jueves, 21 de enero de 2016

La première violette

LA PREMIÈRE VIOLETTE


Saumur, le 5 avril 1946

À Mlle. Marie-Madeleine Kilbert

MANUEL GARCÍA SESMA

         L´hiver 1945-46 en Anjou fut spécialement morne et nébuleux. On aurait cru habiter une région côtière du Nord. Pendant le mois de Février surtout, le soleil ne se montra pas un seul jour. J´étais marri et énervé. Cela me rendit même malade. Où se cachait-il, le soleil d´Espagne…?
         Enfin le temps changea subitement dans la dernière semaine de Mars. Un soleil flambant fit son apparition. Il commença même à faire une chaleur suffocante, hors de saison. Cela détermina brusquement l´éclosion de printemps. Du jour au lendemanin la nature se transforma.
         Les arbres se couvrirent de bougeons et les premières fleurs ouvrirent leurs corolles. Alors je commençais à fréquenter à Saumur le Jardin des Plantes. C´etait ma promenade favorite à la saison fleurie. Les quelques jours de soleil brûlant suffirent à changer l´aspect du parc. Il commença lui aussi à se parer avec coquetterie de ses atours les plus élégants. Ce n´était pas encore sa toilette splendide de l´été, mais une sorte de pimpant déshabillé.
         Les massifs de l´entrée, couverts de petites “viola cornuta”, de grandes pensées fascination et de tulipes roses et blanches s´irisaient sous les rayons du soleil, comme les rosaces d´une cathédrale.
         Les plates-bandes, sillonnées de giroflées rouges et jaunes, de myosotis et d´herbes de la Trinité, brodaient les rebords des pelouses verdissantes comme ceux de la jupe d´une auvergnate.
         Et au fond de la partie basse du jardin, des rhododendrons, des aucubas et des camélias étendaient leurs bras fleurissants comme des candélabres d´améthyste, de rubis et d´opale.
         Les premiers boutons d´or et paquerettes émaillaient les boulingrias comme des perles.
         Et les premières grappes de lilas parfumaient l´air comme des encensoirs. J´aime passionnément les fleurs et j´en aurait cueilli de bon gré plus d´une fois. Mais des écritaux de la Municipalé prévoyant cette sorte de tentations, prévenait à chaque pas les promeneurs: “Défense de cueillir des fleurs.”
         C´est normal: les fleurs des jardins publics appartiennent à tout le monde, donc à personne.
         Toutefois il y a un printemps de petites fleurs que l´on peut cueillir un peu partout, sans transgresser les ordonnances municipales. Par exemple, les violettes. J´affectionne spécialement ces fleurs à cause de leur couleur et de leur parfum, de leur petitesse et de leur symbolisme. La violette est l´emblème de la modestie. Elle l´est aussi pour les amants l´emblème de l´amour caché. La violette veut dire dans leur langage: “qu´on ignore notre amour!. À quoi bon afficher ses plus chers et intimes sentiments…?
         Les violettes poussent discrètement partout: aux prairies et au long des haies, au pied des vieux murs, dans les buissons et les bois, au fond des ravins et aux bords des chemins. Aussi en me promenant solitairement au Jardin des Plantes, une de ces premières après-midi du printemps 1946, comme j´étais soudain saisi d´un vif désir de cueillir des fleurs, je me mis à chercher des violettes dans les talus attenants au Clos Coutard. Mais à ma grande surprise et désillusion, je n´en trouvai pas une. Ni là ni dans le reste du parc. Comment! Serait-il posible que, dans tout le Jardin des Plantes, une seule violette n´eût pas encore poussé…?
         Déjà je desesperáis d´en découvrir, quand au creux d´une pelouse déclive de la terrasse supérieure, j´aperçus une jeune fille. Elle était assise sur le gazon; à l´ombre d´un grand marronier, en train d´étudier. C´était une élève du Collège Yolande d´Anjou: une des plus folies collégiennes de Saumur. Ce n´était pas la première fois que je la rencontrai et qu´elle attirait mon attention; mais en la regardant à cette ocasión, dans le cadre éclatant du Jardin, je la trouvai plus charmante que jamais. Toutes les fleurs et les couleurs du parc paraient harmonieusement sa silhoutte gracieuse et délicate. Elle portait une jupe bleue myosotis et une jaquette blanche rhododendron. Sur ses joues fleurissaient des camélias roses et dans ses yeux, des pensées fascination, Ses mains étaient des fleurs de laurier teint et ses cheveux, des gerbes de giroflées. Son buste se dressait comme une tulipe, sa bouche était un grain d´acucuba et parfumait l´air comme un lilas.
En la surprenant sous ce décor, ma vue se réjouit, ma fantaisie exulta et mon coeur bondit et s´exclama:
         -Mais la voilà, la première violette du printemps…!”
         Naturellement, après cette charmante découverte, je ne poursuivis plus mes recherches. Où aurais-je pu trouver ailleurs et aspirer ce soir un bouquet de violettes plus frais et plus pimpant…?


jueves, 7 de enero de 2016

Les dames de Monstsoreau, 1944



LES DAMES DE MONTSOREAU

DE SAINT-CYR-EN-BOURG À CANDES
OU
MA PREMIÈRE EXCURSION EN BICYCLETTE

St-Cyr-en-Bourg, 5 août 1944
(Manuscrito: Saumur, 28 février 1946, jour de neige.)

Manuel G. Sesma


J´avais toujours eu la bicyclette en horreur. C´est curieux. Pourquoi? Je ne sais pas exactement. Demandez à une femme pourquoi elle a peur des souris, ou à un gitan pourquoi il a horreur des couleuvres. En Espagne, on avait essayé, à plusieurs reprises, de m´apprendre, mais en vain. Il fallut y renoncer. Décidement j´étais incapable de manier cette sorte de machine. Mais un jour, une jolie angevine me pria:
-         “Il faut que vous appreniez à monter à vélo. Ainsi nous pourrons faire des excursions.
Les environs en valent la peine: Saumur, Dampierre, Parnay, Montsoreau, Candes, Montreuil-Bellay, Fontevrault... Vous qui aimez les lieux historiques et pittoresques, vous serez ravi de connaître tous ces endroits. Je vous servirai volontiers de cicérone.”
En effet, j´avais envie de visiter toutes ces localités, mais surtout j´étais désireux d´accompagner la jeune fille. On devinera les motifs. Elle me plaisait...
Croira-t-on qu´une semaine après je savais déjà rouler en bicyclette? C´est drôle. Je pense que si elle m´avait demandé de voler en avion ou de danser à genoux un swing, j´aurais appris avec la même rapidité. Il faut cependant ajouter que je ne réussis pas sans peine. Au bout de trois jours de tentatives infructueuses, je me décourageai et je décourageai mon manager. Impossible de démarrer tout seul ou de garder l´équilibre plus de deux minutes.
-         “Mais comment! – m´apostropha la jeune fille. Serez-vous capable d´y renoncer...?
“Y renoncer” c´était surtout renoncer à l´accompagner.
Je rougis, je me révoltai contre ma bêtise et ma maladresse et je me jurai d´apprendre le lendemain même, dusse-je me casser le nez. Et en effet, le lendemain même, je réussis, sans me détériorer aucun membre: seulement un heurt contre un mur, un violent dérapage et quelques égratignures sur le bras droit.
Quand la jeune fille rentra le soir chez elle, je me hâtai de lui communiquer la bonne nouvelle.
-         “Alors serez-vous capable d´aller dimanche prochain jusqu´à Montsoreau..? – me dit-elle.
-         Mais oui, Mademoiselle. Et si vous le voulez, jusqu´au Congo....”
Le dimanche suivant était le dernier dimanche de Juillet 1944; c´est-à-dire, l´un des derniers dimanches de l´occupation allemande. Réellement l´époque n´était pas propice aux excursions. L´aviation anglaise mitraillait souvent la route nationale de Limoges, et on risquait de finir la randonnée dans la barque de Charon. Mais pour un amoureux emporté comme moi, la seule mitraille qui comptait, à ce moment, c´était celle des yeux de la jolie jeune fille. Je n´hésitai donc pas.
Le jour convenu parut splendide. Ciel limpide et soleil éclatant, adouci par une brise fraîche. L´itinéraire fixé était Saint-Cyr-en-Bourg, Champigny, Souzay, Montsoreau, Candes. Pour un cycliste débutant, ce n´était pas mal. Nous partîmes vers dix heures du matin. J´étais enchanté. Mais la première partie du trajet fut un échec complet. J´avais appris à marcher en vélo sur la route large et goudronnée, mais je n´avais pas encore essayé de rouler sur un chemin. Or, le trajet de Saint-Cyr-en-Bourg à Champigny était un mauvais chemin sablonneux. D´abord, je réussis à faire tant bien que mal quelques centaines de mètres, mais lorsque le sentier commença à monter, impossible de continuer.
“- Croyez-vous que nous arriverons à Montsoreau aujourd´hui...? – me demanda ironiquement la jeune fille.
-         Sans doute, Mademoiselle. Quand nous aurons atteint la route nationale, vous verrez?
Mais entre temps il fallut faire le chemin à pied. Nous en profitâmes pour bavarder un peu sur les détails remarquables du paysage. Nous étions entourés de vignobles. On apercevait au loin la forêt de Fontevrault, et très proche, le coteau de Champigny.
“- Et quel est cet édifice qui ressort à peine, au milieu de ce taillis...? – demandai-je à la jeune fille.
-         C´est la Bouchardière, un vieux château en ruines. Il en reste encore une façade entière.
-         Ah! j´ai déjà lu une notice historique à son sujet, dans le dictionnaire “de Célestin Port. Il paraît que ce château date du XIV siècle et qu´il fut démantelé, pendant les guerres de la fin du XVIè siècle.
-         Je ne sais pas. On le visitera un autre jour, s´il vous intéresse.
-         Mais oui, bien sûr. J´aimerais explorer surtout les souterrains.
-         Mais ils sont bouchés.
-         C´est dommage. Il semble qu´ils avaient autrefois quatre issues secrètes, assez éloignées. Les connaissez-vous?
-         Je n´en connais qu´une.
-         Est-il vrai que dans ce petit bois, il y a aussi un chêne vert, seul de son espèce dans le pays, datant de 12 ou 15 siècles?
-         En effet, cette colonie accueillit environ deux cents petits réfugiés du Nord de l´Espagne, arrivée en 1937. Ils y restèrent deux ans, à peu près.
-         C´est un geste humanitaire qui honore Saumur. J´en prends bonne note.
-  Et où furent-ils transférés après...?
-         Je l´ignore.”
Nous ne tardâmes pas à atteindre le haut du coteau de Champigny. Alors la jeune fille s´exclama:
-         Et bien, Monsieur. Assez marché à pied. Je pense qu´à présent, vous allez rouler comme il faut, n´est-ce pas..?
-         Comme il faut...? Oh-là-là! Il me semble que vous demandez trop, Mademoiselle. Mais je roulerai. Soyez-en sûre!”
Après quelques hésitations, je réussis effectivamente à démarrer. Pourtant ce n´était pas encore la route nationale. Pour aller à Souzay, nous prîmes un autre chemin, mais c´était un chemin plus large et mieux soigné. En outre, il ne s´agissait plus de monter, mais de descendre.
Tout à coup, nous aboutîmes à une descente très inclinée.
La jeune fille s´écria:
“- Attention, Monsieur! Arrêtez-vous et descendons à pied.”
Hélas! C´était trop tard. Ne sachant pas descendre en marche, je m´étais déjà emballé, à toute allure, sur la pente et je ne pus m´arrêter avant Souzay. La jeune fille resta en arrière. Quand elle me rejoignit, elle m´apostropha amicalement:
“- Mais vous êtes fou, mon ami! Avez-vous envie de vous tuer? Vous êtes à peine capable de vous tenir sur une bicyclette et pourtant vous vous lancez, à toute vitesse, sur une descente dangereuse... Allons, soyez raisonnable.
-         Que voulez-vous, Mademoiselle? – répliquai-je en riant. Dans toutes les circonstances de la vie, lorsqu´il est question d´agir, il faut surtout oser.
-         Dans toutes…? Je pense que dans le cas actuel, il vous serait plus utile d´être un peu prudent?”
À Souzay nous débouchâmes, enfin, sur la route nationale. Je respirai. Il me tardait franchement de l´atteindre. Pas pour moi précisément, mais pour la jeune fille. Je comprenais que ma maladresse la gênait un peu.
“- A présent – me dit-elle – je pense que vous serez un cycliste sage. Allez toujours bien à droite et prenez surtout garde aux voitures. Ne vous emballez pas et vous pourrez contempler en passant un beau paysage: à gauche, le cours poétique de la Loire, et à droite, le rempart pittoresque de la falaise creusée de grottes et cournonnée de vignes.”
J´essayai, en effet d´être sage, mais en vain. J´étais incapable de rouler doucement et encore moins de regarder le paysage. Comme l´équilibriste sur la corde, je ne voyais devant moi que le ruban noir et infini de la route dont je devais gagner le bout à toute vitesse, sans en détourner mes regards un seul instant. Autrement, imposssible de garder l´équilibre. Résultat: Je laissai encore la jeune fille en arrière et j´arrivai à l´entrée de Montsoreau un quart d´heure avant elle. Je l´attendis à la hauteur du pont. Quand elle me rejoignit, elle me demanda d´un ton mi-moqueur, mi-fâché:
“- Dites-moi, Monsieur: Dans le Code de la galanterie espagnole, est-il recommandé, lorsqu´il s´agit d´accompagner une femme, de ne pas se préoccuper d´elle et de la laisser tranquillement en arrière...?
Je lui fis mes excuses. Elle les accepta. Elle avait vraiment raison de se plaindre; mais ma faute n´était-elle pas excusable..?
Nous entrâmes à Montsoreau à pied. Nous fîmes station sur la terrasse d´un café. Là, nous prîmes un apéritif, à l´ombre d´un arbre touffu. En face, la rivière coulait paisiblement sur un large lit sillonné de bancs de sable. Et à gauche, la masse lourde et grisâtre du château se dressait sur le bord de la route, comme un rocher géant, coupé à pic. Nous repartîmes au bout d´une demi-heure. Nous avions convenu de faire un déjeuner sur l´herbe au confluent de la Vienne et de la Loire. Alors nous continuâmes à rouler jusqu´à la sortie de Candes. Là, nous répérâmes un endroit magnifique: un petit jardin ombreux, penché sur la Vienne. Nous prîmes place sous les branches d´un cerisier. Les rayons de soleil filtraient parmi ses feuilles, comme des dards d´or lancés par un invisible Cupidon. Ils atteignaient directement mon coeur. Face à nous, les flots sombres et troubles de la rivière, bordée de berges fourrées de saules, miroitaient d´un éclat acéré, comme la lame d´un cimeterre. L´île Boiret se baignait à notre droite comme une femme, entourée pudiquement d´aulnaies. Et à gauche, la Vienne et la Loire se rencontraient majestueusement, dessinant un grand arc en tiers point. Le paysage était vraiment superbe. La jeune fille déplia sur l´herbe une nappe à carreaux blancs et belus, tira de sa sacoche les mets froids et la vaisselle de bakélite, et on se mit à table. J´avais faim. La promenade en bicyclette m´avait ouvert l´appétit. Aussi je savourai le menu avec délices. Il n´était pas mauvais, pour cette époque de disette: Hors-d´oeuvre comprenant saucisson et oeufs durs, côtelettes d´agneau, tranches de jambon, fromage et poires. Le tout arrosé d´un vieux vin blanc du coteau de la Perrière. Le repas acheva de m´égayer. J´étais grisé. Rien de plus délicieux que de déjeuner sur l´herbe, accompagné d´une jolie femme, au milieu d´un beau paysage. Si j´avais été peintre, j´en aurais fait sur le champ une ébauche rapide pour un tableau impresssionniste, à la façon d´Edouard Manet. Le site en valait la peine. Et surtout la jeune fille. Elle était irrésistible avec sa robe de mousseline légère et éclatante, qui lui donnait l´air d´un brillant papillon. Je m´énivrai de son charme avec passion. Pour lui faire plaisir, j´improvisai à sa demande sur son carnet de notes ces naïves strophes:

“- Je vous dis: Je vous aime.
Mais vous n´y croyez pas.
Pourquoi, Mademoiselle...?
Expliquez-moi pourquoi.
- Car, mon ami, vous êtes
un volage don Juan
qui, pour toutes les belles
a un beau madrigal.
- N´avez-vous que cela
à m´objecter, ma mie?
Et bien, écoutez-moi
encore, je vous prie.

J´aime effectivement toutes les roses fraîches
que je trouve en passant aux jardins de la vie.
Mais pour parer mon coeur comme ma boutonnière,
je n´en prends, enfin, qu´une, et c´est la plus jolie...”

Elle fut enchantée. On badina, on plaisanta et on échangea des propos amoureux. Je serais bien resté là tout l´après-midi, auprès de mon amie, mais il fallait profiter de l´occasion pour visiter les monuments des environs. Alors nous quittâmes l´endroit, et après avoir laissé nos vélos dans un petit bar de Candes, nous nous acheminâmes vers le Château de Montsoreau.
“- Ce château –me dit-elle en route– n´est pas précisément beau, mais imposant. Vous n´y trouverez pas des trésors d´art. En tout cas, à l´aide de votre folle imagination, vous y surprendrez peut-être l´ombre nonchalante et romantique de Diane de Méridor. Car je pense que vous connaissez le roman d´Alexandre Dumas, intitulé “La dame de Montsereau”.
-         En effet, je le lus pour la première fois en espagnol, il y a déjà quelque vingt ans, et je viens de le relire en français la semaine dernière.
-         Alors vous connaissez par coeur la fameuse histoire.
-         Comment l´histoire...? Mais le livre de Dumas n´est pas du tout historique, mademoiselle! C´est-à-dire, il y a, certes, dans son roman un fond de vérité: le drame de jalousie qui aboutit à l´assassinat de Bussy d´Amboise par le Comte de Montsoreau, Charles de Chambes. Mais le reste n´est qu´une pure invention. D´ailleurs, comme dans la plupart des romans prétendus historiques du verveux écrivain.
-         Alors les choses ne se sont-elles passées comme le raconte Alexandre Dumas...?
-         Pas tout à fait, Mademoiselle. Apprenez, tout d´abord, ces faits curieux: que Dumas ne visita jamais Montsoreau, et que le drame ne se déroula pas dans son château.
-         Où donc?
-         Dans celui de la Coutancière. Dumas a tout truqué: les lieux, les personnages aussi...?
-         Surtout les personnages. La Comtesse de Montsoreau ne se nommait pas Diane de Méridor, mais Françoise de Maridor; et n´était qu´une jeune femme fort jolie, d´une intelligence très moyenne et avide de plaisirs. Louis de Clermont d´Amboise, seigneur de Bussy, n´était pas le type du chevalier parfait, mais le type parfait de l´arriviste sans scrupules, médiocre, brave, séduisant et sanguinaire. Quant au Comte de Montsoreau, Charles de Chambes, ce n´était pas, non plus, le vieillard sournois et le soudard brutal que nous dépeint Dumas, mais un gentilhomme pas mal instruit, honnête et jaloux de son honneur. Il avait 26 ans, quand il épousa Françoise qui en avait 21, et leur mariage ne fut point le résultat d´une affaire ténébreuse, qui n´a existé que dans l´imagination du ronancier, mais un évènement normal.
Ils s´épousèrent parce qu´ils s´aimaient et se convenaient mutuellement. D´autre part, Françoise de Maridor n´était plus une vierge que le duc d´Anjou aurait pu deshonorer, mais la jeune veuve de Jean de Coesmes, baron de Lucé, qu´elle avait épousé en décembre 1573 et qui mourut un an à peine, après son mariage. Enfin, en ce qui concerne les prétendues amours de Bussy d´Amboise et de Françoise de Maridor, rien n´est établi avec certitude, sauf l´existence d´un flirt. Le reste n´est que vantardises de Bussy et médisances de Brantôme et de l´Estoile.
- Et le fameux billet adressé par Bussy à Thou, (   ) est-il aussi une invention..?
-Ah! non, Mademoiselle; mais son texte n´est probablement qu´une fanfaronnade grossière et injurieuse d´un don Juan qui veut faire de l´esprit.
-         En effet, même si la Comtesse avait réellement été sa maîtresse, ce billet aurait été une infamie.
-         Et de surcroît, une grossièreté.
Traiter de “biche” une pauvre femme qui vous aime ou qui vous accorde avec desintéressement ses faveurs, ce n´est pas certainement pas très galant.
-         Surtour à l´égard d´une Comtesse.
-         Et même s´il s´agit d´une dactylo, Mademoiselle. A mon avis, le minimum que la plus humble femme a le droit d´exiger d´un amant, c´est de la politesse et la discrétion.
-         Belle théorie; mais les hommes ne la pratiquent pas souvent.
-         Pas tous, Mademoiselle.
-         Alors La Dame de Montsoreau d´Alexandre Dumas, n´est, en fin de compte, qu´un beau roman?
-         Rien de plus, Mademoiselle. Si vous voulez apprendre la véritable histoire de la dame de Montsoreau, lisez le livre publié, sous ce titre, en 1938, par l´archiviste en chef de Maine et Loire, Mr. Jacques Levron.
-         Mais, vous êtes bien au courant des histoires de notre département.
-         Oh! Un peu seulement.
Pour moi, le plus grand intérêt de ce drame réside dans ses rapports curieux avec l´histoire de mon pays.
-         Comment! Peut-être à la vie de Françoise de Maridor, un Espagnol fut-il mêlé..?
-         Oh! Non, que je sache. Mais à l´origine de la fin tragique de Bussy, il y eut son échec dans une affaire politique espagnole.
-         C´est intéressant. Racontez-moi, racontez-moi, je vous en prie.
-         Mais oui, Mademoiselle. Justement à cette époque, les Flandres voulaient se débarrasser de la domination espagnole. Le Duc d´Alençon, frère d´Henri III, pensa y trouver une occasion pour se créer un royaume aux Pays Bas, et son favori, Bussy d´Amboise, fut chargé de mener à bien ce projet.
Mais, tout d´abord, sa mission diplomatique, auprès des Etats Généraux des Pays Bas, échoua. Les Etats se montrèrent disposés à considérer le Duc d´Alençon comme un allié et à accepter son aide militaire, mais pas du tout à lui offrir le moindre pouvoir dans les Flandres. Quant à sa mission militaire, elle ne fut pas plus heureuse. Il fallut près d´un mois à Bussy pour s´emparer de la petite place forte de Binche, qui pourtant était à peine en état de résister. Enfin, après dix mois d´efforts, de discussions et de vagues combats, le Duc d´Alençon dut renoncer à son projet. Bussy fut encore chargé de liquider l´opération et cette liquidation fut désastreuse. Les quatre mille arquebusiers de l´armée de la Châtre, en revenant en France, furent attaqués partout par les paysans picards, champenois et normands qui voulaient se venger de l´indigne traitement qu´ils en avaient reçu, à leur passage. Ce double échec diplomatique et militaire causa la disgrâce de Bussy auprès du Duc, et le billet à Thou, la haine du Roi et la jalousie de Chambes firent le reste.
-         C´est–à-dire, que si Bussy avait réussi à faire triompher aux Pays Bas les projets ambitieux du frère d´Henri III, au détriment des Espagnols, le drame de la Coutancière n´aurait jamais eu lieu.
-         Assurément.
-         C´est curieux. Mais vous trouvez partout des rapports avec l´histoire de votre pays.
-         Que voulez-vous? La Nature nous a fait voisins, et Français et Espagnols ont naturellement eu des relations, depuis que nos deux pays son peuplés.”
En conversant de la sorte, nous arrivâmes, sans nous en rendre compte, au château de Montsoreau. On y accède par une grande porte orientée vers le Midi. Nous la franchîmes et débouchâmes sur une vaste cour intérieure. Il n´y avait personne. Tandis que le guide descendait pour nous accompagner, je me mis à examiner les lieux.
Mon attention se porta, d´abord, sur une belle tourelle, enfermant l´escalier d´honneur. La porte d´entrée est amortie en anse de panier, comme les quatre fenêtres à meneaux s´étageant jusqu´au faîte, encadrées par de petits pilastres, dans toute la hauteur. Leur décoration splendide: les allèges de chaque fenêtre sont autant de panneaux où le goût de la Renaissance a répandu les médaillons, les vases et les candélabres de galbe antique. Il y a aussi de petites scènes en bas relief, de caractère allégorique. La plus curieuse est celle que l´on voit sur l´entablement de la  troisième fenêtre, représentant deux singes qui essayent de hisser, à l´aide d´une chaîne, un bloc de pierre, taillé en forme de tambour. Sans doute, est-ce une allusion à la construction de l´escalier lui-même. Au-dessus, dans une ceinture symbolique ornée de passementerie, on lit encore cette légende: IE  LE. FERAY.
Tandis que j´admirais cet ouvrage, le guide du Château se présenta. Il nous salua courtoisement et se disposa à nous accompagner.
D´ordinaire, lorsque je visite des monuments artistiques ou historiques, je n´écoute pas les guides. Je préfère observer et apprendre par moi-même. Il y en a de documentés et des discrets, mais les superficiels et les babillards ne manquent pas. Le guide de Montsoreau appartenait à la première classe. C´était un homme encore jeune, vigoureux, simple et sympathique.
“- Ce Château que vous allez voir, Madame et Monsieur, commença-t-il –n´est pas le Château primitif de Montsoreau, mais une reconstruction datant du XVè siècle. Elle fut entreprise par Jean de Chambes, brillant diplomate et maître d´Hôtel de Charles VII. Il acquit l´ancien château par vente de Louis Chabot, dernier seigneur de Montsoreau appartenant à cette famille, dont il épousa la soeur Jeanne en 1445. C´est entre cette date et celle de 1456 environ que cette reconstruction eut lieu.
-         Mais tout ce grand ensemble de bâtiments ne semble pas dater de la même époque – observai-je.
-         En effet, Monsieur. Ce bel escalier d´honneur que vous admiriez tout à l´heure, date de la première moitié du XVIè siècle. Il fut probablement bâti par Philippe de Chambes.
-         Et que signifie cette légende IE.LE.FERAY que l´on voit sur le frise de la troisième fenêtre...?
-         Il semble que ce soit une allusion au mariage du même Philippe de Chambes avec Anne de Laval, fille de Gilles de Laval-Loué, célèbre en 1530.
-         Ne reste-t-il rien du Château primitif?
-         Rien du tout, que je sache, Monsieur.
-         Et à quelle époque remonte la Châtellenie de Montsoreau?
-         Probablement au Xè siècle. Pour commencer, on dressa un donjon au-dessus de la Loire. Un fief se constitua par la suite. Il paraît que le chef de la première famille des seigneurs de Montsoreau fut un certain Guillaume qui, profitant du désordre général régnant au milieu du XIè siècle, se rendit indépendant et étendit son autorité de Parnay à Chinon et des bords de la Loire aux plaines du Loudunais.
-         Et combien de familles seigneuriales Montsoreau a-t-il connues?
-         En plus de la primitive, celle des Montbazon, des Craon, des Chabot, des Chambes et des Bouchet de Sourches.
-         Et quelle fut la plus remarquable?
-         Sans doute, celle des Chambes. C´est à eux que l´on doit la renommée du château, et c´est à leur époque qu´y séjournèrent des hôtes de qualité: Charles VII et Agnès Sorel, Louis XI, Anne de Bretagne, le futur François I, Henri de Navarre et Marguerite de Valois, Marie Stuart, etc.
-         En effet.
-         La châtellenie de Montsoreau devint baronnie en 1540, au temps de Philippe de Chambes, et fut transformée en comté en 1573, à l´époque de Jean IV de Chambes, gouverneur de Saumur.
-         Et quels services ces seigneurs rendirent-ils au Roi, pour être ainsi récompensés?
-         Des services pas très honorables: ils massacrèrent sauvagement des huguenots. A vrai dire, Phlippe de Chambes, qui était un assez paisible seigneur, ne commit pas lui-même pareilles atrocités, mais ses fils Jean et Charles furent d´assez tristes acteurs dans les guerres de religion. Surtout Jean IV de Chambes. Celui-ci prit la direction de l´exécution des protestants saumurois, au moment de la St-Barthélemy, et commença lui-même le massacre, pour donner l´exemple.
-         Et les protestants de Saumur ne lui ont pas érigé un monument...?
-         Pensez-vous, Monsieur.
Parmi ces Chambes, il y eut encore un type très curieux: un faux monnayeur.
-         Sapristi!
-         Ce fut René de Chambes. Il inventa même un moulin, pour faciliter la fabrication de la fausse monnaie.
-         C´est-à-dire, que c´était un malfaiteur génial...
-         Oh! Vous savez, il semble qu´à cette époque trouble, de nombreux seigneurs agissaient de même.
-         Oui, la plupart des seigneurs féodaux étaient des brigands.
-         Le plus grave est que ce Chambes était, en même temps un véritable tyran. A la fin, il fut dénoncé, poursuivi et menacé de la peine capitale. Mais il réussit à s´enfuir à temps en Angleterre, où il mourut.
René de Chambes fut contemporain d´Henri IV.
-         Et quel fut le dernier seigneur de Montsoreau?
-         Yves de Sourches, père de la comtesse de Blacas. Il vendit le château en 1804.
Par la suite, on le démembra et on l´adjugea par lambeaux aux gens du village qui désiraient en acheter ou en louer des parcelles. Sa déchéance fut rapide, et sa perte pour l´histoire et pour l´art semblait définitive et irrémédiable, lorsqu´un mouvement d´opinion suscité par les artistes et les hommes de lettres de la région, amena son rachat et sa restauration, après la guerre de 14-18.
Celle-là n´est pas encore terminée, comme vous allez voir, mais le château est d´ores et déjà sauvé.
-         Et quel a été le principal artisan de cette restauration?
-         Monsieur le Marquis de Geoffre de Chabrignac.
-         Voilà un noble authentique.
-         Comme vous voyez, Madame et Monsieur –continua le guide– l´aspect extérieur du Château avec ses machicoulis, ses crêneaux et ses archères, donne encore l´impression d´un monument d´architecture militaire.
-         En effet, surtout la façade qui regarde la Loire. Ses lignes sont lourdes et sévères.
-         Oh! pas tout à fait, Monsieur. Sans doute avez-vous bien remarqué ses larges baies à meneaux et ses magnifiques lucarnes en pignon.
-         Oui, mais elles ne sont guère sculptées.
-         Certes, cette cour est plus riante.
-         Vraiment, mais c´est dommage que la tourelle occidentale ne fasse pas un véritable pendant à celle de l´Est. Elle n´est évidemment pas de la même époque.
-         Non; celle-là appartient au XVè siècle. Toutes les deux devaient être jadis surmontées de clochetons dressant leurs pointes au-dessus de la masse des bâtisses.
-         Je voudrais visiter, d´abord, l´intérieur de l´escalier d´honneur.
-         Comme vous voudrez, Monsieur – fit le guide.

         Nous y entrâmes par la suite. Son intérieur est étroit. Les marches se déroulant en spirale. Elles sont peu nombreuses, mais suffisantes pour ce qu´elles permettent d´admirer. En effet, on n´y trouve de remarquable que la petite voûte de syle flambloyant dont les nervures s´engagent dans une courte colonne.
Il faut dire d´une fois pour toutes que le Château de Montsoreau n´enferme pas de richesses artistiques. Il ne vaut que par son architecture imposante, ses souvenirs historiques et sa merveilleuse perspective sur la vallée de la Loire.
Cet immense bâtiment comprend, dans son ensemble, un corps de logis central, flanqué, à l´Est et à l´Ouest, de hauts pavillons en saillie, du côté de la rivière. Le logis central se compose de trois étages et les pavillons en comprennent quatre, sans compter les combles. Chaque étage de la partie centrale contient, à son tour, une grande salle et une petite; les grandes, à deux cheminées; et les petites, à une.
         Les cheminées à hotte constituent l´unique ornement des salles. Il en reste actuellement une quinzaine, à peu près intacte; mais elles n´ont pas de sculptures. Je ne remarquai pas un seul ornement sculpté dans tout l´intérieur du Château. C´est curieux.
         Bien entendu, nous parcourûmes toutes les salles; mais, comme il n´y avait pas lieu de s´y arrêter pour admirer d´oeuvres d´art, notre visite ne se prolongea pas longtemps. C´est au dernier étage où nous passâmes quelques minutes à contempler le panorama. Soudain un avion allié parut sur l´horizon. Je m´attendais à voir un spectacle hors du programme, mais l´avion fit demi tour sans bombarder ni mitrailler. Par la suite, nous quittâmes le Château.
Faut-il dire que le guide ne manqua pas de nous parler pendant la visite de la châtelaine Françoise de Maridor..?
“-C´est drôle – dis-je à la jeune fille de retour à Candes. L´unique femme connue parmi les dames remarquables de Montsoreau est précisément celle qui le méritait le moins.
-         Comment! Est-ce qu´il y a eu à Montsoreau d´autres femmes remarquables..?
-         Mais oui, Mademoiselle. Dans le genre même de l´héroïne de Dumas, il y a eu une autre femme de beaucoup plus intéressante: Colette de Chambes, fille de Jean de Chambes, celui-là même qui reconstruisit le château. Quel roman et quel film pourraient être faits avec la vie de cette dame ambiteuse et intrigante!
-         Mais je n´ai jamais entendu parler de cette femme!
-         En effet, elle est tout à fait oubliée et, dans les histoires de votre région, à peine si on la nomme.
-         Voyons, racontez-moi ce que vous en savez. Je brûle de curiosité.
-         Volontiers.
-         Colette de Chambes commença par épouser Louis d´Amboise, Vicomte de THOUARS. Celui-ci étant mort prématurément, Colette se consola en devenant la maîtresse de Charles de France, frère mineur de Louis XI et héritier présomptif de sa couronne.
-         Oh! Là-là! Elle visait bien haut, cette femme.
-         Plus que vous ne croyez, Mademoiselle. Parce que Charles de France était un prince ambitieux, mais médiocre, maladif, frivole et sans caractère, tandis que Colette non seulement était ambitieuse, mais intelligente, belle, intrigante et résolue. Naturellement son empire sur son amant devint bientôt absolu, et elle ne tarda pas à se mettre à la tête d´un des deux partis qui déchiraient la cour du Duc de Guyenne, c´est-à-dire, de Charles de France, l´autre parti étant dirigé par Odet d´Aydie, sire de Lescun et favori du prince. Tous les projets matrimonaux proposés à Charles -parmi eux, celui de le marier à une princesse espagnole: Jeanne de Castille, et à une propre fille de Louis XI- échouèrent l´un après l´autre. L´astucieuse maîtresse surveillait de très près le prince.
-         Naturellement!
-         Oui, mais par calcul, non par amour. Comme la plupart des maîtresses, caressait-elle l´espérance de devenir reine de France...? Cela est fort probable. Autrement il n´est pas aisé d´expliquer cet échec de toutes les candidates au lit conjugal du Duc; et en même temps, la participation active de celui-ci aux complots et aux ligues que l´on forma à cette époque, pour renverser Louis XI. Sans doute, Colette encourageait-elle Charles dans cette voie, quand elle ne le poussait pas. De son côté, le Roi commit une grosse faute, à l´égard de la maîtresse de son frère: celle de la dépouiller de l´héritage de son mari, le vicomte de Thouars, et la redoutable coalition féodale de 1471 qui aurait dû détrôner Louis XI, fut en grande partie l´oeuvre de Colette.
-         Mais cette femme était véritablement dangereuse!
-         Oui, mais le Roi l´était davantage. Louis XI entre-temps ne dormait pas, et quand elle pensa, enfin, arrivée l´heure de satisfafire et son ressentiment et ses ambitions, elle disparut subitement.
-         Comment! Fut-elle assassinée...?
-         Oui, et savez-vous par qui...? Par le propre aumônier de son amant!
-         Formidable!
-         C´était l´abbé de Saint-Jean d´Angéli, Faure de Versois. Il avait été acheté par le Roi et correspondait secrètement avec lui. Un jour de décembre 1471, l´Abbé de St-Jean d´Agéli invita à dîner chez lui Charles de France et Colette de Chambres. Ils acceptèrent sans aucune méfiance. Comment se méfier de leur propre aumônier...? Au dessert, le religieux offrit galamment aux deux amants une pêche et la partagea en deux moitiés avec un couteau empoisonné. Le poison agit efficacement. Colette mourut presque subitement; Charles, cinq mois après.
-         Mais cela paraît un véritable roman!
-         Effectivement.
-         Et croyez-vous que l´instigateur de ces deux meurtres fut le Roi même...?
-         Pour ce qui est de Colette, le doute n´est guère permis, quoique la rivalité de Lescun put y jouer aussi un sinistre rôle. En tout cas, évidemment il n´était pas dans l´intérêt de celui-ci de se débarrasser de son maître.
-         C´est pourquoi quand Charles décéda, Lescun fut le premier à accuser le Roi de fraticide. Tous les autres ennemis de Louis XI, et à leur tête Charles le Téméraire, se firent aussitôt l´échec de cette infamante accusation, et des historiens anciens comme Seyssel et Brantôme l´acceptèrent comme fondée. Michelet écrit que “Louis XI n´était pas incapable de ce crime”, mais il reste dans le doute, comme Sismondi et la plupart des modernes. Enfin cette ténébreuse affaire n´est pas éclaircie du tout.
-         Mais, la justice de l´époque ne réussit pas à décéler les coupables...?
-         Pensez-vous, Mademoiselle. On ne sait rien. D´abord Lescun jeta dans les prisons de Nantes l´Abbé de Saint-Jean d´Angéli et son complice soupçonné Henri de la Roche, écuyer de cuisine du Duc de Guyenne. On répandit le bruit qu´ils avaient avoué leur crime et qu´ils avaient accusé le Roi. Mais dix huit mois plus tard, Louis XI s´étant réconcilié avec le Duc de Bretagne et avec Lescun même, des commissaires royaux intervinrent dans le procès et rien n´en transpira. On prétend que l´évêque de Lombez, Louis d´Amboise, livra les pièces au Roi et qu´elles furent brûlées. Enfin, pour rendre cette affaire encore plus mystérieuse, un beau jour La Roche s´évada de la prison, et l´Abbé de Saint-Jean d´Angéli fut trouvé étranglé dans son cachot. On dit qu´il avait été tué par le diable!
Il est bien possible que les agents de Louis XI ne fussent pas étrangers à cette diablerie...
-         Probablement. Il n´était pas du tout scrupuleux.
-         Voilà la série de complications et de drames que cette autre dame de Montsoreau provoqua avec ses beaux yeux et son ambition.
Ne croyez-vous pas, Mademoiselle, que Colette de Chambes est un type féminin plus remarquable que Françoise de Maridor...?
-         Certainement.
-         Et bien, il y a encore une autre dame de Montsoreau plus intéressante que les précédentes.
-         Comment! Encore une autre...?
-         Oui, mais pas du même acabit. On ne sait pas grand´chose d´elle, parce qu´elle n´eut pas d´aventures amoureuses, et vous savez, Mademoiselle, que pour qu´une femme passe à l´histoire, il faut surtout qu´elle ait eu la tête légère.
-         Naturellement, ce sont les hommes qui écrivent l´histoire.
-         Et qui la font.
-         Non, Monsieur. Dites plutôt qu´ils la représentent; mais les femmes la font souvent dans les coulisses.
-         En France.
-         Et en Espagne non...?
-         Pas du tout. L´Histoire et la civilisation espagnole sont uniquement l´oeuvre des hommes...
-         Bon, laissons de côté cette question. Et qui fut cette autre dame de Montsoreau?
-         Hersende de Champagne, femme de Guillaume II de Montsoreau. Elle vécut pendant la deuxième moitié du XI ème siècle.
A la mort de son mari, elle prit l´habit religieux à la célèbre abbaye bénédictine de Fontevrault qui venait d´être fondée par Robert d´Arbrissel et de laquelle Hersende devint bientôt abbesse. Ce dernier trouva dans la veuve de Guillaume de Montsoreau la collaboratrice idéale. Elle l´aida efficacement non seulement dans l´organisation intérieure de l´ordre naissant, mais encore dans la direction des travaux de construction. C´était une femme d´une intelligence, d´une énergie et d´une vertu supérieure et elle compte avec raison parmi les abbesses les plus illustre de Fontevrault.
Et bien, Mademoiselle, ne croyez-vous pas que cette illustre femme méritait de passer à la postérité beaucoup mieux que François de Maridor...?
-         Sans conteste. Remarquez, que sans la fin tragique de Bussy d´Amboise et le roman de Dumas, personne ne connaîtrait même le nom de celle-ci.
-         En effet. Toutes les maîtresses des hommes plus ou moins célèbres qui ont réussi à transmettre leurs noms à l´histoire, ont dû cette chance, non généralement à leurs propres mérites, d´ordinaire, nuls, mais au mérite des hommes qui les ont aimées.
-         Merci bien, Monsieur. Vous êtes aussi peu galant que juste, car, de votre avis, Bussi d´Amboise ne valait pas plus que la Dame de Montsoreau et Colette de Chambes valait plus que le Duc de Guyenne.
-         Certes, mais je ne parle pas précisement des hommes qui doivent leur renommée à leur naissance, et qui autrement seraient toujours restés dans l´anonymat, mais de ceux qui se sont créés un grand nom dans l´histoire, grâce à leur valeur personnelle.
-         Et ne croyez-vous pas que les hommes ont toujours les maîtresses qu´ils méritent...?
-         Pas toujours, Mademoiselle. Rousseau, par exemple, ne méritait pas une ignorante servante d´auberge, comme Thérèse Levasseur, ni Baudelaire, une mulâtresse, noceuse et avide d´argent, comme Jeanne Duval.
-         Alors pourquoi se sont-ils épris de ces femmes?
-         Parce que les hommes de talent n´aiment pas, d´ordinaire, en fonction de leur génie, mais en fonction de leurs passions. Exactement comme les hommes vulgaires.
-         Et dans ce cas, pourquoi auraient-ils le droit d´être mieux aimés que le commun des mortels?
-         Parce que les hommes de génie donnent souvent à leurs maîtresses ce que les autres hommes ne pourront jamais leur donner: à savoir, l´immortalité.
-         Bah! Nous nous fichons de l´immortalité, nous, les femmes.
-         C´est votre droit, Mademoiselle. Mais en tout cas, vous tenez tout au moins à votre réputation, il me semble. Encore plus que les hommes. Même les filles ont parfois la prétention de passer aux yeux de ceux qui les connaissent pas pour des femmes respectables.
-         Mais c´est normal.
-         En effet, il faut autant que possible garder les apparences, n´est-ce pas, Mademoiselle...? C´est la devise des femmes. Surtout de celles dont les apparences doivent cacher une réalité très différente...
-         Que voulez-vous? C´est la vie. En société, on vit surtout de la respectabilité, quoique celle-ci ne soit souvent que conventionnelle.
-         Tout à fait exact. Mais si vous n´aimez pas du tout être méprisée par les personnes qui vous connaissent, aimeriez-vous être méprisée, de surcroît, par la postérité...? C´est le cas des maîtresses – et des femmes légitimes – indignes des hommes célèbres.
-         Mais tous les hommes célèbres, ont-ils toujours été, à leur tour, des hommes dignes...? Non. Parfois pas même équilibrés.
-         Soit, mais ils ont laissé à la postérité une oeuvre. C´est celle-ci qui compte. Les hommes passent: l´oeuvre reste. Mais qu´ont-elles laissé derrière elles, leurs maîtresses...? Simplement un souvenir: celui de leur conduite. Baudelaire était un dévoyé. D´accord. Mais il a légué à la France “Les Fleurs du mal”; tandis que sa maîtresse n´a laissé derrière elle que le souvenir de sa stupidité et de son ivrognerie.
-         Vous défendez bien votre sexe, mon ami. Naturellement vous avez toujours raison, vous, les hommes...
-         Pas toujours, Mademoiselle; mais beaucoup plus souvent que les femmes.
-         Pourquoi...?
-         Parce que nous raisonnons plus que vous.
-         Ainsi va le monde avec vos raisonnements...
-         Croyez-vous qu´il irait mieux avec vos caprices...?
En discutant de cette façon, nous entrâmes de Montsoreau à Candes. Là nous visitâmes par la suite sa magnifique église. Elle fut fondée par St.-Martin, évêque de Tours, qui y établit un collège de clercs et y mourut en 397. C´est un superbe monument ogival du XIIème siècle pour partie et du XIVème pour le reste. L´abside semicirculaire est recouverte par une coupole demi sphérique, éclairée par cinq fenêtres plein cintre qu´encadrent des colonnettes à chapiteaux ornés de feuillages et d´animaux; un cordon règne autour de l´hémicycle. Le sanctuaire est formé de deux travées; les arcs doubleaux et les nervures sont supportées par des colonnes à chapiteaux corinthiens. Toute cette partie appartient au XII siècle. Dans le mur latéral, à droite, sous une baie cintrée entourée de deux arcatures, repose, sur un soubassement, une fameuse statue de St. Martin. Elle est très vénérée, dans toute la région.
C´est à ce sanctuaire que ma gentille amie me conduisit, aussitôt que nous entrâmes dans l´église.
Et pour cause. Il y a une légende dans la contrée d´après laquelle les jeunes filles qui embrassent le pied droit de cette statue –le droit ou le gauche...?, je ne m´en souviens plus- se marient au cours de l´année. Naturellement ma belle amie l´embrassa avec dévotion. Puis, elle m´invita à l´imiter. Mais je refusai carrément. Cela la contraria; et je le regrettai. Mais que voulez-vous? Je n´aime embrasser que les femmes et les enfants.
L´une des parties les plus belles de l´église de Candes est sa façade méridionale, datant du commencement du XIVème siècle. Elle est encore superbement sculptée, malgré les mutilations de la Révolution. Ce beau portail attira surtout mon attention. Et celle de mon amie aussi, puisqu´en sortant de l´église, comme elle pensait encore au baiser donné à St-Martin, elle s´arrêta soudain et s´écria:
“- Oh! Quel beau cadre pour une sortie de messe de mariage! Voyons” – ajouta-t-elle, en prenant mon bras. Et nous descendîmes cérémonieusement l´escalier, comme si nous venions de nous marier. Je l´embrassai sur la dernière marche.
“- C´est le baiser nuptial...” lui dis-je en souriant. Puis, nous gravîmes la colline qui grimpe derrière l´église. Le panorama que l´on aperçoit de son sommet, est vraiment splendide. Ce sont les plaines immenses de la Loire et de la Vienne, de l´Anjou et de la Touraine, formant un ensemble simple de lignes, mais d´une harmonie parfaite, douce et séduisante. Nous nous y reposâmes environ une heure. Pas un bruit, pas une âme vivante, pas un nuage. Le soir était calme, le ciel pur; le soleil éclatant.
“-Pourquoi le paysage de nos âmes n´a-t-il jamais cette majesté sereine, harmonieuse et brillante...? – soupirai-je.
-         Peut-être parce que nos désirons trop, répondit la jeune fille.
-         Oui, peut-être... Toutefois, croyez-vous que c´est trop désirer que de vouloir un peu d´amour et de tranquillité, de liberté et de pain...? Voici pourtant de quoi se contenteraient bien, à l´heure actuelle, la plupart des mortels. Les bêtes mêmes n´en sont pas privées. Elles sont plus heureuses que nous...
-         Qui sait...?
-         Nous n´avons pas eu de chance, les hommes de notre génération. Pour nous la vie est une tragique plaisanterie. Remarquez la mienne, depuis huit ans. Et cependant je ne suis pas des plus malheureux.
-         Vous avez raison, mon ami. Mais voulez-vous que nous changions de conversation...? A quoi bon nous attrister en vain...? Il faut prendre la vie comme elle vient. Est-ce que vous vous sentez malheureux en cet instant...?
-         Non, fis-je en la regardant avec douceur dans les yeux. En cet instant, j´ai à mon côté la félicité...”
Nous nous promenâmes pendant quelque temps sur l´esplanade du sommet et enfin nous quittâmes ce site délicieux, avec un véritable regret.
Mais il fallait rentrer à St-Cyr-en-Bourg, c´est-à-dire, faire encore 16 kilomètres et visiter Parnay en passant. Ainsi après nous être rafraichis un peu, dans un bar de Candes, nous repartîmes.
Mon voyage de retour fut beaucoup plus sage. Il ne m´arriva qu´un incident, plutôt, un accident. A l´entrée de Turquant, comme je craignais d´être écrasé par un camion allemand, qui venait, à toute allure, dans la même direction, j´essayai de descendre en marche et je tombai au bord de la route comme un crapaud. Par bonheur, je ne m´abîmai pas la peau ni la culotte; mais quelques femmes qui passaient à proximité, rirent, à mes dépens, de très bon coeur.
Nous nous arrêtâmes à Parnay. J´avais envie d´y visiter l´ancienne église de St-Pierre.
Jolie ascension que celle du coteau du village! Son sentier étroit grimpe par zigzags abrupts, plongeant à droite et à gauche sur de profondes caves et dominant à mesure que la vue s´élève toute une admirable vallée. Nous le gravîmes en nous tenant par le bras. Par endroits, il était bordé de petites fleurs. Le soleil déclinant clignotait nonchalamment, à travers les arbres, et retouchait le teint de pêche mûre de la belle jeune fille. Elle était fascinante.
La petite église de St-Pierre se dresse toute isolée au faîte et sur le rebord du coteau. Elle remonte au XI siècle. Mais toutes ses parties ne sont pas si anciennes. Les chapiteaux seuls de la nef sont restés anciens et montrent la gueule béante du démon ou des rangs de feuilles d´eau, coupés aux angles de masques grossiers.
Le petit choeur formé d´une travée ogivale à voûte d´arête, date du XV siècle, et la nef et la façade en pignon sont de construction récente. Anciens aussi le clocher carré de deux ordres romans et le portail décoré de moulures Renaissance et encadré dans un porche voûté en bois avec bancs de pierre. Une main irrespectueuse avait écrit, à la craie, sur la porte: “A bas la calotte! Vive Lenine!” Les sectaires exagèrent toujours.
Quand nous visitâmes la petite église, il n´y avait personne; mais j´aperçus un illustre compatriote: St-François Xavier. Il s´agit d´un grand tableau de tons clairs. D´autres curiosités attirèrent mon attention: les deux bénitiers, surtout celui encastré dans le premier pilier, sculpté de têtes groissières; une statuette de St-Pierre assis et le tombeau gothiques de Jehan du Pressis, sieur de Parnay.
Cette visite dura à peine un quart d´heure. Puis, nous fîmes sans aucun nouveau incident ni arrêt le reste de l´itinéraire. Le soleil commençait à se coucher quand nous rentrâmes à St-Cyr. C´était un couchant radieux.
Faut-il dire que je fus ravi de cette première excursion en bicyclette et que j´en garderai toute ma vie le meilleur souvenir...?
Quant à la jeune fille, je crus deviner, après être rentrés, que malgré toutes ses protestations de satisfaction, elle n´en était pas tout à fait contente. Pourquoi? Je ne sais pas, mais il me semble que mon refus d´embrasser le pied de St-Martin, la travaillait et la préoccupait...
“- Tiens! Pourquoi n´avais-je pas voulu caresser l´orteil de ce saint marieur...?”
Alors, le lendemain, pour effacer de son esprit cette mauvaise impression, je lui adressai par courrier un petit billet rose, contenant cette strophe:

“Jalousie”

“En vous voyant baiser le pied de St-Martin,
je sentis la fureur d´un fol iconoclaste.
Mes lèvres envieuses faillirent blasphémer,
et j´aurais bien brûlé l´église du village...”

Pardon, lecteur. Quand on est amoureux, on dit et on écrit beaucoup de bêtises. Mais... que devriendrait-elle, notre triste existence, sans les divines bêtises de l´amour qui la rend supportable...?