viernes, 23 de octubre de 2015

Un Dancing Paléolithique


Un Dancing Paléolithique


A Mademoiselle Natividad González

St-Cyr-en-Bourg, le 30 Mars 1944
Manuel GARCÍA SESMA

Dans la France de l´armistice 1940-1944, il était formellement interdit de danser. Mais pourquoi… ?
On sait que le Maréchal Pétain s´était paternellement consacré au redressement du pays. Entendez au redressement moral, puisque le relèvement économique était tout à fait impossible pour le moment. Mais il est évident que la morale des redresseurs de l´armistice ne pouvait plus être la morale laïque que l´on déclarait en faillite, mais la morale de l´ancien régime, c´est-à-dire, la morale catholique. Or la morale catholique considère la danse et les dancings comme des occasions immédiates de péché mortel. Le révérend Père Ferreres dont la Théologie morale était encore à ce moment-là le guide des confesseurs, blâmait expressement la mazurka, la polka, le schottis et quelques autres danses de l´époque des jupes longues.
A plus forte raison tombaient sous le même anathème la rumba, le tango, le fox-trot et le swing. Quand j´étais adolescent, je fis pendant une semaine une retraite spirituelle, et je me rappelle que le jésuite qui le dirigeait – le P. Edouard Arechavaleta – nous assura un jour très sérieux que Lucifer en personne participait parfois aux soirées dansantes des music-halls parisiens…
Qui sait ? Il se peut que le P. Arechavaleta – qui avait été un ancien homme de monde, comme le P. Coloma – l´aurait identifié plus d´une fois sous la jupe d´une « entraîneuse » de Montmartre…
Alors on comprend aisément que M. M. les redresseurs de l´armistice qui avaient déjà assez de tracasseries avec les terroristes, l´armée occupante et les insurgés du maquis, ne tiennent nullement à ouvrir de surcroît la porte aux démons des boîtes de nuit.  
D´autre part, était-il sérieux et tolérable qu´en même temps que le prisonniers pourrissaient dans les camps de concentration et que les requis travaillant en Allemagne avaient chaque jour à supporter les averses des bombes des forteresses volantes, messieurs les gaillards, restés dans la métropole, s´attaquassent gaiement à frotter le nombril des tendrons au son d´un accordéon...?
Mon dieu !, il y a de l´abris…
Corollaire : M. M. les redresseurs de l´armistice avaient raison.
Du reste, ce n´était pas la première fois que les autorités françaises s´en prenaient aux dévots de Terpsichore. Le fait s´était déjà produit – quoique d´une façon moins générale – lors d´un autre redressement national: la Restauration. Il est oiseux de souligner que l´interdiction ne redressa rien, mais elle inspira à un humoriste classique, Paul-Louis Courier, une sottise délicieuse.[1]
De toute façon, en France ce sont les femmes qui commandent, et on sait qu´il suffit d´interdire aux fille d´Eve n´importe quoi pour qu´elles tombent immédiatement dans la tentation de passer outre. Cela veut dire que dans la France du Maréchal Pétain et du général von Stülpnagel, malgré tous les interdits et tous les « verboten », on dansait un peu partout comme à l´époque de Daladier et de Gamelin.
Quand en Février 1944, je retombai en Anjou, venant de la Normandie, des compatriotes demeurant à St-Cyr-en-Bourg où je commençai à travailler dans la « Caverne des Camouflés »[2], en me dépeignant les merveilles du pays (oh ! il y avait du pain, de la viande et du pinard à discrétion. Le reste ne comptait pas…), conclurent leur exposé :
-         De surcroît, tu peux danser tous les samedis et dimanches.
-         Fichtre! Est-ce que vous faites bal chez des amies ?
-         Oh! pas du tout, nous dansons aux bals publics.
-         Comment ! Mais les dancings ne sont-ils pas interdits ici, comme sur le reste du territoire… ?
-         Bien entendu.
-         Alors…
-         Alors on danse en cachette pendant la nuit, dans les caves du pays.
-         Dame! Dites-moi, dites-moi: ces bals clandestins, nocturnes et souterrains m´intéressent.
-         Mais oui: ici toute la région est creusée de caves.
-         Cela veut dire qu´ici tout le monde est «cavernicoles ».[3]
-         Oh ! pas précisément, il ne s´agit point de caves d´habitation ni de réaction mais de champagne et de champignons.
-         Et qui organise ces pittoresques saturnales ?
-         Des jeunes gens du pays. Ils engagent les musiciens, ils fixent le lieu et la date, et voilà le dancing en marche.
-         Mais comment sont-elles portées à la connaissance des intéressés… ?
-         Oh ! la publicité n´est pas chère ni compliquée. On en répand discrètement le bruit par les villages des environs. En outre, il y a à Saumur une espèce d´agence des bals clandestins qui fonctionne au Café de la Grappe d´Or. Si tu veux apprendre où l´on danse chaque semaine dans la région, tu n´as qu´à demander à un garçon de ce café.
-         Et assiste-t-il beaucoup de monde à ce bal ?
-         Ça dépend du temps; mais d´ordinaire il n´en manque pas. Tu sais, il y a de jeunes gens et des jeunes filles qui se déplacent de vingt et de trente kilomètres pour aller danser. Ils arrivent à pied, en vélo, en charrette…
-         Comment ! En charrette aussi… ?
-         Mais oui. Une fois nous sommes venus nous-mêmes en charrette de Montreuil-Bellay à Saumoussay, et sais-tu ce qui nous arriva ? Eh bien, à la sortie du bal, le harnachement de notre cheval avait disparu…
-         Que voulez-vous ? Quelqu´un qui en avait autant besoin que votre bête, s´en servit tranquillement…
-         Sans doute.
-         D´autre part, ne vous attaquiez-vous pas en même temps au cuir des jeunes filles…? D´autres plus positifs préfèrent de cuir des harnais… Question de goûts. Voilà.
-         Oui, oui ; c´est au propriétaire que tu aurais pu raconter ces histoires. Ah ! mon Dieu, tu sais, quand il nous regarde rentrer sans les harnais, il se mit en colère comme un taureau qui vient de recevoir les « banderillas ».
-         Mais après il se calme…
-         Naturellement.
-         Et dites-moi, ces parties chorégraphiques sont-elles gratuites… ?
-         Ah ! non. Pas du tout. Tu comprendras que les musiciens ne vont pas se déplacer et jouer bravant la police, simplement pour nous faire plaisir. Ce n´est pas de l´altruisme philharmoniques, mais du plus pur mercantilisme.
-         Et combien cela vous coûte ?
-         D´ordinaire, les garçons, paient vingt francs; et les filles, quinze.
-         Alors pour ce prix, les bals seront acceptables.
-         Du moins, on les accepte. Que veux-tu ? Il faut s´amuser. Cependant ne te fais pas trop d´illusions. On s´arrange comme l´on peut.
-         Voyons, voyons. Y a-t-il un orchestre ?
-         Mais oui. D´ordinaire, un accordéon et un jazz; ou un accordéon et un saxo.
-         Et buffet… ?
-         Zéro. Chacun bouffe de ce qu´il porte, s´il porte quelque chose.
-         Et garde-robe… ?
-         Zéro. On accroche les pardessus au mur.
-         Et électricité… ?
-         Zéro. On s´éclaire avec des lampes de carbure.
-         Et chaise, ou bancs pour se reposer… ?
-         Zéro. On s´assied par terre comme les bonzes.
-         Et parquet pour danser… ?
-         Zéro. On danse sur le sol poussiéreux comme les troglodytes.
-         Sapristi ! savez-vous que vos boîtes de nuit sont une merveille… ?
-         Ah ! de surcroît il faut rester sur place toute la nuit. Tu sais qu´après 23 heures la circulation est interdite et on ne rigole pas avec les patrouilles allemandes.
-         Et les gendarmes ne se présentent-ils jamais à leur tour pour rendre la séance plus amusante… ?
-         Mais oui, plus d´une fois.
-         Et alors… ?
-         Alors s´ils sont pétainistes, le bal finit au parquet. Au parquet judiciaire, c´est entendu ; mais s´ils sont gaullistes, ils se mettent à danser avec nous.
-         Bravo !
-         Parfois on joue aux pétainistes des tours très comiques. Par exemple, une fois ils passèrent toute une nuit à la belle étoile, cachés aux environs de la cave, pour nous attraper à la sortie. Sans doute, ils n´essayèrent pas de nous surprendre sur place de peur que nous nous échappions dans toutes les directions du souterrain. Mais ayant été avertis de leur présence, nous sortîmes d´un autre côté à cinq kilomètres de distance. Nous ignorons si les anges gardiens du Maréchal Petain nous attendent encore…
-         Qui sait… ?
-         Enfin, ami Sesma; samedi prochain il y a bal a Souzay. Veux-tu nous accompagner… ?
-         Sept kilomètres.
-         Sept kms… ? Pardi ! Sept kilomètres d´aller et sept kms. de retour font quatorze kilomètres de promenade. Et de surcroît passer débout toute la nuit par ce chien de temps… ? Mon vieux, si c´était dans une salle confortable, je n´hésiterais pas. Mais dans une cave humide… ? Vous savez, la perspective ne me séduit pas. Ce sera pour un autre jour. Excusez-moi.
……………………………..
Et un mois après ce jour arriva. C´était le 11 Mars 1944. Padierna – le plus jeune de mes compatriotes – me prévint à midi :
-         Ce soir on danse à Saumoussay. Veux-tu venir ? Nous y allons, bien entendu.
-         Mais oui – fis-je. Attendez-moi chez vous pour 21 heures.
Saumoussay n´est qu´à un km. à peu près de St. Cyr-en-Bourg. Cela veut dire que je n´avais pas à me fatiguer pour y aller. En outre, il n´était pas question non plus des patrouilles allemandes. C´est-à-dire, je ne serais pas obligé de rester toute la nuit au bal. Quand j´en aurais assez, je pourrais rentrer chez moi et me coucher tranquillement. La perspective changeait.
            Cependant la nuit du onze Mars 1944 ne fut pas du tout propice à faire la noce. La dernière lune de cet hiver fut la plus dure de la saison. Il faisait un froid glacial. Le ciel était couvert, et la campagne, plongée dans les ténèbres. Pour tout les batteries allemandes placées à Fontevrault, faisaient des exercices de tir sur le champ de Champigny. Leurs éclairs illuminaient un moment l´horizon et leurs coups de tonnerre faisaient trembler le sol.
            Mon dîner fini, je me rendis sans délais à la chambre de mes compatriotes. C´étaient trois madrilènes: Isidro Padierna, du quartier de Cuatro Caminos; José Cuellar, de la Guindalera et Angel García Sáez, de Vallehermoso. Tous les trois s´étaient déjà parés comme pour aller à un bal élégant. Cependant le pantalon de soirée de Padierna laissait voir un petit trou par derrière…
            En route vers notre boîte de nuit, un autre compatriote nous rejoignit: Federico Ramírez, un victorien qui venait de Varrains, accompagnant une petite espagnole très mignonne. Son nom était Nati et c´était la jeune fille châtaine, employée au buffet de la gare de Saumur. Tous les deux arrivèrent en vélo.
            Pour atteindre le dancing, au lieu de suivre le chemin de Saumoussay, nous optâmes pour le passage souterrain de la Bruère.
            Celui-ci commençait justement à quelque cinquante mètres de la chambre de mes camarades. Il est oiseux de remarquer qu´il n´était pas du tout éclairé, ce passage; mais notre camarade Sáez avait préalablement gardé une lampe à carbure du chantier, pour nous éclairer en cette occasion. On nous aurait pris en marchant de cette façon pour une bande de conspirateurs, ou de cambrioleurs.
-         Si les agents de Darmand nous surprenaient en ce moment… ! – s´écria Sáez en ton plaisant.
C´était l´époque de la chasse aux terroristes et justement ce jour même on avait arrêté et interrogé sur le pavé de Lyon 50.000 personnes… ! Rien qu´à Lyon seulement. La Gestapo travaillait…
            J´achevai la phrase de Sáez :
-         Demain toute la presse française annoncerait en gros caractères :
« Un groupe de terroristes dangereux a été arrêté hier soir dans les caves de Saumoussay. Il s´agit d´espagnols rouges, ayant commis plusieurs attentats. Les bandits étaient armés de mitraillettes et accompagnés d´une jeune fille qui semble être leur chef. Celle-ci se nomme Carmen et cachait sous la jarretière un couteau d´Albacete. Ce couteau est un ancien cadeau du sinistre bourreau André Marty… »
            En ce moment la jeune fille me coupa vivement :
-         Mais je ne m´appelle pas Carmen et je n´use pas des bas et je ne sais non plus qui est ce martyr (sic)…
-         Rassurez-vous, « señorita ». Je compose un roman policier pour les lecteurs de « Gringoire » et les auditeurs de Mr. Philippe Henriot…
Mes camarades éclatèrent de rire.
Les souterrains de St. Cyr-en-Bourg et le Saumoussay ne sont certainement pas un labyrinthe, mais rien de plus facile que de s´y égarer. C´est pourquoi nous dûmes nous arrêter aux carrefours avec perplexité plus d´une fois. Heureusement des indications écrites au crayon sur les murs venaient opportunément à notre secours.
Chemin faisant la jeune fille nous questionna :
-         Et les champignonnières où sont-elles ? J´aimerais les voir.
-         Et moi aussi – appuyai-je.
-         Allons-y – dit Sáez.
Prenant une galerie latérale, nous arrivâmes peu après à un grand compartiment. Il était fermé. Des planches couvraient l´entrée. Nous les déplaçâmes et nous y entrâmes. Sáez haussa sa lampe à carbure pour éclairer l´intérieur. C´était curieux. L´endroit plongé dans la pénombre, donnait d´abord l´impression funèbre d´une morgue regorgeant de petites bières.
-         Mais où sont-ils, les champignons… ? – m´écriai-je.
-         Regarde bien – répliqua Sáez, descendant la lampe à ras de terre.
En effet les champignons jaillissaient des cercueils, comme des trépassés ne montrant que le bout de leur nez.
-         Je pensais que les champignons poussaient dans les caves comme dans les bois – commenta la jeune fille.
-         Ah ! non – répondit Sáez. Pas du tout. La culture des champignons de couche – c´est ainsi qu´on appelle les champignons de cave – est une opération un peu compliquée.
Et de retour de la champignonnière il nous fit un cours sur la matière.
Entre-temps, la lampe à carbure commença à pâlir d´une façon alarmante.
-         Et si elle s´éteint, comment allons-nous sortir d´ici… ? – dit Nati avec un sursaut.
-         Ce ne serait pas du tout amusant – remarquai-je.
-         Il nous faudrait passer ici toute la nuit – observa Cuellar.
-         Jolie perspective! – conclut la jeune fille.
-         Rassurez-vous – intervint Sáez, secouant énergiquement la lampe. Ce n´est rien.
Et en effet, la lampe se mit par la suite à briller normalement.
Après avoir encore fait quelques minutes de marche, nous débouchâmes sur un carrefour et Sáez de crier en s´arrêtant :
-         Et bien, nous voilà enfin arrivés.
-         Où… ? – questionnai-je.
-         Au bal.
-         Comment ? Au bal… ? –fit d´un air surpris la jeune fille.
-         Est-ce que vous ne vous attendiez pas à cette soirée extraordinaire… ? – lui dis-je d´un ton persifleur.
-         Pas du tout, Monsieur.
-         Et moi non plus, « señorita ». Mais alors, quelle belle histoire vous a débité Federico…? Vous a-t-il dit peut-être qu´il vous emmenait à la salle de fêtes de l´hôtel Ritz de Madrid… ?
-         Et bien, vous voilà tombée dans le « Ra-ca-ta-pla »[4] - intervint Sáez avec sarcasme.
-         Pis encore: dans le « fandango » de la lampe à huile[5] – ajoutai-je.
Devant cette désolation on décida de s´en aller en attendant à un bistrot de Saumoussay.
            En route nous rencontrâmes deux jeunes filles de Brézé, accompagnées de leur mère. Celle-ci et la cadette travaillaient comme nous à la Perrière.
            C´est pourquoi nous les invitâmes à venir avec nous. Elles acceptèrent de bon gré. L´établissement était un de ces débits universels, caractéristiques des hameaux : café, restaurant, épicerie, débit de tabac, cabine téléphonique, etc. Une vieille femme coiffée d´un béret basque nous servit quelques bouteilles. On y trinqua et on plaisanta un peu. Puis, au bout de trois quarts d´heur, on rentra à la cave. Cette fois nous rencontrâmes trois jeunes gens français, venus je ne sais d´où, dont chacun empoignait une autre lampe à carbure. C´était déjà quelque chose.
Mais les musiciens… ?
Et les danseuses… ?
Où étaient-ils… ?
Où étaient-elles… ?
Un gros renfort arriva peu après: deux garçons et une jeune fille de St. Cyr, et quatre allemands et quatre filles de la Perrière. Celles-ci les bonnes à tout faire de ceux-là. A tout faire, le jour et la nuit…, bien entendu.
Trois compatriotes arrivèrent de surcroît avec ce groupe: un murcien, Teodoro Martínez et deux andalous : Francisco Bernard et Francisco Castillo.
-         Qui vous a trompés, mes amis…?, dis-je à Martínez.
-         Comment ! Est-ce qu´il n´y a pas de bal ?
-         Hem ! je crois que non. Regardez l´heure qu´il est et pourtant les musiciens ne sont pas encore arrivés.
Il était déjà en effet 23 heures et demie.
-         Mais il viendront – intervint Jacqueline, une des jeunes filles de Brézé.
-         Croyez-vous, Mademoiselle… ?
-         Mais oui, Monsieur. Ils sont allés d´abord à Varrains jouer dans une fête au profit des prisonniers; mais ils ne tarderont pas à venir.
-         Vous êtes trop optimiste, Mademoiselle. Pensez-vous qu´ils vont risquer à cette heure la rencontre de la patrouille de Chacé… ? J´en doute fort.
Entre-temps la permanence dans la cave n´était pas du tout agréable. Le froid se laissait sentir vivement; d´autant plus que nous étions stationnés à quelques mètres seulement d´une des bouches de sortie et d´un carrefour avec trois directions différentes. Donc il en soufflait toujours pas mal de courant d´air. La pauvre jeune fille espagnole grelottait comme une hirondelle sous son maigre manteau à carreaux jaunes.
Soudain on commença à entendre clairement un bourdonnement de moteurs. Nous sortîmes à l´extérieur, nous les espagnols. C´était l´aviation anglo-américaine. Les appareils volaient à très basse altitude.
-         S´ils commençaient en ce moment à lâcher des parachutistes… - fis-je.
Mais ils passèrent vite sans rien lâcher. Au moins, rien de visible.
Et Cuellar de proposer par la suite.
-         Allons faire peur aux allemands… ?
Ceux-ci étaient restés dedans, occupés à masser les jeunes filles de la Perrière. Sans doute pour leur ôter le froid…
Alors nous fîmes irruption dans la cave, en criant: des parachutistes ! Des parachutistes !
Les boches restèrent un instant interdits; mais ils se rendirent compte aussitôt de la plaisanterie.
En tout cas, la chose n´était pas invraisemblable. Depuis l´automne 1941, des avions anglais avaient lâché à plusieurs reprises des parachutistes dans la région et d´autre part, les caves du pays étaient le lieu le plus propice pour cacher non seulement des espions et des résistants, mais des armes, des munitions et toute sorte de matériel. Malheureusement le Maine et Loire, département pacifique et bourgeois, n´était pas une pépinière de maquisards, comme la Corrèze ou la Savoie. Autrement…
Entre-temps la nuit s´écoulait et les musiciens n´arrivaient pas. Bien entendu ils n´arrivèrent jamais. Alors je proposai à mes camarades :
-         Allons-nous coucher ? Je crois que ce n´est pas la peine de perdre bêtement ici toute la nuit. Surtout dans ces conditions.
-         Attends encore – répliqua Padierna.
-         Attends quoi… ? fis-je. Que le bon Dieu Céleste nous envoie un orchestre de chérubins pour remplacer les musiciens… ?
En ce moment, les filles de la Perrière que le massage teuton n´avait pas sans doute réussi à mettre tout à fait en réaction, se prirent par la main et se mirent à gambader. Le reste de l´assemblée les imita.
-         Accroche-toi à la Monique… - me cria Padierna.
La Monique était une garce épaisse et dévergondée, plus chaude qu´un brasero. Mais je n´avais envie de m´accrocher qu´aux draps du lit. Une chaîne bruyante se forma immédiatement. Je me mis à l´écart. La chaîne se ferma bientôt, laissant dedans Padierna et Janine, la jeune fille de St. Cyr-en-Bourg. La ronde commença à tourner. Et les danseurs et les danseuses de chanter :
Dans ma main droite
J´ai un rosier
Lui fleurira
Le mois de Mai.
Entrez en danse,
Charmant rosier.
Vous embrassez
Qui vous voudrez…
En disant ce refrain, la ronde s´arrêta un moment et Pandiera et Janine embrassèrent chacun de leur côté une autre jeune fille et un autre garçon. Ceux-ci prirent place de ceux-là et la ronde recommença à se mettre en branle.
Entre-temps, je me promenais machinalement d´un bout à l´autre du carrefour en proie à une humeur de tous les diables.
-         Mais pourquoi étais-je venu à cette réunion saugrenue… ? Pourquoi y restais-je encore… ? C´était idiot.
Pourtant une fois que je me fus éloigné un peu de la ronde, la vision de ce spectacle me frappa. Cette danse fastasmagorique dans une caverne au milieu de la nuit et à la pâle lueur de deux lampes, regardée à quelques mètres de distance, offrait en effet un coup d´œil hallucinant.
Où avais-je vu déjà une scène pareille… ?
Ça y est: en Espagne, à Cogull, dans sa fameuse caverne préhistorique. La danse nocturne de la cave de Saumoussay n´était-elle pas effectivement une reproduction vivante de la célèbre peinture paléolithique catalane ?
Mais oui : pareille disposition des danseurs et pareils gestes. Il n´y avait qu´une seule différence : l´habillement. Mais pour le reste ? Pas du tout.
Je pensai : Certainement la façon de s´amuser des hommes n´a pas évolué beaucoup depuis l´âge de pierre jusqu´à l´âge de ciment.
En effet, les gaulois de l´époque romaine qui habitèrent déjà les caves les plus anciennes de Saumoussay, ne dansèrent-ils pas eux aussi d´une façon pareille… ? Bien sûr. Quand les garçons et les filles furent bien trempés de sueur, ils cessèrent de gambader.
-         Et bien, on s´en va maintenant, n´est-ce pas… ? – dis-je à mes camarades.
-         Attends encore – fut Cuellar.
-         Que tu es pressé, mon vieux ! – apostilla Ramirez.
-         Que voulez-vous ? Je languis ici de froid, de sommeil et d´ennui.
-         Espèce de cornichon, danse comme nous – me récrimina Padierna.
Par la suite, un garçon français tira de sa poche un harmonica et se mit à en jouer. C´était une valse. J´ôtai mon pardessus avec décision et me mis à valser avec Nati. L´orchestre et le parquet ne se prêtaient pas à faire des exhibitions chorégraphiques; mais la jeune fille dansait très bien. Résultat: cinq minutes après, mon cafard, mon sommeil et mon froid avaient tout à fait disparu. Et quand une demi-heure plus tard, les assistants résolurent de s´en aller, c´est moi qui n´aurais pas vu d´inconvénient à rester toute la nuit sur place. L´optimisme m´avait complètement gagné.
De retour par les catacombes de St. Cyr, je me mis à réfléchir :
C´est drôle ! Pour ne pas être malheureux sur cette planète, les pattes valent souvent mieux que la tête.
Alors je me rappelai la saillie irrespectueuse d´un ancien élève madrilène :  
-         Détrompez-vous, Monsieur. Toute la philosophie d´Aristote ne vaut pas « Le beau Danube bleu… ».
Sans doute mon polisson d´élève exagérait-il un peu. Mais je suis complètement certain que les jambes agiles de Nati valaient à ce moment plus que la cervelle des ministres de Vichy…




[1] Pétition pour les villageois qu´on empêche de danser (1822).
[2] Magazine de la Kriegsmarine allemande à La Perrière (St-Cyr-en-Bourg !).
[3] En Espagne, les réactionnaires étaient surnommés par le peuple « cavernicoles ».
[4] Ancien bal populaire au grand air aux alentours de St-Antoine de la Florida à Madrid.
[5] Ancien bal madrilène, dépeint par l´auteur comique du XVIIIè  don Ramón de la Cruz.

sábado, 3 de octubre de 2015

ANGÉLUS

ANGÉLUS

Saumur, le 2 juin 1945

A Madame Josette Ameline
Manuel García Sesma
Saumur. Soir de juin. 22 Heures. La lueur crépusculaire met un ton d´or foncé sur le profil de la ville. Quelques nuages roses flamboient au-dessus du Château. Les cheminées rouges des logis roussissent comme des braises. Et çà et là les quenouilles sveltes des sapins montent imperceptiblement vers le firmament, comme les derniers soupirs de la journée mourante.
Penché à la fenêtre orientale de ma chambre, je regarde mélancoliquement l´horizon borné et calme. Les plans noirâtres des toitures et ceux blanchâtres des façades composent avec les houppes entremêlées des arbres un véritable tableau cubiste inexpressif et sans âme.
Pas un bruit, sauf le tic-tac monotone de mon réveil. Du jardin de ma maison monte un parfum léger de magnolias et de roses. Je le respire avec nonchalance. Une jolie voisine, encadrée de fleurs, lit au fond de la Cité Victorine. Je la contemple avec plaisir. Il s´agit d´une jeune fille. Je ressens pour elle une vive sympathie. Elle a l´air d´être aussi sage que jolie. Bonté et beauté ne constituent-elles pas les suprêmes attraits d´une femme...?
Cependant, je ne tarde pas à détourner d´elle mes yeux pour guetter une autre voisine plus touchante: celle de ma fenêtre occidentale. Je l´ai découverte depuis un mois. Pourtant elle a toujours les yeux fixés sur les jalousies de ma croisée. Il s´agit d´une malade. Elle est clouée au lit depuis deux ans. Une affreuse maladie l´immobilise: le mal de Pot. Pauvre femme! Depuis que je la connais, je ne peux m´empêcher de la regarder plusieurs fois par jour. Honni soit qui mal y pense! Ce n´est pas de la curiosité, mais de la pitié. Son triste sort me touche. Du reste, ce n´est plus une jeune fille, mais une femme mûre, quoiqu´elle ne soit pas âgée. Un enfant l´accompagne souvent. Il doit être son fils. Une chatte blanche comme l´hermine bondit parfois sur son lit et caresse ses cheveux bruns et son visage pâle.
La malheureuse femme passe son temps à lire, à coudre, à tricoter..., à souffrir, à penser et à rêver. Sa fenêtre est toujours fleurie. En ce moment, elle est ornée de deux ports de pensées jaunes encadrant un autre de géraniums rouges. J´y vois un symbole frappant:celui de ses heures, tristes et jaunes comme les pensées, et de sa douleur, vive et rouge comme les géraniums.
Mais pourquoi a-t-on frappé si durement cette pauvre femme?
Ah! si je pouvais la guérir, la soulager, ou la consoler... Mais je ne puis rien, moi. Même pas lui témoigner ma compassion et ma sympathie. Et bien sûr, elle ne se doute pas que derrière les jalousies toujours baissées de ma fenêtre – et baissées à présent par respect pour elle – un homme qu´elle n´a jamais vu, ni ne verra jamais, un étranger, la regarde souvent le coeur serré, comme on regarde une soeur souffrante.
En ce moment, elle lit un journal.
Et je me demande: mais que peut importer à cette infortunée exilée du monde ce qui se passe dans le monde, en cet instant...?

Le soir pâlit incessamment. Je quitte la pauvre malade et allume l´électricité. Je me plonge dans un fauteuil et me mets à lire. C´est le “Journal” d´Eugénie de Guérin. Je le trouvai l´hiver passé, en déblayant les ruines des dernières maisons de la rue Waldek-Rousseau.
Eugénie de Guérin est une des âmes les plus pures et une des femmes les plus géniales qui aient écrit en français. Elle fut la soeur aînée de l´écrivain Maurice de Guérin, et elle mourut prématurément, phtisique comme lui, en 1848. C´est pour ce frère auquel elle voua un amour de mère, qu´elle rédigea son “Journal” si touchant. Il fut couronné après sa mort par l´Académie Française.
J´aime profondément Eugénie de Guérin et j´ai fait de la petite tarnaise – elle naquit et mourut au manoir de Cayla, non loin de Gaillac et d´Albi -, mon amie spirituelle. J´ai toujours son ouvrage sur ma table de chevet et quand l´ennui, la tristesse ou l´insomnie me prennent, je feuillette au hasard ses pages dont la lecture me soulage. Rien de plus bienfaisant que le contact d´une âme pure et tendre.
Voici ce que j´y lis, en cet instant:
“Le 18 Novembre 1834.- Avec qui croirais-tu que j´étais ce matin au coin du feu de la cuisine? Avec Platon: je n´osais pas le dire, mais il m´est tombé sous les yeux, et j´ai voulu faire sa connaissance. Je n´en suis qu´aux premières pages. Il me semble admirable ce Platon; mais je lui trouve une singulière idée, c´est de placer la santé avant la beauté, dans la nomenclature des biens que Dieu nous fait. S´il eût consulté une femme, Platon n´aurait pas écrit cela: tu le penses bien? Je le pense aussi, et cependant, me souvenant que “je suis philosophe”, je suis un peu de son avis.
Quand on est au lit bien malade, on ferait volontiers le sacrifice de son teint ou de ses beaux yeux pour rattraper la santé et jouir du soleil...
Le 7 Décembre. La soirée s´est passée hier à causer de Gaillac, des uns, des autres, de mille choses de la petite ville. J´aime peu les nouvelles, mais celles des amis font toujours plaisir, et on les écoute avec plus d´intérêt que celles du monde et de l´ennuyeuse politique. Rien ne me fait aussitôt bailler qu´un journal. Il n´en était pas de même autrefois, mais les goûts changent et le coeur se déprend chaque jour de quelque chose. Le temps, l´expérience aussi désabusent. En avançant dans la vie, on se place enfin comme il faut pour juger de ses affections et les connaître sous leur véritable point de vue...
Le 14 Mars 1836.- Une visite d´enfant me vint couper mon histoire, hier. Je la quittai sans regret. J´aime autant les enfants que les pauvres vieux. Un de ces enfants est fort gentil, vif, éveillé, questionneur; il voulait tout voir, tout savoir. Il me regardait écrire et a pris le pulvérier pour du poivre dont j´apprêtais le papier. Puis, il m´a fait descendre ma guitare qui pend à la muraille pour voir ce que c´était; il a mis sa petite main sur les cordes et il a été transporté de les entendre chanter. “Quès aco qui canto aquí?..” Je le regardai faire avec un plaisir infini, toute ravie à mon tour de ces charmes de l´enfance. Que doit sentir une mère pour ces gracieuses créatures!
Après avoir donné au petit Antoine tout ce qu´il a voulu, je lui ai demandé une boucle de ses cheveux, lui offrant une des miennes. Il m´a regardé un peu surpris: “Non, m´a-t-il dit, les miennes sont plus jolies.” Il avait raison; des cheveux de trente ans sont bien laids auprès de ses boucles blondes. Je n´ai donc rien obtenu qu´un baiser. Ils sont doux les baisers d´enfant: il me semble qu´un lis s´est posé sur ma joue...
(Sans date).- En m´occupant de calcul tout à l´heure, j´ai voulu savoir le nombre de mes minutes. C´est effrayant, 168 millions et quelques mille! Déjà tant de temps dans ma vie! J´en comprends mieux toute la rapidité, maintenant que je la mesure par parcelles. Le Tarn n´accumule pas plus vite les grains de sable sur ses bords. Mon Dieu, qu´avons-nous fait de ces instants que vous devez aussi compter un jour? S´en trouvera-t-il qui comptent pour la vie éternelle...?
Le 18 Avril 1839. Dans ma chambre de cet hiver, d´où je vois ciel et eau, la Loire, la blanche et longue Loire qui nous horizonne. Cela plaît mieux à voir que les toits de Nevers. Mon goût des champs se trouve à l´aise ici dans l´immensité...
Le 19 Avril.- “On trouve au fond de tout le vide et le néant.” Que de fois j´entends ce mot de Bossuet! Et celui-ci plus difficile: “Mettez vos joies plus haut que les créatures.” C´est toujours là qu´on les pose, pauvres oiseaux, sur des branches cassées, ou si pliantes qu´elles portent jusqu´à terre.
Oh! Qu´est-ce que la vie. Exil, ennui, souffrance.
Un holocauste à l´espérance...
Un long acte de foi chaque jour répété!
Tandis que l´insensé buvait à plein calice,
Tu versais à tes pieds ta coupe en sacrifice,
Et tu disais: J´ai soif, mais d´immortalité...!
Le 28 Avril.- La santé est comme les enfants, on la gâte par trop de soins. Bien des femmes sont victimes de cet amour trop attentif à de petites douleurs, et demeurent tourmentées de souffrances pour les avoir caressées. Les dérangements de santé qui ne sont d´abord que de petits maux, deviennent grandes maladies souvent, comme on voit les défauts dans l´âme devenir passions quand on les flatte. Je ne veux donc pas flatter mon malaise d´à  présent et quoique gémissent coeur et nerfs, lire, écrire et faire comme de coutume en tout. C´est bien puissant le “je veux” de la volonté, le mot du maître, et j´aime fort le proverbe de Jacotot: Pouvoir, c´est vouloir. En effet, quel levier! L´homme qui s´en sert, peut soulever le monde et se porter lui-même jusqu´au ciel.
Noble et sainte faculté qui fait les grands génies, les saints, les héros des deux mondes, les intelligences supérieures...
Le 14 Novembre.- Ce n´est pas pour m´instruire, c´est pour m´élever que je lis ...
Le 4 Février 1840.- Le temps nous change. Ce n´est pas en cela seul que je m´aperçois de l´âge. Quand j´aurai des cheveux blancs, je serai tout autre encore. O métamorphoses humaines, s´enlaidir, vieillir! Pour se consoler de cela, on a besoin de croire à la résurrection! Comme la foi sert à tout! Oui, cette pensée de la résurrection pour tant de femmes qui se font un amour de leur corps, un bonheur de leur beauté, leur serait bonne à la fin de leurs charmes, et il peut se faire que plus d´une belle chrétienne s´en serve, de celles à qui vient grand chagrin du visage. Celle-là par exemple, qui disait: “Ce n´est rien de mourir, mais de mourir défigurée! C´était l´insupportable pour elle. Pauvre femme! J´en ris beaucoup alors; à présent j´en ai compassion, je souffre de voir qu´on ne porte pas son âme plus haut que son corps...
Le 8 Août.- A en croire les ingénieuses fables de l´Orient, une larme devient perle en tombant dans la mer. Oh! si toutes allaient là, la mer ne roulerait que des perles. Océan de pleurs aussi plein que l´autre, mais pas plus que l´âme parfois...!
Le 15 Août.- Il est dimanche, je suis seule dans mon désert avec mon valet, le tonnerre gronde et j´écris, sublime accompagnement d´une pensée solitaire. Quelle impulsion ardente et élevée! Comme on monterait, brûlerait, volerait, éclaterait en ces moments électriques...!
Dernier jour de décembre 1840.- Mon Dieu, que le temps est quelque chose de triste, soit qu´il s´en aille ou qu´il vienne! et que le saint a raison qui a dit: Jetons nos coeurs à l´éternité...!”


Sous cette pensée mélancolique d´Eugénie, je ferme mon livre. Il est déjà nuit. Les tourelles du Château pointent le ciel parsemé d´étoiles. Sous ma chambre, la fille aînée de la maison égrène le chapelet symphonique du “Largo” de Haendel. Son écho frappe mon coeur et je me recueille inconsciemment, comme les paysans de “l´Angelus” de François Millet. J´ai, hélas!, perdu la foi depuis longtemps, mais l´émotion religieuse de cette musique qui donne un accent sublime et pathétique à la philosophie chrétienne d´Eugénie de Guérin, éveille au fond de ma conscience la piété de mon enfance. Mes regards se fixent automatiquement sur le petit Crucifix de mon chevet. Il émet en ce moment des reflets pâles et étend son bras droit vers la voisine malade.
Saisi d´un élan de charité et de foi, je le prie en silence: “Mon Dieu, ayez pitié de cette pauvre femme...!”