels  elle croyait pieusement, voulurent lui épargner toute souffrance, et  descendant des cieux, l´emportèrent doucement avec eux…
Pendant quelques jours, sur les prunelles bleues de ses petits-fils  tombait parfois une pluie chaude de petits diamants.
Après…
C´était un soir d´hiver. Le village sommeillait déjà sous un manteau de  neige. Personne au café de l´hôtel. Mais le père, la mère et la fille aimée  attendaient pourtant dans la cuisine un client possible. La mère tricotait; le  père lisait “Le petit Marsellais”; la jeune fille aux grandes yeux, innocents  et azurés, feuilletait un volume de contes de la comtesse de Ségur. Silence.  On entendait seulement le tic-tac d´une discrète et vieille horloge à côté du  buffet.
Tout à coup, une ombre légère, dessinant la silhouette des petites  ailes, se projeta visiblement sur la vitre de celle-là. Et on entendit aussitôt, à  même hauteur; comme une rumeur mystérieuse de colombe qui arrêtait  doucement son vol. La vision comme le bruit, durèrent seulement quelques  moments; insuffisants pourtant à étonner et effrayer les travailleurs qui  restaient à la cuisine de l´hôtel. Ceux-ci ne surent pas trouver le sommeil  cette nuit.
Le lendemain, la maîtresse de l´hôtel s´empressait à communiquer au  curé du village l´étrange vision de la soirée. Le bon curé était un vieillard  pieux et ingénu avec la foi naïve d´un crédule enfant. Il écouta en suspens le récit de la maîtresse et puis, il s´expliqua à voix hésitante. D´abord, il n´était pas bien sûr de lever le voile, du mystère, mais il pourrait bien s´agir du bon ange de la pauvre grand´mère, qui descendait des cieux, pendant quelques moments, pour veiller sur la paix du foyer, de même qu´autrefois...
Et qui sait!
Le souvenir des morts chéris qui nous ont légué une hérédité  d´exemplaire honnêteté est toujours comme le coup des ailes d´un bon ange gardien qui se projètent invisiblement sur la pendule de notre existence…



SONATINE MELANCOLIQUE


A mademoiselle Edith Fabre
Souvenir d´un après-midi d´hiver à l´hôtel
Arsac à Saint-Maurice d´Ibie.

Saint-Maurice d´Ibie, le 10 Janvier 1941


Manuel G. Sesma

Madame s´ennuyait. Madame était triste. Madame souffrait. Pourquoi? Madame était un enfant. Les enfants ont besoin de jouets, de distractions, de gâteries. Mais Madame était seule, tout seule, confinée dans la petite salle à manger d´un petit hôtel, égaré dans les montagnes de l´Ardèche. Pas un jouet, pas une distraction, pas une caresse.
C´était un après-midi froid et grisâtre des débuts de Janvier. La neige tombait sans arrêt sur le paysage calme silencieusement, cruellement, implacablement. La petite salle était ensevelie dans la pénombre, comme un mort dans son linceul. Silence. Glace. Cafard. Une pendule poignardait la tiède chair des heures monotones, aussi qu´un Kandjar fin.
Madame était effrayée, angoissée, le cœur serré, comme le poing crispé d´un guerrier agonisant. C´était de même une terrible et lente agonie cet après-midi-là. Dehors, la petite croix de l´église levait pathétiquement ses bras au ciel en demande de pitié. Pas pitié. Surdité. Hostilité dans le ciel taciturne et cobalt. Sur le Soldat Héroïque du village, blessé mortellement, les flocons tombaient silencieusement, blessé mortellement, comme une lapidation horrible de gelés et épais crachements…
Madame était triste. Madame tremblait. Madame souffrait. Pourquoi ?
Madame était malade. Un peu seulement. Hah ! une brûlure sans importance sur le genou gauche de ses jolies jambes. Parce que Madame avait en effet des jolies jambes. Mais le feu n´a jamais été galant. Le feu n´a point de respect pour les genoux des jolies dames ; et un jour que Madame s´était trop approchée du poêle de la petite salle, le feu, au lieu d´un chaud baiser, donna à Madame un brutal mordillage.
Madame souffrait. Madame tremblait. Madame pleurait…
Rien de plus affligeant qu´une jolie enfant malade, qu´une jolie enfant pleurante. C´est comme une étoile saignante, comme une rose germinante. Une fillette qui souffre rend triste les fleurs comme les astres. C´est comme une impie profanation de la Beauté, comme un affreux sacrilège de la Grâce.
Les sanglots de Madame tombaient sur mon cœur tendre comme une pluie de poignards. Si j´avais pu soulager la pauvre mignonne, je l´aurais prise dans mes bras y je l´aurais bercée comme une enfant. Mais cela n´était point possible. C´était une enfant tabou. Défense. Et pour ne pas contempler le spectacle navrant, je m´étais rapproché des vitres givrées de la fenêtre de la salle. Mais hélas ! dehors la neige tombait toujours silencieusement, cruellement, implacablement. Et je crus y voir comme un rire sarcastique de ma peine et de la souffrance de l´enfant malade. Alors, je m´assis en silence, attristé, à ma table de travail. Le soir tombait lentement. La pendule continuait à poignarder sans pitié les heures du village. C´était une victime dure, difficile à tuer. Les heures de l´ennui ont la peau épaisse comme un éléphant. Et le duel se prolongeait terriblement, se plongeait infiniment… Lourdeur. Angoisse. Désespoir.
Un petit livre sommeillait sur ma table. Je l´ouvris :

Rien n´égale en longueur les boiteuses journées,
quand sous les lourds flocons des neigeuses années,
l´ennui, fruit de la morne incuriosité,
prend les proportions de l´immortalité.

Je fermai le livre. Baudelaire est un mauvais ange de la consolation. Et je jetais la vue sur la jeune Madame. Mais … comme moi, Madame, s´ennuyait. Madame était triste. Madame souffrait. Pourquoi?
Madame était une jeune fille. Une splendide jeune fille de dix-huit ans. Sur ses joues fleurissait un beau jardin de roses alexandrines et ses yeux languissants avaient la couleur et la douceur des raisins mûrs. Sa chevelure épaisse couronnait son visage, comme le triomphe de corolles d´un bouquet rutilant. La tristesse de l´heure répandait autour de sa silhouette un enchantement étrange et attirant. Sorcellerie. Mystère.
Quels sentiments s´agitaient et s´empressaient dans l´intérieur de cette tête belle ? Qui sait ! Mais en tout cas, sur la ronde de ses désirs et de ses pensées battait ombrageusement ses ailes noires le noirâtre cafard. Alors, pour le faire enfuir, j´allumai l´éclairage. La lumière met en fuite les ombres et la blatte. Après je tournai tout de suite le bouton de la radio, et je captais bientôt une onde ravissante : « Roberte », le film charmeur de Ginger Rogers et Fred Astaire. Du luxe, de la griserie, de la jeunesse, de la joie... La nostalgie frappa aussitôt mon cœur. Madrid. Les thés-dansants du Palace Hôtel. Pilar, Carmen, Lolita,… La rotonde tiède aux rendez-vous galants. Ivresse de soies et parfums, de beautés brunes, de tapage joyeux de jazz-band…
Et en cette minute..!
C´était horrible ! L´oubli ! L´oubli bénit et soulageant. Et mes yeux rencontrèrent les doux yeux de Madame. Mais Madame, comme moi, était fort triste. Madame s´ennuyait. Madame souffrait. Pourquoi ?
Madame était une enfant malade et… un peu plus. Dans les tendres entrailles, de sa chair et son sang, une vie nouvelle et fragile se formait lentement. Rien de plus mystérieux et sacré que les entrailles d´une femme enceinte. Toute femme grosse est toujours une déesse noble. Qui la regarde sans respect, c´est un vil sacrilège. La déformation d´une femme enceinte vaut tous les charmes de la plus charmeuse vierge.
Madame ne montrait pas encore la déformation caractéristique des femmes dans son état, mais à travers son joli visage, on devinait les vestiges douloureux de la grossesse maternelle.
La radio continuait à jouer follement musique de cabaret. Mais je ne pensais plus à mes chers souvenirs de Don Juan d´autrefois, et je contemplais en silence religieux la peine de cette pauvre enfant, confinée seule, seule dans la petite salle à manger d´un petit hôtel, égaré dans les monts de l´Ardèche. Madame s´ennuyait. Madame était triste. Madame souffrait.
Et dehors, la neige continuait à tomber toujours, toujours, silencieusement, cruellement, implacablement, comme un suaire immense.
…..
Quelques mois après, je revis Madame. Et elle était alors une enfant heureuse, plus jolie qu´avant, avec la grâce maternelle d´une Madame Raphaëlienne…
Envoi
Madame
Si ce petit souvenir vous fait plaisir, je vous demande en récompense une seule chose : gardez-le dans votre secrétaire.

Qui sait ! Peut-être l´enfant que vous portez dans vos entrailles, quand il sera un beau garçon, surprendra un jour ce petit secret et il commentera très orgueilleux : Que maman était une belle mignonne, lorsqu´elle m´enfantait, pour inspirer de si fines pensées... !


BIBELOT

A Mademoiselle Camille Vidal

                                                                               St. Maurice d´Ibie, le 28 janvier 1941

Manuel G. Sesma

Connaissez-vous les “Nymphes de Carot?” Un jour j´en rencontrai quelqu´une dans un village ardéchois.
C´était une jeune femme mince, jolie, petite, comme une de ces tanagras, qui ravissait Anatole France. Madame –parce qu´elle était déjà mariée– se disait alors âgée de vingt ans. On lui pouvait sans peine ajouter foi, puisque Madame avait l´air d´une jeune fille de dix-neuf printemps.
Parbleu ! une femme coquette –et toutes les femmes sont coquettes, jusqu´à ce qu´on démontre le contraire– avoue ordinairement quelques ans de moins sur l´âge dont elle a l´apparence ; mais quelques ans de plus… Ça serait un vrai miracle !
Lorsque Madame s´habillait en costume de sortie, elle ressemblait à un de ces modèles de fillette de revue de modes, à ligne impeccable.
Bien entendu, Madame professait comme Dominique Ingres, le culte de la ligne impeccable. Pas sans raisons. C´est vrai. Des petits sourcils étaient en effet deux petits arcs impeccables, son petit nez était une ligne droite impeccable, ses lèvres étaient deux fines parallèles impeccables ; ses jambes, deux petites colonnes impeccables, et enfin, ses mains, ses yeux, sa gorge, toute sa silhouette étaient quelque petite chose stylisée, charmeuse et impeccable. Devant elle, on éprouvait cette crainte, moitié ravissement moitié attendrissement, qu´inspirent les bibelots trop précieux et à la fois, trop délicats : on n´ose pas les toucher de peur de les briser…
J´aimais à causer avec cette jolie femme, non précisément pour le plaisir que je ressens toujours, m´entretenant avec de belles dames, mais parce qu´elle montrait toujours à mon égard, une sympathie cordiale née peut-être d´un sentiment de noble compassion pour ma situation et d´ailleurs, tout à fait compatible avec la dignité d´une femme mariée.
Un jour d´hiver que nous causions comme d´habitude, assis autour du petit poêle de la petite salle à manger de l´hôtel, elle me fit quelques confidences inattendues qui me frappèrent profondément.
Un enfant ravissant s´était approché de nous. Janot, un autre bibelot plus tendre qu´elle aux joues de  rose et aux cheveux châtains. Je l´assis aussitôt sur mes genoux et commençais à le cajoler.
-         Aimez-vous les enfants ? – me demanda alors Madame.
-         Oui, à la folie. Si je regrette d´être encore célibataire, c´est exclusivement pour ne pas avoir un enfant comme ça.
-         Et vous ?
-         Moi je ne les aime pas.
-         Dame ! Parlez-vous sérieusement ?
-         Mais oui : très sérieusement.
-         Bah ! Mais je ne le crois pas.
-         Pourquoi ?
-         Parce que toutes les femmes ont l´instinct maternel. C´est si naturel…
-         Et quoi.
-         Que si vous affirmez ça, c´est parce que vous n´avez pas d´enfants.
-         Peut-être…
-         Ah..!
-         Mais si je n´en ai pas, c´est parce que ne le veux pas.
-         Diantre !
-         Vous étonnez-vous, Monsieur..?
-         Non, Madame. Je le regrette simplement.
-         Pourquoi ?
-         Parce que peut-être un jour vous aurez à vous en repentir. Et il pourrait être un peu trop tard..!
-         Je ne suis pas de votre avis.
-         Tant pis.
-         Et en outre… je n´ai encore que vingt-six ans.
-         Oh-là-là ! C´est-à-dire que vous n´écartez point la possibilité d´avoir encore d´enfants lorsque vous aurez … lorsque vous aurez quel âge, Madame..?
-         Que vous êtes malin, Monsieur !
-         Pas autant que vous êtes charmante.
-         Oh ! Malin et galant, comme Don Juan.
-         Mais Don Juan était espagnol.
-         Comme vous n´est-ce pas..?
-         Et dites-moi, Madame. Depuis combien d´années êtes-vous mariée..?
-         Depuis sept ans.
-         Oh ! Depuis ce temps ; un ménage de mon pays a déjà trois ou quatre enfants…
-         Est-ce qu´en Espagne on touche aussi des primes à la naissance..?
-         Oh ! non, Madame. Pourquoi ? Pour les espagnols, avoir d´enfants n´est point un acte d´héroïsme ou de vertu extraordinaire que l´État doit récompenser, mais l´accomplissement d´un devoir biologique très vulgaire. Il est vrai que nous ne sommes pas si civilisés que vous… L´Afrique commence aux Pyrénées… C´est une phrase d´Alexandre Dumas…
-         Ironisez-vous, Monsieur..? Mais oui. Croyez-vous que ce soit un signe de civilisation d´avoir d´enfants, de les soigner, de les éduquer péniblement et alors qu´ils sont devenus de beaux garçons, de les sacrifier dans une guerre, comme les moutons à l´abattoir..?
-         Oh ! non, sans doute. Croyez-vous je haïs assurément plus que vous les guerres et les bouchers militaires. Mais…
-         Madame, me permettez-vous à mon tour, une demande un peu gênante..?
-         Je l´attends.
-         Voici : croyez-vous que la France aurait été battue d´une façon si foudroyante, si elle avait eu autant de soldats que l´Allemagne.
            Le timbre du téléphone coupa tout à coup notre entretien. A la suite, j´eus à m´occuper de quelques travaux urgents du bureau du Groupe et il n´y eut alors pas lieu de reprendre notre causerie.
            Quelques jours après un bon camarade me prêta un roman : « Le dernier Dieu ». Son auteur : Claude Farrère. Le « dernier dieu est l´Amour », le seul Dieu que les hommes ne tueront pas, comme Farrère dit, copiant Radyar Kipling.
            Toutefois les personnages de son roman n´adorent point le dieu-Amour, mais l´Amourette.
            L´ Amour est fécond et sérieux, l´Amourette, stérile et badine. C´est pour cela que toutes les femmes du roman sont badines et stériles. Et lorsque Charles Edouard –le protagoniste du livre– fait enfin sa conversion à la vraie religion de l´Amour, laissant de côté les fétiches passionnels, il quitte la France secrètement et il s´en va adorer le dieu dans une île de l´Océanie.. ! Dénouement significatif.
Peut-être le roman de Farrère est-il une peinture exacte de la société française actuelle, au point de vue sexuel et familial..?
            Je ne sais pas. Mais voici quelques lignes de l´auteur qui me touchèrent profondément :
            « Nous autres, parisiens, vivons nos derniers jours. Nous avons notre volcan, comme jadis les gens de Pompei. Nous avons même nos deux volcans, modernes d´ailleurs l´un et l´autre : notre esprit chimérique et notre stérilité. Hommes sans bon sens, femmes sans enfants, voilà ce qu´est devenue la France… » « Le dernier dieu »  date de 1926.
            Quatorze années après…
            C´était le printemps. Des millions de français de tout âge et tout sexe s´enfuyaient épouvantés et étourdis, à travers toutes les routes de la France.
            Le volcan avait éclaté…
            Comme jadis en Pompei..!
            Alors je me trouvais à Niort, la ville natale de Madame Maintenon. Des fuyards en uniforme arrivaient de temps en temps. Ils portaient un fusil et un bidon. El ils jetaient le fusil et remplissaient le bidon…
            Les bruits le plus fantastiques se répandaient dans la ville. C´était la folie. J´entrai dans un bistrot. Des visages muets et bêtes. La radio parlait. On entendait une voix tremblante qui se plaignait avec angoisse :
            « Moins forts qu´il y a 22 ans, nous avons aussi moins d´amis. Trop peu d´enfants, trop peu d´armes, trop peu d´alliés… voilà les causes de notre défaite. »
            Au-dessus de l´appareil, il y a avait une pendule. A côté, un calendrier.
            La pendule marquait 12´43 heures.
            Le calendrier : 20 Juin 1940…
            Madame était-elle heureuse dans son mariage. D´abord, elle n´était pas une femme riche. C´est vrai. Pourtant elle ne vivait pas non plus dans la gêne. En outre, son mari était un brave garçon qui l´adorait et la cajolait. Elle était jeune, jolie, sympathique. Elle jouissait d´une bonne santé… En résumé, elle ne rencontrait pas d´obstacles extérieurs qui s´opposaient à son bonheur.
            Malgré tout, au fond de ses prunelles, on entrevoyait comme un voile permanent d´ennui, de lassitude, de mélancolie… Pourquoi..?
            Un jour, elle m´avoua ingénument qu´elle aimait, à demeurer seule chez elle, la plupart de la journée.
            Diagnostic psychologique : misanthropie. Humeur bourrue.
            Et en effet, elle était un peu irritable –jamais avec moi, bien entendu– et elle passait parfois des heures entières, dans la petite salle à manger de l´hôtel, pensive ou lasse, telle un solitaire. Elle était seule, plutôt isolée, au point de vue spirituel. Dans son âme, il y avait un vide secret. Sans doute, il lui manquait quelque chose, essentielle à son bonheur.
            Laquelle..?
            Friedrich Nietzsche a écrit : « Chez la femme tout est une énigme et tout a une solution. Celle-ci s´appelle maternité. »
            Certain matin je recevais une lettre. C´était de mon frère.
-         De votre famille – me demanda Madame.
-         Oui.
-         Et de bonnes nouvelles..?
-         Satisfaisantes. Surtout sur mon neveu. Parce que j´ai un petit neveu qui s´appelle comme moi. Il est né à Madrid, il y a quatre ans, sous les bombes allemandes. Et voici ce que me dit sa mère à propos de lui.
            « Manolito est ravissant. Si tu le contemplais..! Qu´il est beau et gentil et espiègle ! L´aïeule est folle de lui. Il parle et crie et joue comme un petit diable. Quelquefois il nous demande : et quand arrivera-t-il l´oncle Manolo..?
C´est la joie de la maison... »
-         Qu´en pensez-vous, Madame..?
-         C´est beau.
-         Et curieux.
-         Pourquoi... ?
-         Je vais vous faire une confidence familiale. Avant que fût né Manolito ma belle-sœur était insupportable. Elle avait toujours une humeur de tous les diables. Bien entendu, elle n´était pas heureuse. Et mon frère, non plus. A présent, tout est changé.
            Un autre détail intéressant : comme vous, ma belle-sœur n´aimait pas les enfants…
            Madame sourit…
            Et pour un moment, je crus voir dans ses yeux tomber le voile de l´ennui et briller une flamme étincelante comme un éclair pendant la nuit.

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TRICOT
A Mlle Suzy Valats 

Saint-Maurice d´Ibie, le 6 Mars 1941  

Ce jour-là, Elle avait reçu de Lui une lettre frappante. Frappante...? Toutes les lettres de Lui étaient des lettres frappantes. Toutes frappaient toujours son petit coeur, comme un marteau l´enclume d´une forge. C´était un forgeron de coeurs cet homme-là..... Combien de fois avait-Elle repassé ce passage insinuant....?
Un jour, il y a longtemps, tu m´envoyas une poésie: “L´Infidèle” de Maurice Maeterlinck. T´en souviens-tu...?
Et s´il demande où vous êtes.
que faut-il répondre...?
- Donnez-lui mon anneau d´or
sans lui répondre...
Alors je t´envoyais cette apostille:
Je ne saurais jamais faire un reproche à une femme qui m´aima beaucoup, m´attendit patiemment pendant quelque temps, mais à la fin, prit le bras d´un autre homme, lasse d´attendre en vain....
Et bien: le commentaire vaut encore.
Il vaut toujours...”
Encore....!
Toujours...!
Ces deux adverbes perçaient son coeur trouble comme une épingle d´acier. Elle seule connaît, sait la valeur réelle et mystérieuse de ce renoncement, si froid en apparence.
Renoncement! Voilà le mot fatidique et poignant. Combien de larmes avait-il arraché de ses yeux...?
Renoncement! Voilà le secret puissant de cet homme-là. Lui ne demandait jamais comme les autres. Lui renonçait.... C´était sa force. Lui se suffisait à soi-même.
Et une fois de plus, Lui renonçait aujourd´hui.....
Malgré tout....
Depuis vingt mois, Elle venait d´obtenir de Lui quelque chose d´inattendu: son consentement d´agréer d´Elle un petit présent. Dès la première lettre. Elle qui soupçonnait – des soupçons uniquement ....! – la situation dramatique de son correspondant, lui avait offert avec discrétion son aide cordiale. Mais lui l´avait refusée tout de suite par cette drôle de boutade:
Pardonnez, Mademoiselle. Je n´accepte jamais des femmes belles qu´une seule chose: elles-mêmes....
Pour la millième fois, Elle l´avait prié dans sa dernière lettre: “Il faut que tu me dises ce dont tu as besoin. Demande-moi n´importe quoi. Je le l´enverrai.”
Lui se laissa vaincre. Lui avait un coeur mathématique qui devinait par instinct l´heure précise à laquelle il fallait céder ou refuser aux femmes. Et bien, celle-là était l´heure de la condescendance. Lui donc condescendit.
Pour que tu n´interprètes pas mon refus systématique comme un brutal entêtement, je veux bien que tu tricotes pour moi une paire de gants.”
Lorsqu´Elle lut ces lignes son coeur fit un bond. Peu s´en fallut qu´Elle ne pleurât d´allégresse.
Tricoter pour Lui...! C´était le comble du bonheur. A la fin. Elle avait réussi à rendre quelque service à son ami inconnu. Quelque service...? Elle en douta un moment. Dans la situation où il se trouvait, une simple paire de gants serait-elle réellement son plus urgent besoin...? Que cela était étrange....!
Et en effet, Elle ne se trompait pas. Pour Lui ce n´était pas un vrai service, mais une complaisance. Il s´agissait de contenter sa petite amie. Et c´est exclusivement pour cela qu´il la chargea de tricoter des gants. Enfin de compte, pour une jeune fille, c´était une tâche très légère et très jolie.
Tricoter c´est en effet l´occupation la plus féminine parmi les travaux manuels du sexe faible. Toute la vie de la femme est un tricot éternel. Enfant, Elle tricote avec les fées les rêves bleus de ses poupées. Jeune fille, elle tricote avec son coeur les rêves rouges de l´Amour. Mère, elle tricote avec ses fils, les rêves jaunes de l´Ambition. Vieille, elle tricote avec sa foi les rêves gris de l´Au-delà. Toute la vie de la femme est un tricot patient et beau de tendresse et de dévouement.
Tricoter c´est pour la femme rêver, aimer et travailler. C´est tirer de la pelote de son coeur le fil de soie de sa vie et en tisser des fins tissus de foi, d´amour, de rêverie...
Cette nuit-là, Elle tarda quelques heures à s´endormir. La lettre, les fautes, la jolie poésie qu´il lui avait envoyée ci-jointe, frappèrent son imagination obstinément. Sa tête était une ronde folle d´images tracassantes.
D´abord, Elle se mettrait à la tâche après les vacances. Alors c´était Noël. Elle se reposait chez elle dans une jolie ville du département du Tarn: Gaillac, la petite patrie de Dom Vaissete et du baron de Portal.
Gaillac:
ses vignes et son parc.
Combien de fois avait-Elle songé à Lui sous la pompe fleurissante de ce Parc...? Combien de fois avait-Elle tricoté des rêves de bonheur sous le tricot de feuilles de ses arbres en fleur...?
Durant les trois jours qui lui restaient pour épuiser le petit congé, Elle pensa fréquemment au modèle de tricot à faire. Oh! Choisir convenablement – c´est-à-dire conformément aux goûts de son ami – parmi les quarante ou cinquante façons diverses de tricoter des gants, c´était en effet un vrai problème, même pour une devineresse. Bien entendu, Elle partait de la naïve hypothèse que Lui connaissait toutes les façons de tricoter des gants. Et alors le conflit était grave....
Dame! Lequel préférerait-il...?
Le point tunisien...?
Le point ananas...?
Le point brides simples...?
La maille anglaise...?
La maille marguerite...?
La maille mousse...?
La maille de riz...?
Joli brouillamini!
Lorsqu´Elle reprit le chemin de son école, le lendemain du Nouvel An, Elle ne s´était pas encore décidée. Et pourtant il fallait se hâter. Il fallait commencer dès l´arrivée.
Mais alors arriva l´imprévu: une tempête furieuse de neige. Résultat: un blocage pendant quelques jours, dans un petit hôtel du parcours[1].
Que c´était donc ennuyeux!
Bien entendu, pendant ce temps, Elle ne cessa de penser à Lui.
Il neigeait, il neigeait incessamment. Elle portait avec soi la dernière poésie qu´il lui avait dédiée: Neige. Elle la relit.
Combien de fois...?

Il neige, il neige, il neige

Sur les champs de l´Ardèche.
Et c´est le blanc paysage
Comme une bacchanale de colombes amantes...
Comme un galop joyeux de nues jeunes filles...
Comme une griserie de ravissantes nymphes...
Comme une inattendue pyrotechnie d´étoiles...
Comme une artillerie parfumée de pétales...
Comme un dévoilement de charmeuses fiancées
Comme une sarabande d´écumes et de perles...
..........
Mais cette belle musique de la neige tombante éveillait dans son coeur de tristes sentiments. Ah! les mains qui lui écrivaient des choses si gentilles, étaient peut-être en ce moment transies...! Lui n´avait pas de gants comme Elle, pour les défendre contre le froid...
C´était navrant.
Elle s´imaginait sa pénible situation et en souffrait terriblement. Elle avait déjà souffert tellement pour Lui...!
Parce qu´Elle l´aimait. Oui. Elle l´aimait profondément. Et voici le signe infaillible: sa souffrance pour son infortune.
Aimer c´est compatir – Unamuno l´a dit. On peut communier en effet sans amour aux jouissances d´un homme. Cela n´est pas l´affaire du coeur, mais simplement des sens. Ah! mais lorsqu´on prend une part, une part réelle aux souffrances et aux malheurs d´un être, c´est sans doute qu´on l´aime. Compatir c´est chérir.
Certes, Elle l´aimait, le chérissait. Pourquoi..? Demande absurde. Quand on apprend pourquoi on aime, c´est qu´alors on n´aime plus.
Mais jamais un amour ne fut plus ignorant. Chose curieuse! Elle ne le connaissait pas personnellement. Elle ne l´avait jamais vu, ne lui avait jamais parlé, ne l´avait jamais entendu. Autour de Lui, tout était complètement brumeux, mystérieux et imprécis.
Il n´y avait pour Elle qu´une chose éclatante: sa correspondance. Ah! mais oui: celle constituait la revanche, un miroir très limpide et très clair de son coeur et de son âme.
Tandis que la neige tombait indolemment sur les sapins du parc de l´hôtel et formait lentement dans sa coupe des petits nids argentés, Elle évoqua mélancoliquement une après-midi le procès de cette passion-là qui la bouleversait depuis vingt mois[2]. Peut-être cet amour de roman n´était-il de même que le nid blanc de son coeur torturé, formé par une chute mystérieuse de lettres ensorcelantes...?
La dernière était la 56ème[3]. Elle en tenait bien le compte. Et Elle les gardait comme un trésor: le grand trésor de sa vie sentimentale.
Et quelle richesse fantastique de sentiments! De la tendresse et de la fermeté, de la douleur et de la joie, de l´enthousiasme et de l´indignation, de la galanterie et de la gravité, des conseils et des poèmes..., il y en avait de tout, il y en trouvait de tout. Et tout noble, poli, cordial et magnifique.
Cependant tout avait commencé par une badinerie de collégienne. Alors, Elle était une joyeuse normalienne[4] de troisième année. Une insouciante jeune fille qui apprenait plus facilement les lettres des tangos à la mode que la Physique ou l´Histoire; qui aimait plus les fiancés que les professeurs; qui préférait les cinémas et les dancings aux classes et aux livres...
Et Lui...?
Un proscrit, un paria étranger et inconnu confiné dans un lointain endroit, dans des circonstances tragiques. Mais les parias comme Lui venaient de soutenir, pendant deux années et demi, une guerre farouche et acharnée, qui avait passionné le monde entier.
Alors un simple hasard les mit en communication.
Des mobiles...? Pour Elle, celui de la curiosité. Pour lui, celui de la distraction.
Mais depuis la première lettre, la curiosité s´était transformée chez elle en intérêt; tout de suite, en charme. Cet inconnu mystérieux paraissait mouiller sa plume dans l´encrier de Lucifer. D´autres amies correspondaient de même avec d´autres proscrits, comme Lui; mais la différence épistolaire était si frappante...! Elle en était orgueilleuse et son plus grand plaisir c´était de montrer à ses amies les missives qu´Elle recevait de Lui.
Mais tout à coup la réserve commença. Pourquoi...?
D´autres sentiments moins superficiels que la vanité prenaient place dans son âme. Ah! le coeur est très discret! Et c´est son coeur qui commençait à s´intéresser.
Alors chaque jour, Elle attendait ses lettres avec une impatience croissante. Leur lecture ne lui procurait plus un simple effet de charme séducteur, mais d´émotion étrange. C´était le trouble de la passion naissante. Le coeur d´une femme, enfantant un amour, tremblante comme une rose qui s´ouvre. Cette écriture de pattes de mouche, mais claire et ferme, s´enfonçait dans son coeur tendre, comme les griffes d´un aigle.
Détail émouvant! Il demeurait dans un enfer; et toutefois il ne lui écrivait généralement que des choses jolies et ravissantes. Seulement de temps en temps il laissait échapper une phrase, un mot qui permettaient de deviner une tragédie silencieuse et profonde.
Mais elle n´était point capable de comprendre sa situation. Ah! Elle était une enfant heureuse, joyeuse et insouciante. Le bonheur est aveugle pour l´infortune!
Mais un soir, une camarade, assez bien renseignée, raconta dans le dortoir de l´Ecole[5] la vie horrible des hommes confinés là où son correspondant restait et alors Elle ne put pas supporter le récit; et s´enfermant dans sa cabine, Elle se mit à sangloter amèrement.
Oh! Mais cela était affreux..! Mais Lui n´avait jamais raconté de ces histoires poignantes...!
Ah! alors Lui ne l´écrivait que des poèmes, des essais galants, de missives rêveuses et séduisantes.
Qui était donc cet homme déconcertant...?
Elle commença à s´inquiéter sérieusement. Se serait-Elle rendue amoureuse de cet inconnu-là...?
Ce serait une vraie folie. En outre, Lui-même l´en avait prévenue loyalement. Parce qu´Elle était une gosse sans expérience; mais Lui était un homme expérimenté qui avait dépassé les trente ans.
Mais le coeur ne comprend rien, ni réflexions ni conseils. Et Elle ne pensait plus que par son coeur.
Un drame intime commença alors à tourmenter la jeune fille: le drame d´un amour maîtrisant et impossible.
Impossible...?
Le plus tragique de cette situation c´est qu´Elle comprenait aussi parfois la folie de cet amour; et de plus ... qu´Elle n´avait nullement des haleines d´héroïne.
D´ailleurs, d´autres amours vulgaires, mais immédiates, tournaient souvent autour de sa jeunesse et sollicitaient son coeur faible.
Elle était sympathique et jolie. Elle aimait à s´amuser. Elle fréquentait beaucoup de gars. C´était donc naturel que fréquemment Elle se vît aussi assiégée de prétendants.
Alors c´était l´angoisse. Elle cherchait anxieusement une solution, mais Elle ne trouvait que le désespoir.
Dans les moments de sérénité, Elle méditait. Pourquoi se torturer pour un aventurier lointain et inconnu, alors que d´autres garçons qu´Elle connaissait, étaient prêts à lui demander sa belle main...? Pourquoi renoncer à des amours sûres et tangibles pour un autre idéal et problématique...?
Oh! Non. Il fallait être sage et positive. Lui ne pouvait être pour Elle qu´un ami; son meilleur ami. Pas plus.
Bien entendu, Elle ne se sentait pas forte pour renoncer à cette amitié. Mais cela –pensait-Elle– suffisait. Le reste n´était qu´une chimère...
D´autre part, sa chair et son sang de vingt ans se soulevaient souvent contre cet étrange amour de fantastique roman, qui n´était pas capable d´enflammer ses lèvres par un baiser ardent ni d´allumer ses yeux par un regard étincelant.
Alors Elle commençait – ou recommençait – un idylle avec un des garçons de sa connaissance. Mais quand Elle croyait aboutir enfin au dénouement rationnel de son drame, une missive frappante de Lui rompit le passager enchantement. Son ombre ensorcelante se projetait puissamment sur son coeur et bouleversait ses propos les plus sages.
Ah! Lui n´était point les autres....
La comparaison engendrait fatalement la désillusion et le spectre d´un remord futur paralysait sa décision.
Et s´il revenait un jour,
que faut-il lui dire...?

Pauvre jeune fille!

Une catastrophe[6] terrible s´abbatit peu de temps après sur son pays. Elle qui n´avait connu jusqu´à ce moment que la face du bonheur, vit alors de très près la mine de l´infortune.
Pour compléter cet apprentissage, quelques mois après, Elle se trouva tout à coup seule, confinée dans un hameau[7] très misérable, égaré dans les montagnes.
Elle était déjà une institutrice. Les temps joyeux de normalienne étaient finis. Les amies, les fiancés, les dancings, les cinémas, le confort de sa maison et de l´Ecole.., tout avait disparu. Tout restait éloigné, là-bas, là-bas...
Et ici, au somment de la montagne, la pauvreté, la solitude et la tristesse.
Ses rêves bleu de jeune fille en fleur avaient abouti à cette réalité: le drame obscur, navrant, de sa vie nouvelle...
Une seule chose n´avait pourtant pas changé autour d´Elle: l´ombre mystérieuse de cet homme-lâ déconcertant, toujours sereine, toujours touchante, toujours ensorcelante... La même ombre qui en ces moments de solitude dans la chambre de l´hôtel du parcours, enveloppait doucement son coeur, tandis que la neige tombait en silence sur les sapins du parc.
Il neige...
Il neige...
Il neige...
Sur mes yeux las, tes lèvres...
...............
Lorsque trois jours après, Elle arriva enfin à sa petite école, son premier souci fut de lui écrire.
Je te remercie de tout mon coeur, pour la jolie poésie. Je goûte pleinement ces vers maintenant que j´ai pu rêver, pendant une semaine en regardant tomber la neige. Je vais tout de suite commencer tes gants. Je suis tellement heureuse de pouvoir enfin travailler pour toi...!”[8]
D´ailleurs, le choix de ce tricot qui depuis quelques jours la tracassait, était déjà définitivement fait. Elle emploierait pour les poignets les côtes doubles; pour les mains, le point brides simples, à lignes horizontales. Simplicité et droiture, comme son âme.
Pour la couleur, Elle choisit le bleu marine, comme celui de la surface de la Mer qu´il aimait à la folie.
Et le lendemain, la jolie institutrice se mettait fiévreusement à la tâche.
         La pointe courbée de son crachet d´acier bougeait à la hauteur de son coeur d´or, comme dans l´espace un point de symbolique interrogation...
Et tandis que ses doigts tricotaient soigneusement la maille bleue de cette paire de gants, sa fantaisie stellaire tissait l´iris radieux d´une illusion de Grand Amour, telle une Pénélope séduisante et rêveuse, attendant patiemment son époux....

 *****

JOSETTE

A Madame et Monsieur René Monteremal
Saint-Maurice d´Ibie, le 20 Mars 1941


Nous venions de souper. Une lampe à pétrole, suspendue au plafond enfumé de la tanière, irradiait tristement une lueur pâle. Pas d´éclairage électrique dans le village. L´orage de l´après-midi –le premier de l´année– avait peut-être endommagé la ligne. A défaut de lumière artificielle, les grands yeux noirs de Josephine –une brunette de Talavera de la Reina qui demeurait chez nous– illuminaient et troublaient les cœurs obscurs de mes bruyants camarades.   Le cuisinier faisait en son honneur des cabrioles amusantes, comme un chien autour de son maître. Pour plaire à une femme, les hommes font souvent le chien, le chat, le tigre et toutes les bêtes de l´échelle zoologique. L´homme est le mâle le plus stupide…
Je restais isolé, assis dans un coin de la cuisine, les coudes sur la table et les mains pressant mes tempes, qui voulaient éclater violemment. Bien entendu, j´étais tout à fait absent à ce tapage-là. Dans mon pouls je ressentais un fourmillement irritant. Mes paupières avaient une lourdeur de plomb. Et une ronde d´idées noires tournait tumultueusement dans ma tête. J´étais la proie d´une de ces crises de mélancolie qui me frappent parfois.
Alors quelques camarades catalans se mirent à chanter en chœur la chanson de « l´Émigrant ». Je n´aime pas « l´Émigrant », cette chanson funèbre et triste, comme un « De profundis ». Quand j´étais au camp de Saint-Cyprien, je faisais partie du groupe choral des Professionnels de l´Enseignement. Le directeur était un copain catalan. Et naturellement, l´Émigrant figurait sur le répertoire. Mais je ne le chantais jamais. Je ne sais pas le supporter. Son accent plaintif m´exaspère. (Dans la disgrâce je n´admets d´autres gestes que les virils : c´est-à-dire la révolte ou la sérénité. Mais l´attitude de femelle lâche et pleureuse me crispe les nerfs. Les coples angoissantes de l´Émigrant rencontraient les murs noirs de la tanière, comme les lamentations d´un Jérémie castré :)
Dolca Catalunya
patria del meu cor ;
Qui de tu s´allunya
d´enyorança est mor

Alors quand les camarades du 160 GTE[1] se mirent ce soir à l´entonner, je fis automatiquement un bond; je pris mon pardessus, et sans attendre mon café, sans saluer, je franchis la porte. Vers où..? Je ne le savais pas. Le village était plongé dans les ténèbres, et le ciel noir et le soir froid. Alors je pensai à faire seul une longue promenade. J´avais besoin d´apaiser mes nerfs, et d´éclaircir mes idées.
Tandis que je descendais par le sentier caillouteux, un tonnerre sonna. L´orage menaçait à nouveau. J´aurais souhaité pouvoir m´égarer dans l´espace infini, comme son écho effrayant. La majesté des tempêtes m´attire, comme le fond d´un abîme. Lorsque j´atteignais la route du village, je fus frappé par une pâle lumière qui échappait d´une fenêtre. C´était la maison de l´instituteur. Tout à coup, je changeai d´opinion et j´y montais tout de suite. Le foyer de l´instituteur était toujours ouvert pour moi. C´était mon refuge habituel. Quand je fis mon apparition à la porte de la cuisine, Josette se jeta sur mes bras. Josette était une tendre gosse du maître de l´école. Elle m´aimait beaucoup et elle était toujours prête à s´amuser avec moi. Aussitôt, elle s´assit sur mes genoux. Comme d´habitude, nous commençâmes à jouer innocemment. Mon amusement favori c´était d´approcher mon visage du sien et de la frotter avec ma barbe. Josette était fort chatouilleuse. Ses joues rougissaient soudain et éclatant en rires bruyants, elle criait joyeusement. Pique la barbe ! Pique la barbe !
Au même temps, elle retirait sa face pour éviter le chatouillement. Je la laissais respirer et alors lui donnais un embrassement. Elle me le retournait aussitôt avec sa petite bouche de cerise, aussi tendre qu´innocente.
D´autres fois, nous dansions au son de la radio. Bien entendu, Josette ne savait pas danser. Mais elle aimait que je la traînasse follement, tandis que Londres ou Budapest jouaient une valse, ou un fox de cabaret. C´était amusant. Elle en était heureuse et moi, aussi.
Ce soir-là, après deux minutes d´amusement avec Josette, mon cafard avait disparu. Sa joie pure la mis en fuite.
Quel pouvoir mystérieux ont les petits pour consoler les aînés; que la puissance de nos passions ne sait pas contrecarrer la faiblesse de leurs cœurs ; que notre brutalité devient impuissante contre leur faiblesse. Souvent les hommes les plus inhumains s´attendrissent devant un enfant. Pourquoi..? Mystère.
Mais ce qui ne l´est point, c´est que l´enfance constitue la source la plus pure du bonheur et de joie. Peut-être la maxime la plus profonde de l´Évangile est la phrase du Christ : « Si vous ne vous faites pas comme un de ces petits, vous n´entrerez pas dans le royaume des cieux.. »
Josette était l´aîné des trois petits du foyer de l´instituteur. Elle n´avait que cinq ans. Ses cheveux châtains, coupés presque à la hauteur de ses sourcils, donnaient à son visage arrondi un certain air exotique. Elle ressemblait à une gamine japonaise. Certes Josette n´était pas du tout jolie. Même elle louchait un peu de l´œil gauche. Mais en revanche toute sa petite personne irradiait de doux reflets de bonté et d´humilité, héritées de sa maman. Elle était timide et obéissante, et un simple mot de ses parents suffisait à la paralyser, quand elle bougeait inconvenablement.
Elle était très sensible, et alors qu´on la grondait, elle allait se cacher dans un coin de la cuisine et se mettait à pleurer en silence.
Enfin, elle était la plus affectueuse et discrète et jamais ne gênait personne avec inconscient entêtement. C´est pour cela que j´aimais à cajoler cette pauvre petite dont la beauté de son âme n´était pas d´accord avec le manque de charme de son corps. J´éprouvais à son égard une tendre affection et je soupçonne que des trois enfants du foyer de l´instituteur, c´était elle précisément la plus attachée à l´espagnol, comme ils m´appelaient quelquefois.
Cependant…
Lorsque je commençais à fréquenter la maison du maître de l´école, mes attentions n´allaient jamais vers la petite Josette, mais vers Robert et vers Lunette. Lunette était la cadette du foyer. Elle n´avait alors que trois ans. C´était une petite poupée aux yeux grands et clairs à la couleur et à la douceur du miel. Ses joues étaient de rose et ses cheveux, presque blonds. Lorsqu´elle portait en hiver son petit chaperon bleu, elle ressemblait à une petite fée.
Quant au petit Robert, il était la contre-figure de Lunette. Vigoureux et résolu, avec des petits yeux noirs étincelants comme ceux de son père, c´était un charmant garçonnet, sérieux et espiègle à la fois. (Bien entendu, le sérieux c´était l´hérédité ; la friponnerie c´était l´âge). Il avait une force musculaire remarquable et il aimait à en faire la démonstration, lorsque je jouais avec lui. Alors et me frappant avec ses petits poings, comme un boxeur. Naturellement il était le préféré de son père dont il était le portrait vivant.
Mieux dotés physiquement que Josette, et en outre moins âgés qu´elle, c´était donc naturel que Lunette et Robert attirassent de prime abord mon attention et accaparassent mes caresses.
Naturel, dis-je.
Oh ! Non ; mais, monstrueux. Et je ne tardai pas à le constater. Quand aux premiers temps de mes visites à la maison, je cajolais invariablement Robert et Lunette, la pauvre Josette, humble et discrète, me regardait toujours faire en silence et à distance, sans oser s´approcher de moi. Sans doute un nuage de tristesse voilait ses petits yeux ; mais alors j´étais aveugle et ne le remarquais pas. Je me conduisais avec la légèreté et l´impertinence d´un petit maître étourdi qui dans un salon mondain, ne salue et ne courtise que les demoiselles élégantes et jolies. Mais un soir je compris, comme d´habitude, j´avais mis sur mes genoux Lunette, la petite poupée aux cheveux d´or et de miel. Robert était assis sur ceux de son père, tandis que Josette, l´humble et timide Josette se tenait debout, seule, oubliée, sans agréer une caresse. Soudain, alors que j´embrassais sa petite sœur, Josette s´éloigna et se cacha dans un coin de la cuisine et se mit à sangloter amèrement. Son attitude m´émut. Je m´approchai d´elle et caressant sa tête, je lui dis affectueusement : Pourquoi tu pleures, Josette..? Qu´est-ce que tu as mon enfant ? Josette, la timide Josette, ne me répondit rien. Elle me regarda simplement avec ses petits yeux, mouillés de larmes et alors, à travers ses regards éloquents de reproche et de reconnaissance, je commençai à comprendre. Oui, je commençai à comprendre une vraie leçon que l´affection de la pauvre mignonne m´enseigna peu après complètement : qu´il n´y a pas d´enfants beaux et d´enfants laids ; que l´enfance est toujours belle et adorable pour la pureté de son âme, la faiblesse de son corps et la tendresse de son cœur ; et que l´homme qui attriste un pauvre enfant en lui refusant les caresses qu´il attend et qu´on lui doit, si cet homme agit inconsciemment, il est un stupide ; s´il agit sincèrement, un méchant.








[1] Je me trouvais à ce moment-là (1941) à Saint-Maurice d´Ibie, un pauvre village ardéchois, où était constitué le 160 Groupe G. T., occupé à faire du bois de chauffage et du charbon au profit de la XI Compagnie Eaux et Forêts (j´étais affecté au bureau). En quittant la tanière qui nous servait d´habitation aux quelques employés du poste de Commandement. 

*****

ECROULEMENT

A Maria Teresa Federici

Saint-Maurice d´Ibie, le 10 avril 1941

         La jeune soeur leva le thermomètre à la hauteur de ses beaux yeux, chercha avec anxiété le bout de mercure et cachant son impression pénible, se pencha sur la tête du lit blanc et prolongea le graphique.
-         Combien, ma sœur..? – le patient murmura tristement.
-         40º..!
-         Mais ça ne fait rien, Monsieur – ajouta-t-elle aussitôt. Oh ! c´est le temps..! la saison..! Restez tranquille. Vous le resterez, n´est-ce pas ? Je vous l´ordonne, Monsieur. Vous m´avez promis de m´obéir toujours.
Sur le visage arrondi de la Sœur se dessina un fin souris, accompagné d´un badin dignement de son œil gauche et malin. Chaque fois que la Sœur souriait faisait automatiquement cette grimace badine et ravissante !
Certes si les soins et les sourires d´une sœur tendre et jolie, savaient combattre la tuberculose, le malade serait déjà guéri dès le lendemain de leur rencontre.
Malheureusement les bacilles de koch ne savent pas obéir aux souhaits les plus ardents des religieuses charmeuses. Et la maladie du pauvre compatriote progressait chaque jour terriblement.
Lorsque la sœur quitta son chevet, elle accourut à la petite église ; s´agenouilla dévotement devant l´autel et avec toute la ferveur de son cœur, pria la Sainte Vierge pour la guérison du malheureux.
L´oraison était pour elle le supplément de la médication. Quand à l´après-midi de chaque jour, elle récitait le rosaire dans la chapelle, sa prière la plus fervente c´était toujours l´invocation de la litanie : « Salus infirmorum, ora pro nobis. » Pour elle ce mot « nobis » était un synonyme de « mes malades ». Parce qu´elle s´identifiait à eux.
Elémentaire religiosité..?
Qui sait !
Quelques mois après notre entrée en France, un pauvre ami fut atteint aussi de tuberculose, au camp de concentration de St. Cyprien. On réussit à le faire transporter dans un sanatorium. Les infirmières y étaient aussi des religieuses. Eh bien, mon ami n´était pas croyant. Il respectait pourtant trop la religion, pour ne pas consentir à commettre de vrais sacrilèges, afin de complaire en apparence aux sœurs. C´est pourquoi il s´abstenait dignement d´aller à la chapelle[1].
Et c´est précisément pour cela qu´il fut chassé du sanatorium et renvoyé au camp. Résultat : la tuberculose fit rapidement rage dans ses poumons atteints et le malheureux mourait peu de temps après.
Voilà un autre cas bien différent de religiosité… !
Sans doute celui du lévite impitoyable de l´Evangile.
Mais la Sœur de cet hôpital accueillant de l´Ardèche avait des idées plus chrétiennes et plus humaines sur la charité et sur le prochain.
Et elle n´imitait point le lévite cruel, mais le piteux samaritain[2]. Elle avait bien appris la recommandation du Christ : Allez…Pour elle il n´y avait point de malades croyants et des malades incrédules. Il n´y avait que des malades. Et à tous sans différence, elle prodiguait ses soins, ses prières et son cœur.
Et son cœur..?
Oui ; son cœur, aussi.
Parce qu´elle était une jeune fille de dix-huit ans ; et chez une jeune fille, avec  béguin ou sans lui, c´est le cœur notamment qui commande sa vie.
Coïncidence curieuse ! En français, le mot béguin signifie d´une part, la coiffe de certaines religieuses, et d´autre part, la passion amoureuse passagère.
Pourquoi..?
Il ne vaut pas la peine de l´exposer maintenant.
Toutefois ce qui est vrai, c´est que pour les femmes –et surtout les jeunes filles– la religion est simplement toujours une forme de l´amour. C´est pour cela que la plus grande adresse de l´Église à l´égard des religieuses. C´est d´avoir fait de l´amour divin une imitation de l´amour humain.
Le noviciat aux couvents de femmes ce sont des fiançailles ; la novice, une fiancée. La profession c´est un mariage ; la professe, une épouse. De qui ? De Jésus-Christ.
Le mariage mystique de Sainte Catherine avec l´Enfant-Jésus a été représenté par les meilleurs peintres de la chrétienté : Corrège, Mending, Filippino Lippi, Alexandre Veronese, etc.
Ah ! la femme a un besoin naturel d´aimer, elle est faite pour l´amour. Et avec béguin de religieuse ou avec chapeau de danseuse, l´amour est la boussole de sa vie. En réalité, les plus grandes saintes n´ont été que de grandes amoureuses, depuis Marie de Magdala jusqu´à Thérèse Martin[3]. Et le culte du Sacré Cœur –symbole le plus expressif de l´amour mystique– fut naturellement l´invention d´une autre religieuse : Marie d´Alacoque.
Il s´agit simplement d´un cas de substitution psychologique du même signe, pour parer aux exigences impérieuses du puissant instinct sexuel dans cette substitution, la vie des religieuses –surtout des jeunes filles– serait tout à fait insupportable ; plutôt, impossible.
Cependant, cette substitution n´est pas une affaire facile. Peut-être la lutte la plus pathétique de sentiment qui peut troubler une âme humaine, est ce combat sourd et cruel qui se déroule fréquemment dans le cœur des religieuses. On lit dans la vie de Ste. Catherine de Gênes que troublée par ce combat furieux, elle se jetait parfois à terre en criant avec angoisse « Amour, amour, je n´en puis plus.. ! »
Bien entendu, cette lutte éclate surtout fatalement chez les religieuses infirmières ; non seulement parce qu´elles sont obligées de traiter toujours des hommes, mais parce qu´elles traitent précisément des hommes malades.  Pour un cœur sensible –comme l´est généralement le cœur féminin– la souffrance est un motif de compassion, et la compassion est la porte ouverte à l´Amour. C´est pour cela que les sœurs d´une grande part de ces ordres religieux ne sont pas logiquement perpétuels mais temporels. Voilà une précaution très sage…
C´est curieux. Le roman moderne le plus charmant et le plus grand succès en Espagne –où l´Église est pourtant plus influente que sur le reste des peuples de l´Europe– a été celui d´Armand P. V., la « Sœur Saint-Sulpice » ; c´est à dire, le roman d´une religieuse ravissante qui quitte un jour son habit et fait un mariage d´amour très romantique.
……………………..
Justement la Sœur de cet hôpital était une vraie copie de la charmeuse Sœur Saint-Sulpice.
Comme Gloire –le prénom civil de la sœur du roman– sœur Marie-Adélaïde était de même brune, jolie, inquiète et badine. Sa bonté et son intelligence n´étaient pas d´autre part, ses attraits les moins séduisants. En outre, elle possédait une voix angélique et jouait l´harmonium comme une artiste.
Naturellement elle était l´organiste de l´hôpital, et lorsque les religieuses chantaient la Salve dans la petite chapelle, sa voix se faisait remarquer sur les autres comme celle d´un chérubin. Un compatriote andalou lui disait une fois : « Ma sœur, un jour les saints de la chapelle vont jeter leur couronnes sur vos pieds, en criant enthousiasmés : Olé ! » Elle souriait joyeusement. Bien entendu, elle ne comprenait guère de ces galanteries, puisque mon compatriote lui parlait en castillan. Mais son geste était bien éloquent.
Pourquoi..? Simplement parce qu´elle montrait de même un penchant particulier pour les camarades qui y arrivaient. Des motifs..? Qui sait !
D´abord, elle y était étrangère comme nous -elle était italienne-, et peut-être avait-elle des raisons très intimes pour comprendre notre drame…
D´autre part, la cordialité des espagnols la touchait. Un jour elle demanda à quelqu´un qu´est-ce que veulent dire « guapa », « morena » et bonita. C´étaient des mots galants qu´elle venait d´entendre.
Lorsqu´elle entrait dans les salles de l´hôpital, la blouse blanche d´infirmière sur l´habit noir de religieuses, les regards de mes camarades la prenaient amoureusement comme une pluie de dards étincelants.
Quel effet produisaient dans son cœur ces hommages silencieux..? Qui sait ! L´espagnol est toujours un Don Juan, et Don Juan était –on le sait – le démon tentateur des couvents. Doña Elvire et Doña Inès étaient des religieuses.
………………..
Un jour, la jeune sœur perdit soudain sa joie. Un air marqué de préoccupation et de tristesse assombrissait son frai visage. L´état de son malade préféré s´aggravait par moments. Une mère elle-même ne lui aurait pas prodigué plus de soins. Le spectacle navrant de ce garçon touchant, seul, exilé, et blessé mortellement à la fleur de l´âge, émouvait ses entrailles de femme compatissante. En outre, ce gars bon, courageux et cordial, était comme un ami. Plus, comme un frère. Encore plus, comme un…
Silence !
………………….
-         Combien, ma Sœur... ?
Maintenant la demande était rauque, pénible, languissante. C´était l´accent pathétique d´un damné qui attend dans un cachot sa sentence de mort. Ah ! le patient la portait gravée en sang sur ses poumons meurtris ! Et la Sœur y lisait trop clairement le mot fatal et triste. Alors une larme brûlante glissa lentement de ses yeux. Et elle les leva ensuite vers le ciel comme un appel suprême.
Mais cette fois elle ne s´empressa plus de quitter le chevet pour aller s´agenouiller devant l´autel. Elle resta immobile, muette et angoissée, telle une Vierge de la Pitié.
Et c´est à la chapelle sécrète de son cœur qu´elle descendit silencieusement, sentant alors dans son autel comme un terrible écroulement.






[1] Mais Tartufe tolère mieux le sacrilège dévergondé que l´incrédule respectueux.
[2] Un tour comme Jésus était à la table du péager Mathieu, dit aux pharisiens qui faisaient de s´en scandaliser : « Allez et apprenez ce que signifie cette parole : Je veux la miséricorde et non le sacrifice. » IX-13. Eh bien, cette jeune sœur l´avait déjà très bien appris.
[3] Il suffit de feuilleter l´ « Histoire d´une âme » de celle-ci pour s´en apercevoir. A propos de sa première communion le 8 Mai 1884, St. Thérèse de Lisieux écrit : « Ah ! qu´ il fut doux le premier baiser de Jésus à mon âme ; ce fut un baiser d´amour. Depuis longtemps déjà, Lui et la petite Thérèse s´étaient regardés et compris ; ce jour-là notre rencontre ne pouvait plus s´appeler un simple regard, mais une fusion, « le langage éloquent n´est-il pas avant out celui d´une femme amoureuse.. ? C´est pour cela que…

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MINIQUE


A Mme. et Monsieur Du Potet,
à l´occasion du 3ème anniversaire de Dominique

                                                                                                 Saint Maurice d´Ibie, le 25 Mai 1941


-         Où vas-tu, petit...?
-         A Paris.
Et l´enfant, assis tranquillement à la place du chauffeur, les petites mains de cire sur le volant du camion, faisait mine de mettre en marche l´énorme mastodonte.
Le camion était lourd de quatre tonnes. Le poids de Minique était de quatorze kilos. Mais ça ne fait rien. Minique était également capable d´aller à Paris sur un Renault de quatre tonnes que de monter aux nuages sur un balai de quatre grammes... Il était dans cet âge au cours duquel la fantaisie communique de la vie à tous les objets et réalise toutes les chimères.
En outre, Minique était l´animateur le plus actif et merveilleux que l´on peut imaginer. Il était le boute-en-train par excellence du village. Et en effet, il mettait en train le monde entier: les hommes, les femmes, les enfants, les chiens, les chats, les chevaux, les camions, les fourmis, voire les saints mêmes de l´église....
Minique n´avait pas simplement cinq sens, comme le reste des mortels, mais cinq mille. C´était comme si tout son petit corps était hérissé d´antennes hypersensibles, tel un poulpe blondin. Toutes les choses le frappaient instantanément. En une minute, 60 réactions diverses: en une heure, 3.600; en une journée, 86.400 ....
Parce que je suis sûr que pendant le sommeil, Minique bougeait de même. Et plus d´une fois, en le voyant endormi sur le sein de sa maman –une brune élégante, élevée en Espagne, avec l´esprit de la française et l´honnêteté de l´espagnole– je pensais à l´âme inquiète du charmant petit qui mettait alors en train les anges et les fées dans le royaume de la Rêverie. Aucun esprit plus ouvert et sympathique que celui de Minique. Il était justement le revers de l´enfant timide. Il s´en allait tranquillement avec tout le monde. Il était toujours prêt à manger à toutes les tables, à jouer avec tous les gosses, à casser tous les objets et à malmener toutes les bêtes.
C´était un diablotin charmant aux petits yeux clairs étincelants et au rire éclatant. Naturellement, Minique était l´enfant le plus populaire du village. Tout le monde avait à voir avec Minique. D´où pour sa maman Minique était toujours l´enfant perdu. Et pas précisément dans le temple, mais dans l´hôtel, dans la boulangerie, aux cafés, aux épiceries, ou dans la maison d´un voisin, n´importe lequel.
Pourtant, Minique ne parlait pas encore. Il balbutiait seulement. Mais rien de plus drôle et amusant que son langage conventionnel, demi-français, demi-chinois. Il s´exprimait toujours par des monosyllabes: Le do-do c´était le lit; le to-to, l´automobile; le tin-tin, la montre; la co-co, la viande, etc.
Sa mimique n´était pas moins expressive. Il y employait toutes les parties de son corps, même le nombril, comme prétendent les ventriloques...
Parfois les muletiers du Groupe le montaient sur les chevaux. Minique saisissait enthousiasmé les brides, comme un souple jockey et se mettait à encourager les bêtes: la! la! la!
Il ressemblait à une souris sur un éléphant. Cependant il n´avait pas besoin d´un mulet pour monter à cheval. Une chaise, un balai, un bâton suffisaient pour lui donner la même illusion.
Mais la spécialité de l´enfant c´était le salut. Lorsque sa mère allait le coucher, il étendait dans l´air gracieusement sa petite main droite, en disant avec politesse: Bonsoir, Monsieur Sesma; bonsoir, monsieur Cabré; bonsoir, Miguel...
Minique était un ladin ravissant. Lorsqu´il commença à parler un peu, ses saillies étaient frappantes. Un jour mon camarade Cabré était à la boulangerie. Minique s´y était présenté tout à coup. Alors Cabré donna un baiser à l´enfant et celui-ci lui ordonna à la suite: -Monsieur Cabré, embrassez la boulangère. Mon camarade lui objecta badinement: Mais le boulanger va s´en fâcher...! Minique fit semblant d´indifférence. Naturellement il ne savait pas s´expliquer pourquoi Cabré pouvait l´embrasser tranquillement lui-même, et non la femme du boulanger. Heureux âge qui ne connaît pas la morale ni la différence entre le bien et le mal! Si Minique méconnaissait tout à fait la sainteté de la famille, il n´était pas plus respectueux pour les emblèmes sacrés de la Patrie. Un jour on apporta au Bureau du Groupe un drapeau national. Il était destiné à flotter arrogamment au-dessus de la porte. Mais Minique le prit en mains un beau matin et se mit à balayer avec lui.
Enfin, même la religion, nonobstant la religiosité de ses parents, ne méritait pour lui aucune considération.
Voici un drôle d´épisode.
C´était une après-midi de dimanche. A l´église du village, comblée de fidèles, on récitait le rosaire. Aux alentours, Madame Fabre se promenait avec Minique. Madame Fabre était une jolie et insouciante jeune fille qui n´avait jamais mis les pieds dans une église. Mais ce jour-là elle fut tentée de pénétrer dans le temple. Pour réciter aussi le rosaire...? Non. Madame Fabre était alors ennuyée. En outre, elle portait une toilette élégante. Voilà simplement les deux motifs qui la déterminèrent à pénétrer dans l´église accompagnée de Minique.
Mais introduire Minique dans le temple c´était comme y introduire le diable. En effet, l´enfant ayant vite aperçu une sonnette près du prêtre, il s´en saisit par surprise tout de suite et commença à sonner joyeusement.
Scandale général. Une vieille dévote chassa indignée du temple le petit irrévérent. Madame Fabre rougissante s´échappa. Mais Minique enleva encore dans sa fuite un vieux livre d´oraisons à une autre vieille dévote.
Alors un Enfant-Jésus dont un Saint-Joseph saisissait la main à côté du bénitier, fit un bond inattendu, gagna de même la porte de l´église et se lança lui aussi au-dehors, pour s´amuser avec les fugitifs...

*****

PHILATÉLISME

Saint-Maurice d´Ibie, le 7 juillet 1941

À Mme Jeanne Dupré et sa famille

-         Monsieur, quand voudrez-vous voir ma collection… ?
J´hésitai un instant. Ensuite, je n´attendais pas cette interpellation. Je lui dis un peu confus.
-         Ah ! Madame, excusez-moi. Dimanche prochain. Sans faute. Je vous le promets.
Cette invitation était-elle la deuxième… ? La troisième… ? La quatrième… ?
Je ne m´en souviens plus.
(Un jour d´hiver je descendais de bon matin au Bureau du Groupe, lorsque j´atteignais la route du village, une dame m´interpella d´une fenêtre.)
-Écoutez, Monsieur. Seriez-vous assez aimable de me procurer des timbres espagnols oblitérés ? J´en fais collection, savez-vous ?
- Mais oui, Madame, avec plaisir.
Dès lors, je donnais de temps en temps à cette dame des timbres oblitérés pas précisément espagnols, mais d´autres nationalités. C´était pour moi d´ailleurs une tâche facile, puisqu´un courrier nombreux arrivait chaque jour au Bureau du Groupe, et je n´avais qu´à décoller les timbres des enveloppes et les donner à la dame en passant. J´avais la confiance de mes camarades et je pouvais me permettre tranquillement cette licence.
Chaque fois que j´en donnais un à la dame philatéliste du village, d´Espagne, d`Amérique ou de la Côte d´Ivoire, une joie ingénue la saisissait aussitôt et elle m´en remerciait courtoisement.
C´était une femme très jolie cette dame-là. Je n´avais jamais causé avec elle. Pourtant elle me saluait toujours avec sympathie. Pourquoi ?  Je ne sais pas. L´instituteur m´avait dit qu´elle était une dame assez instruite, la plus cultivée des natifs du village. En tout cas, à travers la fenêtre d´une chambre de sa maison –la plus coquette du village- on voyait sur ses consoles quelques douzaines de livres qui attiraient mon attention.
         Cette dame villageoise était veuve : une veuve aisée et âgée, mais pas trop dans les deux sens. Dans sa jeunesse, elle dut être une jeune fille charmante. Malgré ses cheveux blancs, il lui restait encore l´allure droite, la souplesse de mouvements, la vivacité des yeux bleus clairs, et même une certaine coquetterie dans sa robe et dans son fard. Naturellement …
Un jour enfin je visitai sa maison. Sa fille, une jeune femme récemment mariée me fit les honneurs. Et dans une petite chambre très propre et discrète, je me suis distrait une demi-heure en examinant avec une loupe le chapeau de Mistral les Ruines de Palmyre et la Mosquée d´Omar.
         Vraiment la collection n´était pas extraordinaire. Il n´y avait aucun 1 penny carmin Maurice 1847 ni aucun 2 cent vert Hawai 1851. Cependant elle était assez nombreuse et variée pour un simple amateur. Surtout pour un amateur villageois. Naturellement la partie la plus importante de la collection était constituée par les timbres de la France et de ses colonnies. Il est vrai que la philatélie française figure parmi les plus riches de la planète.
Le philatélisme n´est pas certes d´origine française, puisque le timbre poste, sous sa forme actuelle, due à Rowland Hill, est né en Angleterre, à l´époque où la taxe postale remplaça la taxe à distance. C´était justement il y a un siècle. Cependant, jusqu´à l´an 1848 l´administration des postes anglaise ne fut pas autorisée à faire vendre aux prix de 0,20, 0,40 et 1 fr. «des timbres ou cachets dont l´apposition sur une lettre suffisait pour opérer l´affranchissement». (Décret-loi du 24 Août 1848)
Toutefois si le timbre sous sa forme actuelle n´est pas d´origine française, l´idée première du timbre-poste est attribuée à un français : de Velayer, maître des requêtes au Parlement, qui obtint en 1653 le privilège d´établir à Paris la «petite poste» et des boîtes aux lettres. Celles-ci étaient alors affranchies avec des «billets de port payé», attachés aux correspondances.
En tout cas, lorsque le timbre actuel fut introduit par l´Angleterre, un des premiers pays qui l´adoptèrent, ce fut la France. La première émission date de Janvier 1849 et portait la tête d´une jeune femme, symbole de la 2ème République française. Alors un timbre pour toute la France coûtait 0,20 fr. Aujourd´hui, 5 fois de plus! Va, nous progressons…
Je ne connais pas exactement le développement actuel du philatélisme en France. Je soupçonne pourtant qu´il doit être important, si l´on en juge par les chroniques que les revues et les journaux consacrent souvent à la philatélie; par l´existence même de revues philatéliques, comme l` «Echo de la Timbrologie», par les prix élevés que dans le marché des timbres atteignent les mêmes timbres nationaux les plus rares[1], et même par les nouvelles de Presse si pittoresques comme celle que voici:
« Paris, 10 Mai
À l´annonce de la mise en vente à l´Hôtel des Postes de la rue du Louvre, de la nouvelle série de timbre « Monaco-Bienfaisance », plusieurs centaines de philatélistes, pour être certains d´être servis, ont fait la queue toute la nuit dernière… Des philatélistes craignant de n´être pas servis, achetèrent la place des gens faisant la queue jusqu´à 400 et même 500 francs ».[2]
Eh bien ! je crois que pour passer une nuit debout, faisant la queue au clair de lune, et payer encore 500 francs en attendant simplement l´achat d´un petit carré de papier de l´Etat, il faut être un vrai philatélomaniaque… »
Eh bien ! ce penchant des français pour la philatélie…?
Je ne sais pas si du fait que le philatélisme satisfait à quelques exigences fondamentales de leur idiosyncrasie particulière. Voyons. Le collectionnisme en général –le collectionnisme amateur, bien entendu, non pas le mercantile- est un indice remarquable de certaines qualités.
De curiosité, d´abord. Et de curiosité dans tous les sens ; celui subjectif de la polarisation de l´attention vers un sujet de connaissance, celui de la rareté; et celui plus propre de la langue espagnole que de la française de l´ordre et de la propreté.
Le collectionneur est en effet un individu qui polarise spécialement son intérêt cognitif vers une classe d´objets: les rares et extraordinaires généralement, et précisément pour ce qu´il leur octroie le maximum d´attention psychologique, leur accorde de même le maximum d´attention matérielles, c´est-à-dire, de soins. Le collectionnisme est de même un indice de patience et de constance.
Une collection riche ce n´est pas la labeur d´un jour ni d´une année mais la tâche de toute la vie (Un collectionneur est une sentinelle toujours alerte autour de ses objets. C´est le chasseur à l´affût permanent de la pièce.»[3]
Enfin, le collectionnisme est un indice de vanité, puisque si le collectionneur collectionne d´abord pour soi ; il ne cache jamais ses trésors ; au contraire, il… heureux de les montrer. Montrez-moi un collectionneur dont la meilleure satisfaction ne soit pas celle d´épater les autres, de les éblouir en étalant devant leurs yeux sa collection. L´exhibitionnisme est le corollaire du collectionnisme. La Bruyère remarquait dans « Les caractères » : «La curiosité n´est pas un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique pour ce qu´on a et que les autres n´ont point. » D´où l´invitation de Démocédès, le collectionneur d´estampes –alors il n´y avait pas de philatélistes: « Vous voulez voir mes estampes… ? (De toute façon, la vanité du collectionneur n´est pas un vice rebutant, mais une condition aimable et excusable, comme la vanité des femmes). Le collectionneur est le conservateur par excellence de quelques manifestations de la culture humaine. Sans la curiosité et la patience du collectionneur, combien de manifestations culturelles seraient perdues invraisemblablement pour l´Humanité… ?
Curiosité, d´abord, exhibitionnisme, ensuite. Voilà des traits caractéristiques du collectionneur.
Voilà aussi deux traits très prononcés du caractère français. Montesquieu dans ses lettres persanes les fit déjà remarquer très gentiment[4].
Naturellement si le collectionnisme en général est un indice de quelques traits de tempérament, le philatélisme en particulier y en ajoute encore d´autres remarquables.
En effet philatélisme est dans une certaine mesure un indice d´infantilisme. C´est la prolongation du goût pour les chromes, les gravures et les estampes, propre aux enfants.
Le timbre est certainement un jouet et en a tous les charmes : celui de la couleur, celui du dessin, celui de l´évocation, celui de la petitesse. Comme les jouets pour les enfants, le timbre est un accélérateur de la fantaisie et une nourrice de l´illusion. Repasser une collection philatélique c´est voyager sur les ailes de l´imagination à travers les pays de tout le monde.
Mais pour ce que le philatélisme est un indice d´infantilisme, il est de même un signe de bonté et d´ingénuité. Pour être heureux avec un timbre il faut en effet avoir une âme pure et ingénue comme un gamin. Le goût du petit est le bonheur en marge de l´ambition. C´est le bonheur des cœurs naïfs.
Enfin, le philatélisme est un signe de cordialité et de sympathie.
Le timbre représente l´affranchissement des barrières terrestres, la suppression de la distance des cœurs, la communion des races et des peuples. Repasser une collection philatélique ce n´est pas seulement voyager, mais sympathiser ; c´est adresser un salut fraternel aux hommes de tous les parallèles.
(Voilà la psychologie du philatéliste pur, abstraction faite des circonstances individuelles. Voilà de même d´autres traits bien prononcés du caractère français. La psychologie française est dans une certaine mesure philatéliste.)
On explique donc facilement que cette dame-là du village ardéchois qui un jour m´invita à examiner sa collection philatélique, soit une femme propre, courtoise, ingénue et cordiale…





[1] Au cours des ventes de Mars 1941 à Drouot, le numéro 2, 15 c. vert oblitéré atteignait le prix de 3.735 francs pour la nuance ordinaire et 4.780 francs pour la nuance foncée. « Le Nouvelliste » de Lyon, 4 juin 1941.
[2]Le Petit Dauphinois” de Grenoble, 17 mai 1941.
[3] La Bruyère, Les Caractères, ch. XIII – De la Mode.
[4] Montesquieu, Lettres Persanes, XXIV et XXX. 


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PARALLELISME

A Mademoiselle Marie Louise Germain

Saint Maurice d´Ibie, le 25 août 1941

Elle tomba sur le village un jour de Mars. L´apparition d´une mine nouvelle dans  l´endroit était naturellement un événement. Le fait le plus simple rompt la monotonie du  paysage villageois. En outre, la mine nouvelle était celle d´une demoiselle. Et d´une  demoiselle pas accompagnée, pour accroître le mystère. Parce que toute femme seule est le   sphinx sans secret. L´homme explique la femme.

Pas le contraire.....

Qui était-elle...?

D´où arrivait-elle...?
Qu´est-ce qu´elle cherchait dans le village? Le villageois est  naturellement méfiant. Tout étranger le met d´abord en garde. C´est son  premier mouvement. Par la suite, il tombe sur lui comme sur une proie. C´est la  proie de sa curiosité. Et d´abord ce sont les femmes naturellement les premières  à tomber sur cette proie. La curiosité porte nom de femme...
Une heure après son arrivée, toutes les femmes du village connaissaient  extérieurement la demoiselle, dès la couleur de ses bas jusqu´à la forme de son  nez.
Bien entendu, aucune n´avait osé la regarder en face, mais à travers les fentes des portes et des fenêtres...
La curiosité féminine est d´ordinaire timide. La pudeur l´adoucit ou la dissimule; plutôt la dissimule. Parce qu´en réalité elle est plus pénétrante que la curiosité virile. L´homme embrasse l´ensemble; la femme les détails...
Faudra-t-il souligner qu´aucun détail échappe à la curiosité vorace des commères...?  En effet, toutes avaient déjà remarqué que l´étrangère portait des souliers noirs de daim, des  bas de soie marron, une robe lilas, un manteau couleur café et sur la tête, un mouchoir polychrome, à guise de diadème.
Je dois avouer humblement que lorsqu´elle passa la première fois devant le Bureau  du Groupe, je fus saisi moi aussi de curiosité et que je sortis jusqu´à la porte pour examiner  la demoiselle. A quoi bon le nier? Mais ma curiosité était d´un autre genre. Va, question de   sex-appeal. J´aime mieux franchement en admirer les jambes d´une passante qu´à copier  une note de service ou à enregistrer la correspondance…
Malheureusement la passante marchait à telle vitesse que je n´eus du temps que  pour jeter un coup d´oeil à sa silhouette. D´abord son type était svelte, mince et souple. C´est-à-dire qu´au moins l´inconnue avait évidemment de la ligne, la plus grande  préoccupation féminine.
Mais quelques jours après, je fis une autre remarque beaucoup plus intéressante.  Dame! l´inconnue avait aussi de la morgue. Elle passait devant nous les espagnols –  toujours vite, toujours pressée– dédaignant de nous regarder. Dans son geste il y avait  évidemment un dédain souverain. Pourquoi? Va, dans la situation où nous nous trouvions  en France, on l´explique aisément. Ça n´a pas d´importance....
En outre, peut-être n´avons-nous pas aussi les espagnols une dose assez grosse de  morgue...? Depuis Maurice Barrès, jusqu´à René Bouvier, tous les écrivains français qui nous ont observé bien ou mal, ont toujours remarqué invariablement ce trait de notre race. Chez eux, la morgue espagnole est déjà proverbiale. Mais... pas bien définie. En effet, le  mot morgue est synonyme de contenance hautaine, de réserve altière. Avons-nous cette  morgue les espagnols...? Peut-être; et sinon habituellement, au moins dans certaines  circonstances. Mais le Dictionnaire Larousse en donne cette définition: “c´est un orgueil  qui traduit par la froideur de l´expression ou la raideur de l´attitude un sentiment de  supériorité à l´égard d´une nation, d´une race étrangère ou d´une caste sociale qui n´est pas  la nôtre”. Avons-nous cet orgueil les espagnols? Mais non. Carrement: ce n´est pas  vrai.  C´est précisément tout le contraire...! 
Ni orgueil chauviniste ni orgueil de race ni orgueil de caste.
(Bien entendu, je parle de l´espagnol actuel et de l´espagnol moyen. Partout il y a  des mégalomanes, des paranoïaques, des idiots et d´autres malades mentaux.)
Mais oui, chaque espagnol a un sentiment profond de la dignité humaine, c´est-à- dire, de sa dignité d´être libre et rationnel, et aucun ne tolère et ne supporte de personne  qu´on lui en fasse diminution.
Traitez un espagnol comme un égal, c´est-à-dire, comme un homme digne et vous  l´aurez conquis immédiatement. Traitez-le en inférieur, et s´il ne sait pas vous imposer le  respect de sa dignité flétrie par la voie des faits, il vous répondra d´abord extérieurement par la réserve et intérieurement par la haine et le mépris.
Donc la morgue espagnole n´est pas une attitude offensive d´orgueil, mais défensive de sa dignité d´être rationnel.
Avait-elle aussi de la morgue espagnole cette demoiselle récemment arrivée...? Ou  simplement de la morgue française plutôt, laroussienne...?
J´ai appris par la suite que cette demoiselle était une femme cultivée, artiste, de  goûts très peu vulgaires et de sentiments très élevés. Voilà un principe bien différent de  morgue personnelle.
Bien entendu, j´estime que l´aristocratie de l´esprit ne donne jamais droit à se  montrer hautain envers les autres. Mais en tout cas c´est un motif d´orgueil plus légitime  que la race, l´argent, les titres ou la position dans l´échelle sociale.
Cependant je crois avoir surpris une explication plus profonde et rationnelle de la  morgue de cette demoiselle. Voici.
Cette jeune femme était encore célibataire. Pourtant, elle avait déjà placé au moins  une épingle à la coiffure de Sainte Cathérine. On dira: mais ça n´a pas d´importance dans le  pays des cathérinettes! En effet, dans un pays où il y a huit millions de femmes auxquelles  la vie a souvent refusé le bonheur du foyer[i] Une femme célibataire –sauf le cas d´une vocation religieuse authentique– est une existence manquée. Un homme peut remplir sa vie  en marge de l´amour, ou au moins, du mariage. Le pouvoir, la gloire, les affaires, la  réalisation d´un idéal social, artistique, etc. suffisent pour cela. Mais pour la femme le cas  n´est pas pareil. Même la gloire qui comble la vanité naturelle de la femme, ne suffit pas à  remplacer l´amour. Une femme intelligente et célèbre, Madame Staël écrivit un jour cette  phrase amère: “La gloire pour une femme ne saurait être que le deuil éclatant du bonheur[ii]. Et en effet, elle fit un mariage d´amour avec un jeune officier, blessé de guerre. Même sa  liaison avec Benjamin Constant n´avait pas suffit à remplir son coeur. La femme est  toujours le foyer et les enfants.  
Et pourquoi cette demoiselle restait encore célibataire...?
Qui sait! D´abord, elle n´était pas laide: elle avait un beau type; elle s´habillait avec  goût; elle était riche ou au moins, aisée; elle ne semblait pas antipathique.
Mais... oui: elle n´était pas –il semble– une femme vulgaire.
Voilà le malheur!
Anatole France a écrit qu´il fallait souhaiter la médiocrité pour les personnes que  nous aimons. Pourquoi? Parce que seuls les êtres médiocres savent être heureux. Une  personne pas vulgaire ne se contente pas du vulgaire. Surtout dans l´amour.  Malheureusement il n´est pas facile de trouver autre chose...!
Une amie française me demanda un jour sceptiquement: “Croyez-vous que le Grand  Amour existe..?” La demande –faite précisément par une jeune fille dont la vie n´avait pas  encore pu briser les illusions– me sembla d´abord un vrai blasphème. Puis j´ai compris que  c´était une preuve de sagesse... Et comme elle était très sage, elle termina sa vie  sentimentale épousant[iii] un jeune homme quelconque, rencontré par hasard. Je ne sais pas  encore si avec un petit amour ou avec aucun amour.  
Mais ici ça ne fait rien. Le mariage n´est pas d´ordinaire une affaire sentimentale,  mais commerciale. Il y a une Bourse de mariages qui fonctionne comme la Bourse  mercantile, et dans les journaux et dans les revues les plus sérieuses et même catholiques,  apparaissent journellement des nombreuses offres et demandes de mâles et de femelles de tout poil, de tout prix et de tout âge....
D´autre part, les articles 212, 213 et 214 du Code civile français dont la lecture est  indispensable pour la célébration d´un mariage, parlent d´abord de secours, d´assistante, de  protection, etc., mais pas du tout d´amour. Et tout cela on peut aisément l´obtenir même par  un mariage engagé par une annonce dans la Presse, entre des offres d´animaux et des demandes de meubles...
Sans doute, notre demoiselle n´était pas disposée à être acceptée comme ça et  préférait rester célibataire.
D´où sa morgue: une morgue moitié mélancolie et moitié dépit...
Et sa ville. Bien sûr, elle craignait –et pas à tort– d´attraper trop de boue à travers  les rues....
C´est pour ça que, malgré le dédain avec lequel elle regardait les espagnols –et qui  n´était au bout du compte que dédain pour tous les hommes-, moi par contre je commençai  à la regarder avec bienveillance, au bout de quelque temps. Sans le savoir, sa vie intime glissait sur ce plan par rapport à la mienne,
Parallèlement...
Parallèlement...
Parallèlement....





[i] Henriette Chandt, El celles qui ne sont pas de mères...? Paris-Soir du 10 Août 1940.
[ii] Corinne. L´officier suisse Albert de Rocca l´épousa en 1811. Le mariage fut une revanche de ses amours malheureux avec Constant et de son premier mariage de convenance avec le vieux baron de Staël-Holstein, ambassadeur de Suède à Paris avec lequel elle eut des enfants.
[iii] Suzy Valats.


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LA JEUNE FILLE AUX YEUX NOISETTE

A Mademoiselle Marie-Antoinette Proby

St. Maurice d´Ibie, le 16 Août 1941

Alors j´étais dyspeptique et amoureux; c´est à dire, j´avais mal à l´estomac et mal au coeur. Michelet a écrit que l´homme tombe souvent malade d´indigestion et la femme, d´amour. Peut-être cela est vrai pour les hommes et les femmes, nés entre les 42º et les 51º de latitude septentrionale. Mais un autre écrivain français s´exprimait deux siècles avant: “Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.” Au bout du compte, question de parallèles et.... de nerfs. Nous avons généralement les nefs tendus, nous les espagnols, et moi spécialement: je suis le parfait névropathe.
Une petite amie intime m´écrivait en ce moment: “Si j´étais près de toi, tu ne serais plus malade...” Probablement. La femme est comme les vaccins: le même virus tue et guérit. C´est pour cela que Heine conseillait pour le mal d´amour le procédé homéopathique. Mais je n´aime pas trop les vaccins. Et en outre, je n´avais pas alors de quoi me vacciner. Le Docteur du Groupe m´avait dit que j´avais besoin de me distraire. Mais au lieu de me distraire au dehors, je le faisais au dedans. Tout le contraire. Je suis un peu misanthrope, plutôt, intraversé. Je regarde plus souvent ma conscience que le monde extérieur. C´est pour ça que j´aime la solitude et que je reste encore célibataire.
Mais “Vae solis!” – dit l´Écriture Sainte. Surtout des isolés cordialement. Et je le sais par expérience. D´où j´éprouve de temps en temps la nostalgie de la femme. Feminopolis est la patrie de mon coeur, comme celle de tous les hommes normaux. Et pourtant j´en reste exilé volontairement. C´est tragique.
C´était alors précisément un moment culminant de cette tragédie. Ma santé s´en ressentait visiblement. Moi je ressemblais à une figure tourmentée de Domenico Theotocopuli: visage pâle et affilé, et yeux brûlants de fièvre. Pas un homme. Un spectre.
En outre, c´était le mois de Juin. Le soleil frappait terriblement. Le village, plongé dans un puits à murs montagneux, réverbérait comme un four. Heureusement c´était facile d´escalader les montagnes voisines et d´échapper à la chaleur.
Une jeune fille étrangère arriva alors au village. Elle était mince, jolie et petite, comme une tanagra.
Aristote disait que les femmes petites ne sont jamais jolies. Pourquoi? Va, Aristote était calé en Métaphysique; mais pour les femmes, il était un illettré. L´amour est la complaisance dans le bien – ajoutait-il. Drôle de philosophe! Il ne connaissait pas les femmes ni l´amour.
La petite fille était belle est séduisante, malgré l´avis de tous les sages péripatéticiens. Son visage arrondi, ses cheveux châtains, ses lèvres fines, son teint frais, sa vivacité, son allure, ses robes, tout répandait autour d´elle comme un fluide subtil de fascination et de charme.
Alors qu´elle se promenait en vélo par le village, habillée d´une robe crêpe de Chine imprimée, ressemblait à un papillon de rêve.
Cependant pour moi, c´étaient ses yeux expressifs son principal enchantement. La belle petite étrangère avait des yeux noisette étincelants. Des yeux pas tout à fait français. En effet j´ai appris par la suite qu´un de ses ascendants était espagnol. Voilà.
La femme française a des yeux doux: l´espagnole, des yeux provocateurs. Les premiers appellent; les deuxièmes frappent. Les regards de la française caressent, les regards de l´espagnole enflamment...
Eh bien, les yeux de la jolie fille étaient entre les deux: ils participaient à la fois de la douceur française et de l´éclat espagnol: caressaient et étincelaient.
Aucune couleur plus à propos précisément pour exprimer ces nuances que la couleur noisette. Les yeux verts expriment du mystère; les bleus, de la sérénité; les noirs de la passion; les noisette de la douceur. Mais les noisette étincelants prennent à la fois la couleur du miel et de la flamme: câlinent et brûlent ensemble. Voilà pourquoi cette petite demoiselle qui un jour arriva à St. Maurice d´Ibie toucha dès le premier moment mon âme endolorie. Ses yeux noisette étincelants promettaient en effet aux jeunes hommes du miel et de la flamme. C´étaient des yeux franco-espagnols, pénétrants et mignons.
Alors j´étais dyspeptique et amoureux. J´étais malade et sombre. Mais quand elle passait près de moi, elle me regardait toujours avec sympathie et me saluait cordialement. Ses regards doux, perçants, en traversant les nuages de ses cils et ses sourcils, effaçaient de mon âme la nuit, comme les rayons d´un soleil levant. Et je sentais illuminer mon coeur une lumière d´aurore de printemps et y entendre un hymne matinal, comme celui du Peer Gynt de Grieg...


****

L´écrivain exilé

8 septembre 1941
A Monsieur Manuel Sesma
Écrit ou corrigé par Marie Germain

Elle vint au village alors que le printemps jetait des chansons dans les nids et accrochait des fleurs aux buissons et aux amandiers. Une demi-heure après son arrivée elle partait dans la campagne à la recherche des genêts d´or. Elle allait aborder les dernières maisons du petit village lorsqu´elle aperçut un groupe de travailleurs espagnols. A la vue de ces exilés, son coeur se serra. Elle les regarda avec pitié.
Eux, à son approche, avaient relevés la tête. Subitement, elle vit sous ces yeux vifs braqués sur elle et qui la regardaient venir. Alors qu´elle passait devant eux une expression osée frappa ses oreilles et des rires vulgaires et forcés l´accompagnaient.
Elle, si réservée, se détournant, rougit violemment, puis fièrement, releva la tête comme si leurs sarcasmes ne l´atteignaient pas, et passa très vite.
Elle continua sa promenade et après quelques minutes de marche dans la campagne, avait retrouvé son air calme et naturel. Elle atteignit bientôt le maquis et s´y promena longtemps, très longtemps. Le chaud soleil de mai faisait craquer le corselet vert des bourgeons, les oiseaux chantaient et les fleurs s´ouvraient, combien d´heures passa-t-elle ainsi à jouer de la nature en fête?  Nul ne le sût! Mais quand elle revint au village, la grande nuit était venue. Elle atteignit les premières maisons mais la scène vécue quelques heures auparavant lui revint en mémoire. Alors, elle reprit son attitude hautaine comme si les étrangers avaient pu l´observer encore.
En arrivant devant le Bureau du Groupe de Travailleurs espagnols, elle vit avec étonnement la pièce éclairée. Malgré l´heure tardive, un homme était là, solitaire, la tête dans les mains, il avait l´air de songer. A qui? A quoi? Mystère!!
Le lendemain, à la même heure, elle repassa. Il était toujours là, mais il écrivait. Plusieurs soirs de suite, elle le revit ainsi et toujours seul!! Qui était cet homme? Alors curieuse et étonnée, elle questionna ses amies. On lui répondit: C´est le Professeur!! Le Professeur??
Alors on lui dit que cet homme était un professeur célèbre dans une grande Université de son beau Pays. La Révolution était venue. Il s´était battu pour son Idéal! (Il avait même sauvé la vie à deux de ses amis, dont les idées ne correspondaient pas aux siennes). Puis, la défaite était venue. Il avait été vaincu. Il était maintenant en exil en France. Et lui, le célèbre professeur était là au bureau du Groupe, où il copiait les notes de services et enregistrait la correspondance.
Elle sut que le soir tard, tandis que le village s´endormait, le professeur revenait au bureau et après quelques minutes de rêverie,... devenait... écrivain! Cette explication à peine terminée on lui mit dans la main un petit cahier manuscrit, couvert d´une écriture fine et serrée. Elle lut. Elle découvrit des récits tour à tour émouvants comme “L´aïeule”, délicieux comme “l´Histoire du petit Minique”, délicat et touchant comme “Il neige”.
Alors, elle comprit, ce solitaire, comme s´il avait eu la pudeur de ses purs sentiments d´âme, et la honte d´être vu par ses compatriotes dont un abîme de sentiments le séparait, se cloîtrait, seul, en face de ses souvenirs. Pour lui, quelle souffrance d´être séparé de sa famille bien-aimée, de son pays. Dans son âme, devaient se lever tous les souvenirs de sa vie espagnole d´autrefois, heureuse, libre, fière, indépendante!
Il devait être seul, effroyablement seul, quelle chose amère et cruelle, de n´avoir pas ici un véritable ami, ni personne à qui se confier! Soudain, une phrase d´un ami écrivain lui monta aux lèvres: “Rappelez-vous qu´au-dessus de la souffrance, il y a toujours une mélodie.”
Maintenant elle comprenait encore mieux! Cet homme, cet exilé avait aussi sa mélodie, c´était: écrire! Et oui, à force d´enfouir toute sa souffrance dans le secret de son coeur, il n´y pouvait plus tenir, son coeur débordait, éclatait, alors, sur les pages blanches son coeur s´épanchait. Tout ce qu´il ne pouvait dire, tout ce qu´il taisait, tout cela jaillissait sous sa plume. Alors, elle se l´imagina penché sur son bureau, écrivant...
Maintenant qu´il écrivait, cet homme n´était plus le même que celui qui passait rêveur, hautain et mystérieux dans les rues du petit village! Plus le même visage, plus le même regard. Maintenant l´exilé avait un visage ardent, aux yeux pleins de lumière et de force! C´était aussi son coeur qui battait, sa bouche qui parlait. Il semblait transformé en jetant sur le papier son âme revivifiée.
Peu à peu, les phrases qu´il écrivait, lui allaient au coeur, l´apaisaient et l´enveloppaient d´un charme!... Mais, demain matin à l´aube, le rêve aura cessé, le charme sera rompu!! Et combien sa vie brisée lui semblera plus dure lorsqu´il reviendra à la réalité!! ... Pour essayer de le réconforter. Oh, comme elle aurait, alors, voulu aller vers lui! Mais lui, comme l´accueillirait-it? Une étrangère, une inconnue!

Alors, simplement, ayant fermé comme à regret, le manuscrit, elle s´agenouilla et pria longuement la Madone pour l´écrivain exilé!

                                                           ****

RENTRÉE

Saint-Maurice d´Ibie, 30 septembre 1941


Que les vacances sont vite passées! Pourquoi les minutes de bonheur ont seulement soixante secondes, tandis que les minutes mornes et les minutes fades ont toujours soixante siècles...?
Voilà la plainte amère qui montait du fond de l´âme de la jeune et jolie institutrice, retournant tristement un jour d´Octobre à sa petite école de campagne. Au fur et à mesure qu´elle s´approchait du hameau minuscule, égaré dans les monts de Lacaune, son coeur sensible se serrait avec angoisse, comme celui d´un condamné à mort en route pour l´échafaud.
Que la joie de ses vacances s´était vite évaporée! Que Roanne, que Vichy, que Lyon, que St.-Etienne, que St.-Céré, que Gaillac, enfin que toutes les villes où elle avait séjourné pendant l´été, paraissaient en ce moment lointaines....
L´automne s´insinuait mélancoliquement. Les feuilles commençaient à tomber des arbres, et les illusions de son coeur.
Le moment redouté de la rentrée des classes était enfin arrivé.
La rentrée! La rentrée! L´ancien spectre de sa vie scolaire!  Pourtant comme elle la regrettait en ce moment...! Car alors qu´elle était étudiante, la rentrée des classes était certes un peu morne, comme l´est toujours la perte de la liberté. L´ecole, les livres, les pionnes, les professeurs, la discipline, la cloche,..., voilà autant de choses agaçantes, inventées je ne sais par qui, pour ennuyer les étudiants.
Mais si elle retrouvait alors ces empêchements, en revanche elle rencontrait aussi ses camarades, ses amies, la jolie capitale du département, ses allées, ses cafés, ses jeunes gens, ses dancings, ses cinémas, enfin toutes les attractions que la vie des villes offre toujours à la jeunesse et notamment à la jeunesse scolaire.
Tandis qu´à présent... quelle perspective s´ouvrait devant ses yeux? Quatre maisons misérables –quatre maisons littéralement!– perdues dans la montagne et une vie d´isolement, d´abandon, de cauchemar, en marge des commodités les plus élémentaires de l´existence.
Perspective sombre! Horizon de désespoir!
Au lieu de Paulette, de Geo, de Suzy, des bruyantes condisciples d´autrefois, les neuf gosses sales et rustiques de la classe de l´endroit. Au lieu du bâtiment moderne et confortable de la Normale, une tanière sinistre et étroite avec des gouttières qui laissent entrer le vent....
Au lieu des allées de la ville, le fumier qui coulait devant l´école – Au lieu des dancings, des cafés, des cinémas, les loups de l´ouragan et les matins du froid harcelant, la solitude des soirées interminables et silencieuses, au coin du feu d´une cuisine misérable....
Et tout cela pendant tout l´hiver, plutôt, pendant dix mois!
Mon dieu, mais quel crime avait-elle commis la pauvre gosse, pour enterrer sa jeunesse, sa beauté, ses vingt et un ans, dans ce trou de poignant cauchemar...?
Quand elle commença à parcourir lentement la dernière station du chemin qui l´amenait directement à l´endroit, la pauvre jeune fille éprouva la sensation de remonter la pente du calvaire où elle allait crucifier son existence. Chaque lacet de cette pente serpentine, longue de sept kilomètres, était comme un lacet noué à sa gorge et la traînant brutalement vers son triste Golgotha.
Parfois elle essayait de réagir courageusement, mais c´était une entreprise supérieure à ses forces. Le cafard l´emportait sus ses élans.
Il y a un an, elle avait fait le même chemin, mais pour la première fois, elle ne connaissait pas encore le village. Elle allait y débuter comme institutrice. Elle avait encore naturellement toutes les illusions du débutant.
Mais à présent..., elle n´avait dans son imagination que le fantôme effrayant de la vie menée là-haut l´année écoulée, pendant 334 journées. Et elle allait recommencer ...! C´était navrant.
On parle souvent de sacrifices... – Oui. Le soldat qui fait don de sa vie obscurément sur les champs de bataille, est un sacrifié. On le glorifie.
Le missionnaire qui fait don de sa vie obscurément dans une tribu lointaine de sauvages, est un sacrifié. On le sanctifie.
Le savant qui fait don de sa vie obscurément dans un laboratoire de recherches scientifiques est un sacrifié. On l´immortalise.
Mais qui a pensé à glorifier, à sanctifier ou à immortaliser; qui a pensé même à rappeler ces obscures héroïnes des écoles de campagne qui font don de leur jeunesse, de leur beauté, de leur existence, pour allumer l´âme ténébreuse d´une demi-douzaine de gosses misérables, perdus au fond d´un vallon désertique ou sur le sommet d´une montagne.
L´arrivée au hameau miniscule, fit à la jeune institutrice l´impression d´un écroulement. Lorsqu´elle traversa le seuil de son taudis, elle sentit en effet en elle comme si s´écroulaient sur son coeur tous les gros blocs de pierre grise de ses murs et toutes les dalles d´ardoise de son toit. Elle était comme aplatie, écrasée sous le poids de la tristesse, se laissa tomber comme une morte sur le lit de sa petite chambre, elle éclata en sanglots, elle pleura ... – Elle pleura silencieusement longtemps...
Mais.....
A quelques centaines de kilomètres, elle avait un ami – “Un ami véritable – a écrit Joseph de Maistre – est au pied de la lettre un conducteur qui soutire les peines.”
Eh bien, cet ami lointain était un ami véritable; c´est à dire, un conducteur de la souffrance. Ah! il connaissait déjà par propre expérience toutes les grimaces de la tristesse, de la douleur et de l´infortune. C´est pour cela qu´au lendemain de sa rentrée, elle reçut une lettre de cet ami, rédigée dans ces termes éprouvants.
Du courage, ma petite amie! Ne te laisse pas aller au désespoir. Regarde avec sérénité autour de toi. Te crois-tu plus malheureuse que les jeunes filles qui demeurent à Paris...? Nous vivons des temps d´Apocalypse. Des millions et des millions d´êtres humains souffrent actuellement en Europe encore plus que toi. Tout le continent est à présent en deuil. Dès le cap La Hague au cap Matapan, l´horizon est un terrible cauchemar. Pourquoi toi seule serais en ce moment une exception de joie? Mais le cauchemar disparaîtra bientôt. Pour toi, pour moi, pour tous ceux qui pâtissent inconsciemment. De la patience et de l´espérance...
Du courage, ma petite amie! L´infortune est une occasion Une occasion morale. Une occasion de tremper  le coeur, de forger le caractère et d´élever notre âme. Profites-en...
Du courage, ma petite amie! Au-dessus de la brume du malheur, flotte toujours l´écho sublime d´une mélodie prometteuse. C´est la mélodie du sacrifice, de la vaillance, de l´orgueil et de la satisfaction intérieure; c´est la chanson triomphale de celui qui, harcelé par toutes les forces déchaînées de l´orage, sent en lui une énergie supérieure et indomptable, capable de braver sereinement la foudre et l´ouragan...
Du courage, ma petite amie! Tu es une héroïne. Oui. Une héroïne. Ne l´oublie pas. Une héroïne comme le soldat, comme le missionnaire, comme le savant, qui font don de leur vie généreusement. Montre-toi à la hauteur de ton rang....
-         Du courage, ma petite amie, toujours du courage, encore du courage!
Mais...
-         Si tu éprouves quelquefois de la défaillance, mon amie chérie, au bout du compte, toujours faible femme....,
si assise quelques soirées au coin du feu, tu ressens dans ton coeur le froid de la jeune femme, oubliée ou délaissée/abandonnée..., regarde bien dans les braises du foyer: la plus brûlante est mon coeur ardent qui échauffera le tien...
     Si en ouvrant par une nuit sans lune la fenêtre de ta chambre, tu ressens dans ton coeur les ténèbres de ta vie plongée dans la noirceur, regarde bien l´étoile la plus brillante du firmament; c´est mon regard qui allumera le tien...
     Si pelotonnée contre les draps de ton lit, tu te réveilles une aube congelée, et ressens dans ton coeur le vide désolant de ton existence solitaire, attends les premiers rayons du soleil levant: ce sont des chauds baisers, jaillis du coeur, que mes lèvres t´envoient.....




[1] Lettre numéro 58.
[2] Albi, le 6 mai 1939, première lettre de Suzy.
[3] Cruzi le 20 novembre.
[4] École Normale d´Albi (Tarn)
[5] Lettre numéro 22.
[6] Cruzi.
[7] Cruzi
[8] Lettre nº 58.

CARREFOUR

Saint-Maurice d´Ibie, le 17 novembre 1941

Le lendemain, Mademoiselle aurait vingt-deux ans.
Vingt-deux années déjà...!
Cette nuit donc, elle ne put s´endormir jusqu´à une heure avancée. Une grave pensée lui tournait dans la tête: “Demain j´aurai vingt-deux ans...! » Qu´elle grave pensée en effet!
Les vingt-deux ans représentent souvent pour la femme le carrefour de son existence. Beaucoup s´y arrêtent soudain étourdies et déconcertées. Dorénavant elles cacheront systématiquement à tout le monde leur véritable âge. Et même, au besoin, elles se mettront d´accord avec leurs amies, pour assurer la duperie. Qui ne connaît la classique boutade de Madame de Sévigné à la princesse d´Harcourt, née le même jour que l´épistolière? “Madame, mettons-nous d´accord une fois pour toutes. Quel âge voulons-nous avoir...?»
C´est drôle. A 22 ans, une jeune fille se considère âgée; à 50 ans, une grand-mère se répute jeune...!
Et parfois, en réalité, pas à tort.
Vous avez l´âge de vos énergies” – a écrit Claude Farrère. Mais cela est vrai pour l´ homme. Pour la femme je dirais plutôt: “Vous avez l´âge de votre beauté.”
Et combien d´automnales sont parfois plus charmantes et même plus jolies que bien des jeunes filles...? Rappelez-vous les automnes d´une Diane de Poitiers ou d´une Juliette Récamier.
Jusqu´à ses vingt ans, l´anniversaire de sa naissance avait été pour notre jeune institutrice une journée de fête, une journée de rêverie. C´est naturel. A cette époque, elle ne pensait qu´à s´amuser. Et à grandir, bien entendu; c´est-à-dire, à rêver. Comme toutes les fillettes. 
Mon Dieu, qu´elle avait hâte, une vraie hâte, de devenir une femme! Pourquoi...? Le fruit vaut-il mieux que la fleur...?
Alors une année de plus était une étape de moins à brûler dans sa route vers la vie, vers l´amour, vers la félicité...
Du moins, pensait-elle ainsi ingénument cela. Surtout à l´aurore de la puberté.
Quinze ans..., seize ans..., dix-sept ans.
La métamorphose la plus brillante de la femme: de gosse en jeune fille, de bouton en rose, de chrysalide en papillon...
Avec quelle émotion inconsciente, mais voluptueuse, elle suivait cette transformation! C´était l´épanouissement de la fleur; c´était le jaillissement du printemps. Ses seins s´arrondissaient comme des magnolias; ses lèvres rougissaient comme des cerises; ses mains fleurissaient comme des nards; ses hanches prenaient le galbe des amphores; ses jambes, la sveltesse des colonnes...
C´était le rayonnement de la chair et l´aurore de la volupté... Ses courbes s´accusaient, ses sens se réveillaient, son coeur s´ouvrait... Lorsqu´en ôtant son peignoir bleu, elle se regardait le corps entier dans la glace de son armoire, il lui arrivait souvent de s´extasier sensuellement dans la contemplation de sa beauté, comme une Venus coquette et nonchalante.
Bien entendu, elle ne pensait à cette époque-là qu´à conquêter badinement. C´étaient aussi les ans des premiers flirts, des premiers bals, des exhibitions dans les allées publiques et dans les salles de spectacles, des rêves fantastiques, aux princes bleus et aux galants de cinéma...
Quant à ces derniers, son acteur préféré était l´américain Gary Cooper. Elle avait une grande photo de ce galant dans son armoire.
Comme c´était normal, l´anniversaire de sa naissance était pendant ces années d´enchantement, une journée de fête, de griserie, d´enivrement. On trinquait avec la coup d´or de la jeunesse, pour la réalisation à court délai, des fantaisies les plus charmantes...
Pourtant...
Le 18ème anniversaire de sa naissance ne fut plus, pour la première fois, une journée de joie, mais occasion de larmes. Elle pleura. Pourquoi..? Ah! pour la première fois, il n´était pas une journée de fête, mais un jour comme tous les autres: un jour de classe. Parce qu´elle était déjà une normalienne. Elle faisait alors sa première année à l´École. Et pour la première fois, elle n´était gâtée de personne. Mais cela était-il admissible...? Mais cela n´était-il pas révoltant?
Quelle naïveté!
Son 19ème anniversaire ne fut pas non plus bien gai. Elle sanglota aussi. Et plus amèrement encore. Son coeur était brisé. La première déception amoureuse venait de la frapper. C´était le deuil de son premier amour. Un gars étourdi et beau lui avait dit cette année-là: “Je t´aime. Je t´aimerai toujours...” Et elle l´avait cru avec l´ingénuité de la pucelle. Cependant quelques mois après, il l´avait tout à coup délaissée sans dire un mot, sans une explication, de la façon la plus cruelle...
Le 20ème anniversaire ce fut la guerre, plutôt, ses prolégomènes.
Ainsi dans son coeur. Un deuxième amour avait succédé au premier. Un deuxième amour et... une troisième affection. De quel genre..? Elle ne le savait pas encore. C´était une affection vaporeuse, mystérieuse, indéfinie, étrange; mais chaude, profonde, enveloppante...
Pour la première fois, elle reçut ce jour-là une félicitation ravissante.
Au dos d´une carte postale, dessinée exquisément à la main, on lui adressait un petit poème:
Une fille de vingt avrils...?
Voici
Un lis qui entr´ouvre sa corolle
aux rayons tièdes de l´Aurore...

Un papillon brodé en soie
qui va des roses aux étoiles...

Une séduisante Aphrodite
qui sort des écumes marines...
........................

Ce jour-là, elle ne pleura plus. Elle fut ravie et troublée à la fois. Oui, troublée aussi. Parce qu´à la frontière de son coeur, comme à la frontière de son pays, elle prévoyait confusément les préparatifs d´un grand combat...
Au 21 anniversaire, la catastrophe de son pays s´était accomplie.
C´était le déluge... Pourtant elle avait trouvé une petite arche: sa première école. Parce qu´elle était déjà une institutrice: la Demoiselle de l´endroit. Et ce jour-là précisément, elle réussit à assurer l´équilibre stable de sa petite nef, au milieu du naufrage universel. L´Inspecteur s´y présenta à l´improviste et lui fit passer son certificat d´aptitude. Elle fut reçue. 
1941. Le drame de son pays s´était aggravé. On crevait de faim. Et de fusillades. La paix provisoire de l´armistice ratait...
Et sa vie, aussi d´après ses calculs, elle devrait se marier pendant le courant de cette année. Au moins de Juin... Au mois d´Août... A la fin, rien du tout. Elle restait encore célibataire.
La guerre atteignait aussi le maximum de pathétisme. L´Europe craquait. Deux adversaires, représentant deux mondes différents, deux concepts opposés de la vie, se la disputaient...
Ainsi dans son coeur. L´affection mystérieuse d´antan s´était cristallisée. C´était l´amour-passion. Et à présent c´était dans son coeur faible le combat acharné de deux amants: le gars et l´homme. C´est-à-dire, les sens et le coeur, la force et le talent, le présent et l´avenir, le réel et l´idéal...
L´année 1941 approchait de son terme. Et elle était justement en ce moment à la veille de ses vingt-deux ans.
-         Demain j´aurai vingt-deux ans...!
Cette nuit sa belle tête ne faisait que tourner sur l´oreiller. Son cerveau brûlait. Son imagination n´était qu´un carrousel d´idées.
Demain vingt-deux ans...!
C´était le carrefour de son existence.
Qelle voie prendre...?
Quoi faire...?
S´arrêter...? Attendre...? Marcher...?
Le doute la suffoquait comme un serpent. L´incertitude la saisissait.
A la fin, sous le poids de la fatigue, elle s´endormit profondément.
Pourtant sa dernière pensée fut cette certitude consolante:
“Demain, je recevrai d´un petit village ardéchois, un cadeau joli et touchant.





[1] Suegra del alcalde de Saint-Maurice d´Ibie, Louis Arzac. 

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