LES DAMES DE MONTSOREAU
DE
SAINT-CYR-EN-BOURG À CANDES
OU
MA PREMIÈRE EXCURSION EN BICYCLETTE
St-Cyr-en-Bourg, 5 août 1944
(Manuscrito: Saumur, 28 février 1946, jour de neige.)
Manuel G. Sesma
J´avais toujours
eu la bicyclette en horreur. C´est curieux. Pourquoi? Je ne sais pas
exactement. Demandez à une femme pourquoi elle a peur des souris, ou à un gitan
pourquoi il a horreur des couleuvres. En Espagne, on avait essayé, à plusieurs
reprises, de m´apprendre, mais en vain. Il fallut y renoncer. Décidement
j´étais incapable de manier cette sorte de machine. Mais un jour, une jolie angevine me
pria:
-
“Il faut que vous appreniez à monter à
vélo. Ainsi nous pourrons faire des excursions.
Les environs en valent la peine: Saumur, Dampierre, Parnay, Montsoreau,
Candes, Montreuil-Bellay, Fontevrault... Vous qui aimez les lieux historiques
et pittoresques, vous serez ravi de connaître tous ces endroits. Je vous
servirai volontiers de cicérone.”
En effet, j´avais envie de visiter toutes ces localités, mais surtout
j´étais désireux d´accompagner la jeune fille. On devinera les motifs. Elle me
plaisait...
Croira-t-on qu´une semaine après je savais déjà rouler en bicyclette? C´est
drôle. Je pense que si elle m´avait demandé de voler en avion ou de danser à
genoux un swing, j´aurais appris avec la même rapidité. Il faut cependant
ajouter que je ne réussis pas sans peine. Au bout de trois jours de tentatives
infructueuses, je me décourageai et je décourageai mon manager. Impossible de
démarrer tout seul ou de garder l´équilibre plus de deux minutes.
-
“Mais comment! – m´apostropha la jeune
fille. Serez-vous capable d´y renoncer...? “
“Y renoncer” c´était surtout renoncer à l´accompagner.
Je rougis, je me révoltai contre ma bêtise et ma maladresse et je me jurai
d´apprendre le lendemain même, dusse-je me casser le nez. Et en effet, le
lendemain même, je réussis, sans me détériorer aucun membre: seulement un heurt
contre un mur, un violent dérapage et quelques égratignures sur le bras droit.
Quand la jeune fille rentra le soir chez elle, je me hâtai de lui
communiquer la bonne nouvelle.
-
“Alors serez-vous capable d´aller
dimanche prochain jusqu´à Montsoreau..? – me dit-elle.
-
Mais oui, Mademoiselle. Et si vous le
voulez, jusqu´au Congo....”
Le dimanche suivant était le dernier dimanche de
Juillet 1944; c´est-à-dire, l´un des derniers dimanches de l´occupation
allemande. Réellement l´époque n´était pas propice aux excursions. L´aviation
anglaise mitraillait souvent la route nationale de Limoges, et on risquait de
finir la randonnée dans la barque de Charon. Mais pour un amoureux emporté
comme moi, la seule mitraille qui comptait, à ce moment, c´était celle des yeux
de la jolie jeune fille. Je n´hésitai donc pas.
Le jour convenu parut splendide. Ciel limpide et
soleil éclatant, adouci par une brise fraîche. L´itinéraire fixé était
Saint-Cyr-en-Bourg, Champigny, Souzay, Montsoreau, Candes. Pour un cycliste
débutant, ce n´était pas mal. Nous partîmes vers dix heures du matin. J´étais
enchanté. Mais la première partie du trajet fut un échec complet. J´avais
appris à marcher en vélo sur la route large et goudronnée, mais je n´avais pas
encore essayé de rouler sur un chemin. Or, le trajet de Saint-Cyr-en-Bourg à
Champigny était un mauvais chemin sablonneux. D´abord, je réussis à faire tant
bien que mal quelques centaines de mètres, mais lorsque le sentier commença à
monter, impossible de continuer.
“- Croyez-vous que nous arriverons à Montsoreau
aujourd´hui...? – me demanda ironiquement la jeune fille.
-
Sans doute, Mademoiselle. Quand nous
aurons atteint la route nationale, vous verrez?
Mais entre temps il fallut faire le chemin à pied. Nous en profitâmes pour
bavarder un peu sur les détails remarquables du paysage. Nous étions entourés
de vignobles. On apercevait au loin la forêt de Fontevrault, et très proche, le
coteau de Champigny.
“- Et quel est cet édifice qui ressort à peine, au milieu de ce taillis...?
– demandai-je à la jeune fille.
-
C´est la Bouchardière, un vieux château
en ruines. Il en reste encore une façade entière.
-
Ah! j´ai déjà lu une notice historique à
son sujet, dans le dictionnaire “de Célestin Port. Il paraît que ce château
date du XIV siècle et qu´il fut démantelé, pendant les guerres de la fin du
XVIè siècle.
-
Je ne sais pas. On le visitera un autre
jour, s´il vous intéresse.
-
Mais oui, bien sûr. J´aimerais explorer
surtout les souterrains.
-
Mais ils sont bouchés.
-
C´est dommage. Il semble qu´ils avaient
autrefois quatre issues secrètes, assez éloignées. Les
connaissez-vous?
-
Je n´en connais qu´une.
-
Est-il vrai que dans ce petit bois, il y
a aussi un chêne vert, seul de son espèce dans le pays, datant de 12 ou 15
siècles?
-
En effet, cette colonie accueillit
environ deux cents petits réfugiés du Nord de l´Espagne, arrivée en 1937. Ils
y restèrent deux ans, à peu près.
-
C´est un geste humanitaire qui honore
Saumur. J´en prends bonne note.
- Et où furent-ils transférés après...?
-
Je l´ignore.”
Nous ne tardâmes
pas à atteindre le haut du coteau de Champigny. Alors la
jeune fille s´exclama:
-
Et bien, Monsieur. Assez marché à pied.
Je pense qu´à présent, vous allez rouler comme il faut, n´est-ce pas..?
-
Comme il faut...? Oh-là-là! Il me semble
que vous demandez trop, Mademoiselle. Mais je
roulerai. Soyez-en sûre!”
Après quelques hésitations, je réussis effectivamente à démarrer. Pourtant
ce n´était pas encore la route nationale. Pour aller à Souzay, nous prîmes un
autre chemin, mais c´était un chemin plus large et mieux soigné. En outre, il
ne s´agissait plus de monter, mais de descendre.
Tout à coup, nous aboutîmes à une descente très inclinée.
La jeune fille s´écria:
“- Attention, Monsieur! Arrêtez-vous et descendons à pied.”
Hélas! C´était trop tard. Ne sachant pas descendre en marche, je m´étais
déjà emballé, à toute allure, sur la pente et je ne pus m´arrêter avant Souzay.
La jeune fille resta en arrière. Quand elle me rejoignit, elle m´apostropha
amicalement:
“- Mais vous êtes fou, mon ami! Avez-vous envie de vous tuer? Vous êtes à
peine capable de vous tenir sur une bicyclette et pourtant vous vous lancez, à
toute vitesse, sur une descente dangereuse... Allons,
soyez raisonnable.
-
Que voulez-vous, Mademoiselle? –
répliquai-je en riant. Dans toutes les circonstances de la vie, lorsqu´il est
question d´agir, il faut surtout oser.
-
Dans toutes…? Je pense que dans le cas
actuel, il vous serait plus utile d´être un peu prudent?”
À Souzay nous débouchâmes, enfin, sur la route nationale. Je respirai. Il
me tardait franchement de l´atteindre. Pas pour moi précisément, mais pour la
jeune fille. Je comprenais que ma maladresse la gênait un peu.
“- A présent – me dit-elle – je pense que vous serez un cycliste sage.
Allez toujours bien à droite et prenez surtout garde aux voitures. Ne vous
emballez pas et vous pourrez contempler en passant un beau paysage: à gauche,
le cours poétique de la Loire, et à droite, le rempart pittoresque de la
falaise creusée de grottes et cournonnée de vignes.”
J´essayai, en effet d´être sage, mais en vain. J´étais incapable de rouler
doucement et encore moins de regarder le paysage. Comme l´équilibriste sur la
corde, je ne voyais devant moi que le ruban noir et infini de la route dont je
devais gagner le bout à toute vitesse, sans en détourner mes regards un seul
instant. Autrement, imposssible de garder l´équilibre. Résultat: Je laissai
encore la jeune fille en arrière et j´arrivai à l´entrée de Montsoreau un quart
d´heure avant elle. Je l´attendis à la hauteur du pont. Quand elle me
rejoignit, elle me demanda d´un ton mi-moqueur, mi-fâché:
“- Dites-moi, Monsieur: Dans le Code de la galanterie espagnole, est-il
recommandé, lorsqu´il s´agit d´accompagner une femme, de ne pas se préoccuper
d´elle et de la laisser tranquillement en arrière...?
Je lui fis mes excuses. Elle les accepta. Elle avait vraiment raison de se
plaindre; mais ma faute n´était-elle pas excusable..?
Nous entrâmes à Montsoreau à pied. Nous fîmes station sur la terrasse d´un
café. Là, nous prîmes un apéritif, à l´ombre d´un arbre touffu. En face, la
rivière coulait paisiblement sur un large lit sillonné de bancs de sable. Et à
gauche, la masse lourde et grisâtre du château se dressait sur le bord de la
route, comme un rocher géant, coupé à pic. Nous
repartîmes au bout d´une demi-heure. Nous avions convenu de faire un déjeuner
sur l´herbe au confluent de la Vienne et de la Loire. Alors nous continuâmes à
rouler jusqu´à la sortie de Candes. Là, nous répérâmes un endroit magnifique:
un petit jardin ombreux, penché sur la Vienne. Nous prîmes place sous les
branches d´un cerisier. Les rayons de soleil filtraient parmi ses feuilles,
comme des dards d´or lancés par un invisible Cupidon. Ils atteignaient
directement mon coeur. Face à nous, les flots sombres et troubles de la
rivière, bordée de berges fourrées de saules, miroitaient d´un éclat acéré,
comme la lame d´un cimeterre. L´île Boiret se baignait à notre droite comme une
femme, entourée pudiquement d´aulnaies. Et à gauche, la Vienne et la Loire se
rencontraient majestueusement, dessinant un grand arc en tiers point. Le
paysage était vraiment superbe. La jeune fille déplia sur l´herbe une nappe à
carreaux blancs et belus, tira de sa sacoche les mets froids et la vaisselle de
bakélite, et on se mit à table. J´avais faim. La promenade en bicyclette
m´avait ouvert l´appétit. Aussi je savourai le menu avec délices. Il n´était
pas mauvais, pour cette époque de disette: Hors-d´oeuvre comprenant saucisson
et oeufs durs, côtelettes d´agneau, tranches de jambon, fromage et poires. Le
tout arrosé d´un vieux vin blanc du coteau de la Perrière. Le repas acheva de
m´égayer. J´étais grisé. Rien de plus délicieux que de déjeuner sur l´herbe,
accompagné d´une jolie femme, au milieu d´un beau paysage. Si j´avais été
peintre, j´en aurais fait sur le champ une ébauche rapide pour un tableau
impresssionniste, à la façon d´Edouard Manet. Le site en valait la peine. Et
surtout la jeune fille. Elle était irrésistible avec sa robe de mousseline légère
et éclatante, qui lui donnait l´air d´un brillant papillon. Je m´énivrai de son
charme avec passion. Pour lui faire plaisir, j´improvisai à sa demande sur son
carnet de notes ces naïves strophes:
“- Je vous dis:
Je vous aime.
Mais vous n´y
croyez pas.
Pourquoi,
Mademoiselle...?
Expliquez-moi
pourquoi.
- Car, mon ami,
vous êtes
un volage don
Juan
qui, pour toutes
les belles
a un beau
madrigal.
- N´avez-vous
que cela
à m´objecter, ma
mie?
Et bien,
écoutez-moi
encore, je vous
prie.
J´aime
effectivement toutes les roses fraîches
que je trouve en
passant aux jardins de la vie.
Mais pour parer
mon coeur comme ma boutonnière,
je n´en prends,
enfin, qu´une, et c´est la plus jolie...”
Elle fut enchantée. On badina, on plaisanta et on échangea des propos
amoureux. Je serais bien resté là tout l´après-midi, auprès de mon amie, mais
il fallait profiter de l´occasion pour visiter les monuments des environs.
Alors nous quittâmes l´endroit, et après avoir laissé nos vélos dans un petit
bar de Candes, nous nous acheminâmes vers le Château de Montsoreau.
“- Ce château –me dit-elle en route– n´est pas précisément beau, mais
imposant. Vous n´y trouverez pas des trésors d´art. En tout cas, à l´aide de
votre folle imagination, vous y surprendrez peut-être l´ombre nonchalante et
romantique de Diane de Méridor. Car je pense que vous connaissez le roman
d´Alexandre Dumas, intitulé “La dame de Montsereau”.
-
En effet, je le lus pour la première
fois en espagnol, il y a déjà quelque vingt ans, et je viens de le relire en
français la semaine dernière.
-
Alors vous connaissez par coeur la
fameuse histoire.
-
Comment l´histoire...? Mais le livre de
Dumas n´est pas du tout historique, mademoiselle! C´est-à-dire, il y a, certes,
dans son roman un fond de vérité: le drame de jalousie qui aboutit à
l´assassinat de Bussy d´Amboise par le Comte de Montsoreau, Charles de Chambes.
Mais le reste n´est qu´une pure invention. D´ailleurs, comme dans la plupart
des romans prétendus historiques du verveux écrivain.
-
Alors les choses ne se sont-elles passées
comme le raconte Alexandre Dumas...?
-
Pas tout à fait, Mademoiselle. Apprenez,
tout d´abord, ces faits curieux: que Dumas ne visita jamais Montsoreau, et que
le drame ne se déroula pas dans son château.
-
Où donc?
-
Dans celui de la Coutancière. Dumas a
tout truqué: les lieux, les personnages aussi...?
-
Surtout les personnages. La Comtesse de
Montsoreau ne se nommait pas Diane de Méridor, mais Françoise de Maridor; et
n´était qu´une jeune femme fort jolie, d´une intelligence très moyenne et avide
de plaisirs. Louis de Clermont d´Amboise, seigneur de Bussy, n´était pas le
type du chevalier parfait, mais le type parfait de l´arriviste sans scrupules,
médiocre, brave, séduisant et sanguinaire. Quant au Comte de Montsoreau,
Charles de Chambes, ce n´était pas, non plus, le vieillard sournois et le
soudard brutal que nous dépeint Dumas, mais un gentilhomme pas mal instruit,
honnête et jaloux de son honneur. Il avait 26 ans, quand il épousa Françoise
qui en avait 21, et leur mariage ne fut point le résultat d´une affaire
ténébreuse, qui n´a existé que dans l´imagination du ronancier, mais un
évènement normal.
Ils s´épousèrent parce qu´ils s´aimaient et se convenaient mutuellement.
D´autre part, Françoise de Maridor n´était plus une vierge que le duc d´Anjou
aurait pu deshonorer, mais la jeune veuve de Jean de Coesmes, baron de Lucé,
qu´elle avait épousé en décembre 1573 et qui mourut un an à peine, après son
mariage. Enfin, en ce qui concerne les prétendues amours de Bussy d´Amboise et
de Françoise de Maridor, rien n´est établi avec certitude, sauf l´existence
d´un flirt. Le reste n´est que vantardises de Bussy et médisances de Brantôme
et de l´Estoile.
- Et le fameux billet adressé par Bussy à Thou, ( ) est-il aussi une invention..?
-Ah! non, Mademoiselle; mais son texte n´est probablement qu´une
fanfaronnade grossière et injurieuse d´un don Juan qui veut faire de l´esprit.
-
En effet, même si la Comtesse avait
réellement été sa maîtresse, ce billet aurait été une infamie.
-
Et de surcroît, une grossièreté.
Traiter de “biche”
une pauvre femme qui vous aime ou qui vous accorde avec desintéressement ses
faveurs, ce n´est pas certainement pas très galant.
-
Surtour à l´égard d´une Comtesse.
-
Et même s´il s´agit d´une dactylo,
Mademoiselle. A mon avis, le minimum que la plus humble femme a le droit
d´exiger d´un amant, c´est de la politesse et la discrétion.
-
Belle théorie; mais les hommes ne la
pratiquent pas souvent.
-
Pas tous, Mademoiselle.
-
Alors La Dame de Montsoreau d´Alexandre
Dumas, n´est, en fin de compte, qu´un beau roman?
-
Rien de plus, Mademoiselle. Si vous
voulez apprendre la véritable histoire de la dame de Montsoreau, lisez le livre
publié, sous ce titre, en 1938, par l´archiviste en chef de Maine et Loire, Mr.
Jacques Levron.
-
Mais, vous êtes bien au courant des
histoires de notre département.
-
Oh! Un peu seulement.
Pour moi, le
plus grand intérêt de ce drame réside dans ses rapports curieux avec l´histoire
de mon pays.
-
Comment! Peut-être à la vie de Françoise
de Maridor, un Espagnol fut-il mêlé..?
-
Oh! Non, que je sache. Mais à l´origine
de la fin tragique de Bussy, il y eut son échec dans une affaire politique
espagnole.
-
C´est intéressant. Racontez-moi,
racontez-moi, je vous en prie.
-
Mais oui, Mademoiselle. Justement à
cette époque, les Flandres voulaient se débarrasser de la domination espagnole.
Le Duc d´Alençon, frère d´Henri III, pensa y trouver une occasion pour se créer
un royaume aux Pays Bas, et son favori, Bussy d´Amboise, fut chargé de mener à
bien ce projet.
Mais, tout d´abord, sa mission diplomatique, auprès des Etats Généraux des
Pays Bas, échoua. Les Etats se montrèrent disposés à considérer le Duc
d´Alençon comme un allié et à accepter son aide militaire, mais pas du tout à
lui offrir le moindre pouvoir dans les Flandres. Quant à sa mission militaire,
elle ne fut pas plus heureuse. Il fallut près d´un mois à Bussy pour s´emparer
de la petite place forte de Binche, qui pourtant était à peine en état de
résister. Enfin, après dix mois d´efforts, de discussions et de vagues combats,
le Duc d´Alençon dut renoncer à son projet. Bussy fut encore chargé de liquider
l´opération et cette liquidation fut désastreuse. Les quatre mille arquebusiers
de l´armée de la Châtre, en revenant en France, furent attaqués partout par les
paysans picards, champenois et normands qui voulaient se venger de l´indigne
traitement qu´ils en avaient reçu, à leur passage. Ce double échec diplomatique
et militaire causa la disgrâce de Bussy auprès du Duc, et le billet à Thou, la
haine du Roi et la jalousie de Chambes firent le reste.
-
C´est–à-dire, que si Bussy avait réussi
à faire triompher aux Pays Bas les projets ambitieux du frère d´Henri III, au
détriment des Espagnols, le drame de la Coutancière n´aurait jamais eu lieu.
-
Assurément.
-
C´est curieux. Mais vous trouvez partout
des rapports avec l´histoire de votre pays.
-
Que voulez-vous? La Nature nous a fait
voisins, et Français et Espagnols ont naturellement eu des relations, depuis
que nos deux pays son peuplés.”
En conversant de la sorte, nous arrivâmes, sans nous en rendre compte, au
château de Montsoreau. On y accède par une grande porte orientée vers le Midi.
Nous la franchîmes et débouchâmes sur une vaste cour intérieure. Il n´y avait
personne. Tandis que le guide descendait pour nous accompagner, je me mis à
examiner les lieux.
Mon attention se porta, d´abord, sur une belle tourelle, enfermant
l´escalier d´honneur. La porte d´entrée est amortie en anse de panier, comme
les quatre fenêtres à meneaux s´étageant jusqu´au faîte, encadrées par de
petits pilastres, dans toute la hauteur. Leur décoration splendide: les allèges
de chaque fenêtre sont autant de panneaux où le goût de la Renaissance a
répandu les médaillons, les vases et les candélabres de galbe antique. Il y a
aussi de petites scènes en bas relief, de caractère allégorique. La plus curieuse
est celle que l´on voit sur l´entablement de la
troisième fenêtre, représentant deux singes qui essayent de hisser, à
l´aide d´une chaîne, un bloc de pierre, taillé en forme de tambour. Sans doute,
est-ce une allusion à la construction de l´escalier lui-même. Au-dessus, dans
une ceinture symbolique ornée de passementerie, on lit encore cette légende:
IE LE. FERAY.
Tandis que j´admirais cet ouvrage, le guide du Château se présenta. Il nous
salua courtoisement et se disposa à nous accompagner.
D´ordinaire, lorsque je visite des monuments artistiques ou historiques, je
n´écoute pas les guides. Je préfère observer et apprendre par moi-même. Il y en
a de documentés et des discrets, mais les superficiels et les babillards ne
manquent pas. Le guide de Montsoreau appartenait à la première classe. C´était
un homme encore jeune, vigoureux, simple et sympathique.
“- Ce Château que vous allez voir, Madame et Monsieur, commença-t-il –n´est
pas le Château primitif de Montsoreau, mais une reconstruction datant du XVè
siècle. Elle fut entreprise par Jean de Chambes, brillant diplomate et maître
d´Hôtel de Charles VII. Il acquit l´ancien château par vente de Louis Chabot,
dernier seigneur de Montsoreau appartenant à cette famille, dont il épousa la
soeur Jeanne en 1445. C´est entre cette date et celle de 1456 environ que cette
reconstruction eut lieu.
-
Mais tout ce grand ensemble de bâtiments
ne semble pas dater de la même époque – observai-je.
-
En effet, Monsieur. Ce bel escalier
d´honneur que vous admiriez tout à l´heure, date de la première moitié du XVIè
siècle. Il fut probablement bâti par Philippe de Chambes.
-
Et que signifie cette légende
IE.LE.FERAY que l´on voit sur le frise de la troisième fenêtre...?
-
Il semble que ce soit une allusion au
mariage du même Philippe de Chambes avec Anne de Laval, fille de Gilles de
Laval-Loué, célèbre en 1530.
-
Ne reste-t-il rien du Château primitif?
-
Rien du tout, que je sache, Monsieur.
-
Et à quelle époque remonte la
Châtellenie de Montsoreau?
-
Probablement au Xè siècle. Pour
commencer, on dressa un donjon au-dessus de la Loire. Un fief se constitua par
la suite. Il paraît que le chef de la première famille des seigneurs de
Montsoreau fut un certain Guillaume qui, profitant du désordre général régnant
au milieu du XIè siècle, se rendit indépendant et étendit son autorité de
Parnay à Chinon et des bords de la Loire aux plaines du Loudunais.
-
Et combien de familles seigneuriales
Montsoreau a-t-il connues?
-
En plus de la primitive, celle des
Montbazon, des Craon, des Chabot, des Chambes et des Bouchet de Sourches.
-
Et quelle fut la plus remarquable?
-
Sans doute, celle des Chambes. C´est à
eux que l´on doit la renommée du château, et c´est à leur époque qu´y
séjournèrent des hôtes de qualité: Charles VII et Agnès Sorel, Louis XI, Anne
de Bretagne, le futur François I, Henri de Navarre et Marguerite de Valois,
Marie Stuart, etc.
-
En effet.
-
La châtellenie de Montsoreau devint
baronnie en 1540, au temps de Philippe de Chambes, et fut transformée en comté
en 1573, à l´époque de Jean IV de Chambes, gouverneur de Saumur.
-
Et quels services ces seigneurs
rendirent-ils au Roi, pour être ainsi récompensés?
-
Des services pas très honorables: ils
massacrèrent sauvagement des huguenots. A vrai dire, Phlippe de Chambes, qui
était un assez paisible seigneur, ne commit pas lui-même pareilles atrocités,
mais ses fils Jean et Charles furent d´assez tristes acteurs dans les guerres
de religion. Surtout Jean IV de Chambes. Celui-ci prit la direction de
l´exécution des protestants saumurois, au moment de la St-Barthélemy, et commença
lui-même le massacre, pour donner l´exemple.
-
Et les protestants de Saumur ne lui ont
pas érigé un monument...?
-
Pensez-vous, Monsieur.
Parmi ces
Chambes, il y eut encore un type très curieux: un faux monnayeur.
-
Sapristi!
-
Ce fut René de Chambes. Il inventa même
un moulin, pour faciliter la fabrication de la fausse monnaie.
-
C´est-à-dire, que c´était un malfaiteur
génial...
-
Oh! Vous savez, il semble qu´à cette
époque trouble, de nombreux seigneurs agissaient de même.
-
Oui, la plupart des seigneurs féodaux
étaient des brigands.
-
Le plus grave est que ce Chambes était,
en même temps un véritable tyran. A la fin, il fut dénoncé, poursuivi et menacé
de la peine capitale. Mais il réussit à s´enfuir à temps en Angleterre, où il
mourut.
René de Chambes
fut contemporain d´Henri IV.
-
Et quel fut le dernier seigneur de
Montsoreau?
-
Yves de Sourches, père de la comtesse de
Blacas. Il vendit le château en 1804.
Par la suite, on
le démembra et on l´adjugea par lambeaux aux gens du village qui désiraient en
acheter ou en louer des parcelles. Sa déchéance fut rapide, et sa perte pour
l´histoire et pour l´art semblait définitive et irrémédiable, lorsqu´un
mouvement d´opinion suscité par les artistes et les hommes de lettres de la
région, amena son rachat et sa restauration, après la guerre de 14-18.
Celle-là n´est
pas encore terminée, comme vous allez voir, mais le château est d´ores et déjà
sauvé.
-
Et quel a été le principal artisan de
cette restauration?
-
Monsieur le Marquis de Geoffre de
Chabrignac.
-
Voilà un noble authentique.
-
Comme vous voyez, Madame et Monsieur
–continua le guide– l´aspect extérieur du Château avec ses machicoulis, ses
crêneaux et ses archères, donne encore l´impression d´un monument
d´architecture militaire.
-
En effet, surtout la façade qui regarde
la Loire. Ses lignes sont lourdes et sévères.
-
Oh! pas tout à fait, Monsieur. Sans
doute avez-vous bien remarqué ses larges baies à meneaux et ses magnifiques
lucarnes en pignon.
-
Oui, mais elles ne sont guère sculptées.
-
Certes, cette cour est plus riante.
-
Vraiment, mais c´est dommage que la
tourelle occidentale ne fasse pas un véritable pendant à celle de l´Est. Elle
n´est évidemment pas de la même époque.
-
Non; celle-là appartient au XVè siècle.
Toutes les deux devaient être jadis surmontées de clochetons dressant leurs
pointes au-dessus de la masse des bâtisses.
-
Je voudrais visiter, d´abord,
l´intérieur de l´escalier d´honneur.
-
Comme vous voudrez, Monsieur – fit le
guide.
Nous y entrâmes par la suite. Son
intérieur est étroit. Les marches se déroulant en spirale. Elles sont peu
nombreuses, mais suffisantes pour ce qu´elles permettent d´admirer. En effet,
on n´y trouve de remarquable que la petite voûte de syle flambloyant dont les
nervures s´engagent dans une courte colonne.
Il faut dire d´une fois pour toutes que le Château de Montsoreau n´enferme
pas de richesses artistiques. Il ne vaut que par son architecture imposante,
ses souvenirs historiques et sa merveilleuse perspective sur la vallée de la
Loire.
Cet immense bâtiment comprend, dans son ensemble, un corps de logis
central, flanqué, à l´Est et à l´Ouest, de hauts pavillons en saillie, du côté
de la rivière. Le logis central se compose de trois étages et les pavillons en
comprennent quatre, sans compter les combles. Chaque étage de la partie
centrale contient, à son tour, une grande salle et une petite; les grandes, à
deux cheminées; et les petites, à une.
Les cheminées à hotte constituent
l´unique ornement des salles. Il en reste actuellement une quinzaine, à peu
près intacte; mais elles n´ont pas de sculptures. Je ne remarquai pas un seul
ornement sculpté dans tout l´intérieur du Château. C´est curieux.
Bien entendu, nous parcourûmes toutes
les salles; mais, comme il n´y avait pas lieu de s´y arrêter pour admirer
d´oeuvres d´art, notre visite ne se prolongea pas longtemps. C´est au dernier
étage où nous passâmes quelques minutes à contempler le panorama. Soudain un
avion allié parut sur l´horizon. Je m´attendais à voir un spectacle hors du
programme, mais l´avion fit demi tour sans bombarder ni mitrailler. Par la
suite, nous quittâmes le Château.
Faut-il dire que le guide ne manqua pas de nous parler pendant la visite de
la châtelaine Françoise de Maridor..?
“-C´est drôle – dis-je à la jeune fille de retour à Candes. L´unique femme
connue parmi les dames remarquables de Montsoreau est précisément celle qui le
méritait le moins.
-
Comment! Est-ce qu´il y a eu à
Montsoreau d´autres femmes remarquables..?
-
Mais oui, Mademoiselle. Dans le genre
même de l´héroïne de Dumas, il y a eu une autre femme de beaucoup plus intéressante:
Colette de Chambes, fille de Jean de Chambes, celui-là même qui reconstruisit
le château. Quel roman et quel film pourraient être faits avec la vie de cette
dame ambiteuse et intrigante!
-
Mais je n´ai jamais entendu parler de
cette femme!
-
En effet, elle est tout à fait oubliée
et, dans les histoires de votre région, à peine si on la nomme.
-
Voyons, racontez-moi ce que vous en
savez. Je brûle de curiosité.
-
Volontiers.
-
Colette de Chambes commença par épouser
Louis d´Amboise, Vicomte de THOUARS. Celui-ci étant mort prématurément, Colette
se consola en devenant la maîtresse de Charles de France, frère mineur de Louis
XI et héritier présomptif de sa couronne.
-
Oh! Là-là! Elle visait bien haut, cette
femme.
-
Plus que vous ne croyez, Mademoiselle.
Parce que Charles de France était un prince ambitieux, mais médiocre, maladif,
frivole et sans caractère, tandis que Colette non seulement était ambitieuse,
mais intelligente, belle, intrigante et résolue. Naturellement son empire sur
son amant devint bientôt absolu, et elle ne tarda pas à se mettre à la tête
d´un des deux partis qui déchiraient la cour du Duc de Guyenne, c´est-à-dire,
de Charles de France, l´autre parti étant dirigé par Odet d´Aydie, sire de
Lescun et favori du prince. Tous les projets matrimonaux proposés à Charles -parmi
eux, celui de le marier à une princesse espagnole: Jeanne de Castille, et à une
propre fille de Louis XI- échouèrent l´un après l´autre. L´astucieuse maîtresse
surveillait de très près le prince.
-
Naturellement!
-
Oui, mais par calcul, non par amour.
Comme la plupart des maîtresses, caressait-elle l´espérance de devenir reine de
France...? Cela est fort probable. Autrement il n´est pas aisé d´expliquer cet
échec de toutes les candidates au lit conjugal du Duc; et en même temps, la participation
active de celui-ci aux complots et aux ligues que l´on forma à cette époque,
pour renverser Louis XI. Sans doute, Colette encourageait-elle Charles dans
cette voie, quand elle ne le poussait pas. De son côté, le Roi commit une
grosse faute, à l´égard de la maîtresse de son frère: celle de la dépouiller de
l´héritage de son mari, le vicomte de Thouars, et la redoutable coalition
féodale de 1471 qui aurait dû détrôner Louis XI, fut en grande partie l´oeuvre
de Colette.
-
Mais cette femme était véritablement
dangereuse!
-
Oui, mais le Roi l´était davantage.
Louis XI entre-temps ne dormait pas, et quand elle pensa, enfin, arrivée
l´heure de satisfafire et son ressentiment et ses ambitions, elle disparut
subitement.
-
Comment! Fut-elle assassinée...?
-
Oui, et savez-vous par qui...? Par le
propre aumônier de son amant!
-
Formidable!
-
C´était l´abbé de Saint-Jean d´Angéli,
Faure de Versois. Il avait été acheté par le Roi et correspondait secrètement
avec lui. Un jour de décembre 1471, l´Abbé de St-Jean d´Agéli invita à dîner
chez lui Charles de France et Colette de Chambres. Ils acceptèrent sans aucune
méfiance. Comment se méfier de leur propre aumônier...? Au dessert, le
religieux offrit galamment aux deux amants une pêche et la partagea en deux
moitiés avec un couteau empoisonné. Le poison agit efficacement. Colette mourut
presque subitement; Charles, cinq mois après.
-
Mais cela paraît un véritable roman!
-
Effectivement.
-
Et croyez-vous que l´instigateur de ces
deux meurtres fut le Roi même...?
-
Pour ce qui est de Colette, le doute
n´est guère permis, quoique la rivalité de Lescun put y jouer aussi un sinistre
rôle. En tout cas, évidemment il n´était pas dans l´intérêt de celui-ci de se
débarrasser de son maître.
-
C´est pourquoi quand Charles décéda,
Lescun fut le premier à accuser le Roi de fraticide. Tous les autres ennemis de
Louis XI, et à leur tête Charles le Téméraire, se firent aussitôt l´échec de
cette infamante accusation, et des historiens anciens comme Seyssel et Brantôme
l´acceptèrent comme fondée. Michelet écrit que “Louis XI n´était pas incapable
de ce crime”, mais il reste dans le doute, comme Sismondi et la plupart des
modernes. Enfin cette ténébreuse affaire n´est pas éclaircie du tout.
-
Mais, la justice de l´époque ne réussit
pas à décéler les coupables...?
-
Pensez-vous, Mademoiselle. On ne sait
rien. D´abord Lescun jeta dans les prisons de Nantes l´Abbé de Saint-Jean
d´Angéli et son complice soupçonné Henri de la Roche, écuyer de cuisine du Duc
de Guyenne. On répandit le bruit qu´ils avaient avoué leur crime et qu´ils
avaient accusé le Roi. Mais dix huit mois plus tard, Louis XI s´étant
réconcilié avec le Duc de Bretagne et avec Lescun même, des commissaires royaux
intervinrent dans le procès et rien n´en transpira. On prétend que l´évêque de
Lombez, Louis d´Amboise, livra les pièces au Roi et qu´elles furent brûlées.
Enfin, pour rendre cette affaire encore plus mystérieuse, un beau jour La Roche
s´évada de la prison, et l´Abbé de Saint-Jean d´Angéli fut trouvé étranglé dans
son cachot. On dit qu´il avait été tué par le diable!
Il est bien
possible que les agents de Louis XI ne fussent pas étrangers à cette
diablerie...
-
Probablement. Il n´était pas du tout
scrupuleux.
-
Voilà la série de complications et de
drames que cette autre dame de Montsoreau provoqua avec ses beaux yeux et son
ambition.
Ne croyez-vous pas, Mademoiselle, que Colette de Chambes est un type
féminin plus remarquable que Françoise de Maridor...?
-
Certainement.
-
Et bien, il y a encore une autre dame de
Montsoreau plus intéressante que les précédentes.
-
Comment! Encore une autre...?
-
Oui, mais pas du même acabit. On ne sait
pas grand´chose d´elle, parce qu´elle n´eut pas d´aventures amoureuses, et vous
savez, Mademoiselle, que pour qu´une femme passe à l´histoire, il faut surtout
qu´elle ait eu la tête légère.
-
Naturellement, ce sont les hommes qui
écrivent l´histoire.
-
Et qui la font.
-
Non, Monsieur. Dites plutôt qu´ils la
représentent; mais les femmes la font souvent dans les coulisses.
-
En France.
-
Et en Espagne non...?
-
Pas du tout. L´Histoire et la civilisation
espagnole sont uniquement l´oeuvre des hommes...
-
Bon, laissons de côté cette question. Et
qui fut cette autre dame de Montsoreau?
-
Hersende de Champagne, femme de
Guillaume II de Montsoreau. Elle vécut pendant la deuxième moitié du XI ème
siècle.
A la mort de son mari, elle prit l´habit religieux à la célèbre abbaye
bénédictine de Fontevrault qui venait d´être fondée par Robert d´Arbrissel et
de laquelle Hersende devint bientôt abbesse. Ce dernier trouva dans la veuve de
Guillaume de Montsoreau la collaboratrice idéale. Elle l´aida efficacement non
seulement dans l´organisation intérieure de l´ordre naissant, mais encore dans
la direction des travaux de construction. C´était une femme d´une intelligence,
d´une énergie et d´une vertu supérieure et elle compte avec raison parmi les
abbesses les plus illustre de Fontevrault.
Et bien, Mademoiselle, ne croyez-vous pas que cette illustre femme méritait
de passer à la postérité beaucoup mieux que François de Maridor...?
-
Sans conteste. Remarquez, que sans la
fin tragique de Bussy d´Amboise et le roman de Dumas, personne ne connaîtrait
même le nom de celle-ci.
-
En effet. Toutes les maîtresses des
hommes plus ou moins célèbres qui ont réussi à transmettre leurs noms à
l´histoire, ont dû cette chance, non généralement à leurs propres mérites,
d´ordinaire, nuls, mais au mérite des hommes qui les ont aimées.
-
Merci bien, Monsieur. Vous êtes aussi
peu galant que juste, car, de votre avis, Bussi d´Amboise ne valait pas plus
que la Dame de Montsoreau et Colette de Chambes valait plus que le Duc de
Guyenne.
-
Certes, mais je ne parle pas précisement
des hommes qui doivent leur renommée à leur naissance, et qui autrement
seraient toujours restés dans l´anonymat, mais de ceux qui se sont créés un
grand nom dans l´histoire, grâce à leur valeur personnelle.
-
Et ne croyez-vous pas que les hommes ont
toujours les maîtresses qu´ils méritent...?
-
Pas toujours, Mademoiselle. Rousseau,
par exemple, ne méritait pas une ignorante servante d´auberge, comme Thérèse
Levasseur, ni Baudelaire, une mulâtresse, noceuse et avide d´argent, comme
Jeanne Duval.
-
Alors pourquoi se sont-ils épris de ces
femmes?
-
Parce que les hommes de talent n´aiment
pas, d´ordinaire, en fonction de leur génie, mais en fonction de leurs
passions. Exactement comme les hommes vulgaires.
-
Et dans ce cas, pourquoi auraient-ils le
droit d´être mieux aimés que le commun des mortels?
-
Parce que les hommes de génie donnent
souvent à leurs maîtresses ce que les autres hommes ne pourront jamais leur
donner: à savoir, l´immortalité.
-
Bah! Nous nous fichons de l´immortalité,
nous, les femmes.
-
C´est votre droit, Mademoiselle. Mais en
tout cas, vous tenez tout au moins à votre réputation, il me semble. Encore
plus que les hommes. Même les filles ont parfois la prétention de passer aux yeux
de ceux qui les connaissent pas pour des femmes respectables.
-
Mais c´est normal.
-
En effet, il faut autant que possible
garder les apparences, n´est-ce pas, Mademoiselle...? C´est la devise des
femmes. Surtout de celles dont les apparences doivent cacher une réalité très
différente...
-
Que voulez-vous? C´est la vie. En
société, on vit surtout de la respectabilité, quoique celle-ci ne soit souvent
que conventionnelle.
-
Tout à fait exact. Mais si vous n´aimez
pas du tout être méprisée par les personnes qui vous connaissent, aimeriez-vous
être méprisée, de surcroît, par la postérité...? C´est le cas des maîtresses –
et des femmes légitimes – indignes des hommes célèbres.
-
Mais tous les hommes célèbres, ont-ils
toujours été, à leur tour, des hommes dignes...? Non.
Parfois pas même équilibrés.
-
Soit, mais ils ont laissé à la postérité
une oeuvre. C´est celle-ci qui compte. Les hommes passent: l´oeuvre reste. Mais
qu´ont-elles laissé derrière elles, leurs maîtresses...? Simplement un
souvenir: celui de leur conduite. Baudelaire était un dévoyé. D´accord. Mais il
a légué à la France “Les Fleurs du mal”; tandis que sa maîtresse n´a laissé
derrière elle que le souvenir de sa stupidité et de son ivrognerie.
-
Vous défendez bien votre sexe, mon ami.
Naturellement vous avez toujours raison, vous, les hommes...
-
Pas toujours, Mademoiselle; mais
beaucoup plus souvent que les femmes.
-
Pourquoi...?
-
Parce que nous raisonnons plus que vous.
-
Ainsi va le monde avec vos
raisonnements...
-
Croyez-vous qu´il irait mieux avec vos
caprices...?
En discutant de cette façon, nous entrâmes de Montsoreau à Candes. Là nous
visitâmes par la suite sa magnifique église. Elle fut fondée par St.-Martin,
évêque de Tours, qui y établit un collège de clercs et y mourut en 397. C´est
un superbe monument ogival du XIIème siècle pour partie et du XIVème pour le
reste. L´abside semicirculaire est recouverte par une coupole demi sphérique,
éclairée par cinq fenêtres plein cintre qu´encadrent des colonnettes à
chapiteaux ornés de feuillages et d´animaux; un cordon règne autour de
l´hémicycle. Le sanctuaire est formé de deux travées; les arcs doubleaux et les
nervures sont supportées par des colonnes à chapiteaux corinthiens. Toute cette
partie appartient au XII siècle. Dans le mur latéral, à droite, sous une baie cintrée
entourée de deux arcatures, repose, sur un soubassement, une fameuse statue de
St. Martin. Elle est très vénérée, dans toute la région.
C´est à ce sanctuaire que ma gentille amie me conduisit, aussitôt que nous
entrâmes dans l´église.
Et pour cause. Il y a une légende dans la contrée
d´après laquelle les jeunes filles qui embrassent le pied droit de cette statue
–le droit ou le gauche...?, je ne m´en souviens plus- se marient au cours de l´année. Naturellement ma belle amie l´embrassa avec
dévotion. Puis, elle m´invita à l´imiter. Mais je refusai carrément. Cela la
contraria; et je le regrettai. Mais que voulez-vous? Je n´aime embrasser que
les femmes et les enfants.
L´une des parties les plus belles de l´église de
Candes est sa façade méridionale, datant du commencement du XIVème siècle. Elle
est encore superbement sculptée, malgré les mutilations de la Révolution. Ce
beau portail attira surtout mon attention. Et celle de mon amie aussi,
puisqu´en sortant de l´église, comme elle pensait encore au baiser donné à
St-Martin, elle s´arrêta soudain et s´écria:
“- Oh! Quel beau cadre pour une sortie de messe de
mariage! Voyons” – ajouta-t-elle, en prenant mon bras. Et nous descendîmes
cérémonieusement l´escalier, comme si nous venions de nous marier. Je
l´embrassai sur la dernière marche.
“- C´est le baiser nuptial...” lui dis-je en
souriant. Puis, nous gravîmes la colline qui grimpe derrière l´église. Le
panorama que l´on aperçoit de son sommet, est vraiment splendide. Ce sont les
plaines immenses de la Loire et de la Vienne, de l´Anjou et de la Touraine,
formant un ensemble simple de lignes, mais d´une harmonie parfaite, douce et
séduisante. Nous nous y reposâmes environ une heure. Pas un bruit, pas une âme
vivante, pas un nuage. Le soir était calme, le ciel pur; le soleil éclatant.
“-Pourquoi le paysage de nos âmes n´a-t-il jamais
cette majesté sereine, harmonieuse et brillante...? – soupirai-je.
-
Peut-être parce que nos désirons trop,
répondit la jeune fille.
-
Oui, peut-être... Toutefois, croyez-vous
que c´est trop désirer que de vouloir un peu d´amour et de tranquillité, de
liberté et de pain...? Voici pourtant de quoi se contenteraient bien, à l´heure
actuelle, la plupart des mortels. Les bêtes mêmes n´en sont pas privées. Elles
sont plus heureuses que nous...
-
Qui sait...?
-
Nous n´avons pas eu de chance, les
hommes de notre génération. Pour nous la vie est une tragique plaisanterie.
Remarquez la mienne, depuis huit ans. Et cependant je ne suis pas des plus
malheureux.
-
Vous avez raison, mon ami. Mais
voulez-vous que nous changions de conversation...? A quoi bon nous attrister en
vain...? Il faut prendre la vie comme elle vient. Est-ce que vous vous sentez
malheureux en cet instant...?
-
Non, fis-je en la regardant avec douceur
dans les yeux. En cet instant, j´ai à mon côté la félicité...”
Nous nous promenâmes pendant quelque temps sur
l´esplanade du sommet et enfin nous quittâmes ce site délicieux, avec un
véritable regret.
Mais il fallait rentrer à St-Cyr-en-Bourg,
c´est-à-dire, faire encore 16 kilomètres et visiter Parnay en passant. Ainsi
après nous être rafraichis un peu, dans un bar de Candes, nous repartîmes.
Mon voyage de retour fut beaucoup plus sage. Il ne
m´arriva qu´un incident, plutôt, un accident. A l´entrée de Turquant, comme je
craignais d´être écrasé par un camion allemand, qui venait, à toute allure,
dans la même direction, j´essayai de descendre en marche et je tombai au bord
de la route comme un crapaud. Par bonheur, je ne m´abîmai pas la peau ni la
culotte; mais quelques femmes qui passaient à proximité, rirent, à mes dépens,
de très bon coeur.
Nous nous arrêtâmes à Parnay. J´avais envie d´y
visiter l´ancienne église de St-Pierre.
Jolie ascension que celle du coteau du village! Son
sentier étroit grimpe par zigzags abrupts, plongeant à droite et à gauche sur
de profondes caves et dominant à mesure que la vue s´élève toute une admirable
vallée. Nous le gravîmes en nous tenant par le bras. Par endroits, il était
bordé de petites fleurs. Le soleil déclinant clignotait nonchalamment, à
travers les arbres, et retouchait le teint de pêche mûre de la belle jeune fille.
Elle était fascinante.
La petite église de St-Pierre se dresse toute isolée
au faîte et sur le rebord du coteau. Elle remonte au XI siècle. Mais toutes ses
parties ne sont pas si anciennes. Les chapiteaux seuls de la nef sont restés
anciens et montrent la gueule béante du démon ou des rangs de feuilles d´eau,
coupés aux angles de masques grossiers.
Le petit choeur formé d´une travée ogivale à voûte
d´arête, date du XV siècle, et la nef et la façade en pignon sont de
construction récente. Anciens aussi le clocher carré de deux ordres romans et
le portail décoré de moulures Renaissance et encadré dans un porche voûté en
bois avec bancs de pierre. Une main irrespectueuse avait écrit, à la craie, sur
la porte: “A bas la calotte! Vive Lenine!” Les sectaires exagèrent toujours.
Quand nous visitâmes la petite église, il n´y avait
personne; mais j´aperçus un illustre compatriote: St-François Xavier. Il s´agit
d´un grand tableau de tons clairs. D´autres curiosités attirèrent mon
attention: les deux bénitiers, surtout celui encastré dans le premier pilier,
sculpté de têtes groissières; une statuette de St-Pierre assis et le tombeau
gothiques de Jehan du Pressis, sieur de Parnay.
Cette visite dura à peine un quart d´heure. Puis,
nous fîmes sans aucun nouveau incident ni arrêt le reste de l´itinéraire. Le
soleil commençait à se coucher quand nous rentrâmes à St-Cyr. C´était un
couchant radieux.
Faut-il dire que je fus ravi de cette première
excursion en bicyclette et que j´en garderai toute ma vie le meilleur souvenir...?
Quant à la jeune fille, je crus deviner, après être
rentrés, que malgré toutes ses protestations de satisfaction, elle n´en était
pas tout à fait contente. Pourquoi? Je ne sais pas, mais il me semble que mon
refus d´embrasser le pied de St-Martin, la travaillait et la préoccupait...
“- Tiens! Pourquoi n´avais-je pas voulu caresser
l´orteil de ce saint marieur...?”
Alors, le lendemain, pour effacer de son esprit
cette mauvaise impression, je lui adressai par courrier un petit billet rose,
contenant cette strophe:
“Jalousie”
“En vous voyant baiser le pied de St-Martin,
je sentis la fureur d´un fol iconoclaste.
Mes lèvres envieuses faillirent blasphémer,
et j´aurais bien brûlé l´église du village...”
Pardon, lecteur. Quand on est amoureux, on dit et on écrit beaucoup de
bêtises. Mais... que devriendrait-elle, notre triste existence, sans les
divines bêtises de l´amour qui la rend supportable...?