Un Dancing Paléolithique
A Mademoiselle
Natividad González
St-Cyr-en-Bourg,
le 30 Mars 1944
Manuel
GARCÍA SESMA
Dans la France de l´armistice 1940-1944, il était formellement interdit de
danser. Mais pourquoi… ?
On sait que le Maréchal Pétain s´était paternellement consacré au
redressement du pays. Entendez au redressement moral, puisque le relèvement
économique était tout à fait impossible pour le moment. Mais il est évident que
la morale des redresseurs de l´armistice ne pouvait plus être la morale laïque
que l´on déclarait en faillite, mais la morale de l´ancien régime,
c´est-à-dire, la morale catholique. Or la morale catholique considère la danse
et les dancings comme des occasions immédiates de péché mortel. Le révérend
Père Ferreres dont la Théologie morale était encore à ce moment-là le guide des
confesseurs, blâmait expressement la mazurka, la polka, le schottis et quelques
autres danses de l´époque des jupes longues.
A plus forte raison tombaient sous le même anathème la rumba, le tango, le
fox-trot et le swing. Quand j´étais adolescent, je fis pendant une semaine une
retraite spirituelle, et je me rappelle que le jésuite qui le dirigeait – le P.
Edouard Arechavaleta – nous assura un jour très sérieux que Lucifer en personne
participait parfois aux soirées dansantes des music-halls parisiens…
Qui sait ? Il se peut que le P. Arechavaleta – qui avait été un ancien
homme de monde, comme le P. Coloma – l´aurait identifié plus d´une fois sous la
jupe d´une « entraîneuse » de Montmartre…
Alors on comprend aisément que M. M. les redresseurs de l´armistice qui
avaient déjà assez de tracasseries avec les terroristes, l´armée occupante et
les insurgés du maquis, ne tiennent nullement à ouvrir de surcroît la porte aux
démons des boîtes de nuit.
D´autre part, était-il sérieux et tolérable qu´en même temps que le
prisonniers pourrissaient dans les camps de concentration et que les requis
travaillant en Allemagne avaient chaque jour à supporter les averses des bombes
des forteresses volantes, messieurs les gaillards, restés dans la métropole,
s´attaquassent gaiement à frotter le nombril des tendrons au son d´un accordéon...?
Mon dieu !, il y a de l´abris…
Corollaire : M. M. les redresseurs de l´armistice avaient raison.
Du reste, ce n´était pas la première fois que les autorités françaises s´en
prenaient aux dévots de Terpsichore. Le fait s´était déjà produit – quoique
d´une façon moins générale – lors d´un autre redressement national: la
Restauration. Il est oiseux de souligner que l´interdiction ne redressa rien,
mais elle inspira à un humoriste classique, Paul-Louis Courier, une sottise
délicieuse.[1]
De toute façon, en France ce sont les femmes qui commandent, et on sait
qu´il suffit d´interdire aux fille d´Eve n´importe quoi pour qu´elles tombent
immédiatement dans la tentation de passer outre. Cela veut dire que dans la
France du Maréchal Pétain et du général von Stülpnagel, malgré tous les
interdits et tous les « verboten », on dansait un peu partout comme à
l´époque de Daladier et de Gamelin.
Quand en Février 1944, je retombai en Anjou, venant de la Normandie, des
compatriotes demeurant à St-Cyr-en-Bourg où je commençai à travailler dans la
« Caverne des Camouflés »[2],
en me dépeignant les merveilles du pays (oh ! il y avait du pain, de la
viande et du pinard à discrétion. Le reste ne comptait pas…), conclurent leur
exposé :
-
De surcroît, tu peux danser tous les
samedis et dimanches.
-
Fichtre! Est-ce que vous faites bal chez
des amies ?
-
Oh! pas du tout, nous dansons aux bals
publics.
-
Comment ! Mais les dancings ne
sont-ils pas interdits ici, comme sur le reste du territoire… ?
-
Bien entendu.
-
Alors…
-
Alors on danse en cachette pendant la
nuit, dans les caves du pays.
-
Dame! Dites-moi, dites-moi: ces bals
clandestins, nocturnes et souterrains m´intéressent.
-
Mais oui: ici toute la région est
creusée de caves.
-
Cela veut dire qu´ici tout le monde est «cavernicoles ».[3]
-
Oh ! pas précisément, il ne s´agit
point de caves d´habitation ni de réaction mais de champagne et de champignons.
-
Et qui organise ces pittoresques
saturnales ?
-
Des jeunes gens du pays. Ils engagent
les musiciens, ils fixent le lieu et la date, et voilà le dancing en marche.
-
Mais comment sont-elles portées à la
connaissance des intéressés… ?
-
Oh ! la publicité n´est pas chère
ni compliquée. On en répand discrètement le bruit par les villages des
environs. En outre, il y a à Saumur une espèce d´agence des bals clandestins
qui fonctionne au Café de la Grappe d´Or.
Si tu veux apprendre où l´on danse chaque semaine dans la région, tu n´as qu´à
demander à un garçon de ce café.
-
Et assiste-t-il beaucoup de monde à ce
bal ?
-
Ça dépend du temps; mais d´ordinaire il
n´en manque pas. Tu sais, il y a de jeunes gens et des jeunes filles qui se
déplacent de vingt et de trente kilomètres pour aller danser. Ils arrivent à
pied, en vélo, en charrette…
-
Comment ! En charrette
aussi… ?
-
Mais oui. Une fois nous sommes venus
nous-mêmes en charrette de Montreuil-Bellay à Saumoussay, et sais-tu ce qui
nous arriva ? Eh bien, à la sortie du bal, le harnachement de notre cheval
avait disparu…
-
Que voulez-vous ? Quelqu´un qui en
avait autant besoin que votre bête, s´en servit tranquillement…
-
Sans doute.
-
D´autre part, ne vous attaquiez-vous pas
en même temps au cuir des jeunes filles…? D´autres plus positifs préfèrent de
cuir des harnais… Question de goûts. Voilà.
-
Oui, oui ; c´est au propriétaire
que tu aurais pu raconter ces histoires. Ah ! mon Dieu, tu sais, quand il
nous regarde rentrer sans les harnais, il se mit en colère comme un taureau qui
vient de recevoir les « banderillas ».
-
Mais après il se calme…
-
Naturellement.
-
Et dites-moi, ces parties
chorégraphiques sont-elles gratuites… ?
-
Ah ! non. Pas du tout. Tu
comprendras que les musiciens ne vont pas se déplacer et jouer bravant la
police, simplement pour nous faire plaisir. Ce n´est pas de l´altruisme philharmoniques,
mais du plus pur mercantilisme.
-
Et combien cela vous coûte ?
-
D´ordinaire, les garçons, paient vingt
francs; et les filles, quinze.
-
Alors pour ce prix, les bals seront
acceptables.
-
Du moins, on les accepte. Que
veux-tu ? Il faut s´amuser. Cependant ne te fais pas trop d´illusions. On
s´arrange comme l´on peut.
-
Voyons, voyons. Y a-t-il un
orchestre ?
-
Mais oui. D´ordinaire, un accordéon et
un jazz; ou un accordéon et un saxo.
-
Et buffet… ?
-
Zéro. Chacun bouffe de ce qu´il porte,
s´il porte quelque chose.
-
Et garde-robe… ?
-
Zéro. On accroche les pardessus au mur.
-
Et électricité… ?
-
Zéro. On s´éclaire avec des lampes de
carbure.
-
Et chaise, ou bancs pour se
reposer… ?
-
Zéro. On s´assied par terre comme les
bonzes.
-
Et parquet pour danser… ?
-
Zéro. On danse sur le sol poussiéreux
comme les troglodytes.
-
Sapristi ! savez-vous que vos
boîtes de nuit sont une merveille… ?
-
Ah ! de surcroît il faut rester sur
place toute la nuit. Tu sais qu´après 23 heures la circulation est interdite et
on ne rigole pas avec les patrouilles allemandes.
-
Et les gendarmes ne se présentent-ils
jamais à leur tour pour rendre la séance plus amusante… ?
-
Mais oui, plus d´une fois.
-
Et alors… ?
-
Alors s´ils sont pétainistes, le bal
finit au parquet. Au parquet judiciaire, c´est entendu ; mais s´ils sont
gaullistes, ils se mettent à danser avec nous.
-
Bravo !
-
Parfois on joue aux pétainistes des
tours très comiques. Par exemple, une fois ils passèrent toute une nuit à la
belle étoile, cachés aux environs de la cave, pour nous attraper à la sortie.
Sans doute, ils n´essayèrent pas de nous surprendre sur place de peur que nous
nous échappions dans toutes les directions du souterrain. Mais ayant été
avertis de leur présence, nous sortîmes d´un autre côté à cinq kilomètres de
distance. Nous ignorons si les anges gardiens du Maréchal Petain nous attendent
encore…
-
Qui sait… ?
-
Enfin, ami Sesma; samedi prochain il y a
bal a Souzay. Veux-tu nous accompagner… ?
-
Sept kilomètres.
-
Sept kms… ? Pardi ! Sept kilomètres
d´aller et sept kms. de retour font quatorze kilomètres de promenade. Et de
surcroît passer débout toute la nuit par ce chien de temps… ? Mon vieux,
si c´était dans une salle confortable, je n´hésiterais pas. Mais dans une cave
humide… ? Vous savez, la perspective ne me séduit pas. Ce sera pour un
autre jour. Excusez-moi.
……………………………..
Et un mois après ce jour arriva. C´était le 11 Mars 1944. Padierna – le
plus jeune de mes compatriotes – me prévint à midi :
-
Ce soir on danse à Saumoussay. Veux-tu
venir ? Nous y allons, bien entendu.
-
Mais oui – fis-je. Attendez-moi chez
vous pour 21 heures.
Saumoussay n´est qu´à un km. à peu près de St. Cyr-en-Bourg. Cela veut dire
que je n´avais pas à me fatiguer pour y aller. En outre, il n´était pas
question non plus des patrouilles allemandes. C´est-à-dire, je ne serais pas
obligé de rester toute la nuit au bal. Quand j´en aurais assez, je pourrais
rentrer chez moi et me coucher tranquillement. La perspective changeait.
Cependant la nuit du onze
Mars 1944 ne fut pas du tout propice à faire la noce. La dernière lune de cet
hiver fut la plus dure de la saison. Il faisait un froid glacial. Le ciel était
couvert, et la campagne, plongée dans les ténèbres. Pour tout les batteries
allemandes placées à Fontevrault, faisaient des exercices de tir sur le champ de
Champigny. Leurs éclairs illuminaient un moment l´horizon et leurs coups de
tonnerre faisaient trembler le sol.
Mon dîner fini, je me
rendis sans délais à la chambre de mes compatriotes. C´étaient trois madrilènes:
Isidro Padierna, du quartier de Cuatro
Caminos; José Cuellar, de la
Guindalera et Angel García Sáez, de
Vallehermoso. Tous les trois s´étaient déjà parés comme pour aller à un bal
élégant. Cependant le pantalon de soirée de Padierna laissait voir un petit
trou par derrière…
En route vers notre boîte
de nuit, un autre compatriote nous rejoignit: Federico Ramírez, un victorien qui venait de Varrains, accompagnant
une petite espagnole très mignonne. Son nom était Nati et c´était la jeune
fille châtaine, employée au buffet de la gare de Saumur. Tous les deux
arrivèrent en vélo.
Pour atteindre le dancing,
au lieu de suivre le chemin de Saumoussay, nous optâmes pour le passage
souterrain de la Bruère.
Celui-ci commençait
justement à quelque cinquante mètres de la chambre de mes camarades. Il est oiseux
de remarquer qu´il n´était pas du tout éclairé, ce passage; mais notre camarade
Sáez avait préalablement gardé une lampe à carbure du chantier, pour nous
éclairer en cette occasion. On nous aurait pris en marchant de cette façon pour
une bande de conspirateurs, ou de cambrioleurs.
-
Si les agents de Darmand nous surprenaient
en ce moment… ! – s´écria Sáez en ton plaisant.
C´était l´époque de la chasse aux terroristes et justement ce jour même on
avait arrêté et interrogé sur le pavé de Lyon 50.000 personnes… ! Rien
qu´à Lyon seulement. La Gestapo travaillait…
J´achevai la phrase de Sáez :
-
Demain toute la presse française
annoncerait en gros caractères :
« Un groupe de terroristes
dangereux a été arrêté hier soir dans les caves de Saumoussay. Il s´agit
d´espagnols rouges, ayant commis plusieurs attentats. Les bandits étaient armés
de mitraillettes et accompagnés d´une jeune fille qui semble être leur chef.
Celle-ci se nomme Carmen et cachait sous la jarretière un couteau d´Albacete.
Ce couteau est un ancien cadeau du sinistre bourreau André Marty… »
En ce moment la jeune
fille me coupa vivement :
-
Mais je ne m´appelle pas Carmen et je
n´use pas des bas et je ne sais non plus qui est ce martyr (sic)…
-
Rassurez-vous, « señorita ». Je compose un roman
policier pour les lecteurs de « Gringoire »
et les auditeurs de Mr. Philippe Henriot…
Mes camarades éclatèrent de rire.
Les souterrains de St. Cyr-en-Bourg et le Saumoussay ne sont certainement
pas un labyrinthe, mais rien de plus facile que de s´y égarer. C´est pourquoi
nous dûmes nous arrêter aux carrefours avec perplexité plus d´une fois.
Heureusement des indications écrites au crayon sur les murs venaient
opportunément à notre secours.
Chemin faisant la jeune fille nous questionna :
-
Et les champignonnières où
sont-elles ? J´aimerais les voir.
-
Et moi aussi – appuyai-je.
-
Allons-y – dit Sáez.
Prenant une galerie latérale, nous arrivâmes peu après à un grand
compartiment. Il était fermé. Des planches couvraient l´entrée. Nous les déplaçâmes
et nous y entrâmes. Sáez haussa sa lampe à carbure pour éclairer l´intérieur.
C´était curieux. L´endroit plongé dans la pénombre, donnait d´abord
l´impression funèbre d´une morgue regorgeant de petites bières.
-
Mais où sont-ils, les
champignons… ? – m´écriai-je.
-
Regarde bien – répliqua Sáez, descendant
la lampe à ras de terre.
En effet les champignons jaillissaient des cercueils, comme des trépassés
ne montrant que le bout de leur nez.
-
Je pensais que les champignons
poussaient dans les caves comme dans les bois – commenta la jeune fille.
-
Ah ! non – répondit Sáez. Pas du
tout. La culture des champignons de couche – c´est ainsi qu´on appelle les
champignons de cave – est une opération un peu compliquée.
Et de retour de la champignonnière il nous fit un cours sur la matière.
Entre-temps, la lampe à carbure commença à pâlir d´une façon alarmante.
-
Et si elle s´éteint, comment allons-nous
sortir d´ici… ? – dit Nati avec un sursaut.
-
Ce ne serait pas du tout amusant –
remarquai-je.
-
Il nous faudrait passer ici toute la
nuit – observa Cuellar.
-
Jolie perspective! – conclut la jeune
fille.
-
Rassurez-vous – intervint Sáez, secouant
énergiquement la lampe. Ce n´est rien.
Et en effet, la lampe se mit par la suite à briller normalement.
Après avoir encore fait quelques minutes de marche, nous débouchâmes sur un
carrefour et Sáez de crier en s´arrêtant :
-
Et bien, nous voilà enfin arrivés.
-
Où… ? – questionnai-je.
-
Au bal.
-
Comment ? Au bal… ? –fit d´un
air surpris la jeune fille.
-
Est-ce que vous ne vous attendiez pas à
cette soirée extraordinaire… ? – lui dis-je d´un ton persifleur.
-
Pas du tout, Monsieur.
-
Et moi non plus, « señorita ». Mais alors, quelle
belle histoire vous a débité Federico…? Vous a-t-il dit peut-être qu´il vous
emmenait à la salle de fêtes de l´hôtel Ritz de Madrid… ?
-
Et bien, vous voilà tombée dans le
« Ra-ca-ta-pla »[4]
- intervint Sáez avec sarcasme.
-
Pis encore: dans le « fandango » de la lampe à huile[5]
– ajoutai-je.
Devant cette désolation on décida de s´en aller en attendant à un bistrot
de Saumoussay.
En route nous rencontrâmes
deux jeunes filles de Brézé, accompagnées de leur mère. Celle-ci et la cadette
travaillaient comme nous à la Perrière.
C´est pourquoi nous les
invitâmes à venir avec nous. Elles acceptèrent de bon gré. L´établissement
était un de ces débits universels, caractéristiques des hameaux : café,
restaurant, épicerie, débit de tabac, cabine téléphonique, etc. Une vieille
femme coiffée d´un béret basque nous servit quelques bouteilles. On y trinqua
et on plaisanta un peu. Puis, au bout de trois quarts d´heur, on rentra à la
cave. Cette fois nous rencontrâmes trois jeunes gens français, venus je ne sais
d´où, dont chacun empoignait une autre lampe à carbure. C´était déjà quelque
chose.
Mais les musiciens… ?
Et les danseuses… ?
Où étaient-ils… ?
Où étaient-elles… ?
Un gros renfort arriva peu après: deux garçons et une jeune fille de St.
Cyr, et quatre allemands et quatre filles de la Perrière. Celles-ci les bonnes
à tout faire de ceux-là. A tout faire, le jour et la nuit…, bien entendu.
Trois compatriotes arrivèrent de surcroît avec ce groupe: un murcien, Teodoro Martínez et deux andalous :
Francisco Bernard et Francisco Castillo.
-
Qui vous a trompés, mes amis…?, dis-je à
Martínez.
-
Comment ! Est-ce qu´il n´y a pas de
bal ?
-
Hem ! je crois que non. Regardez
l´heure qu´il est et pourtant les musiciens ne sont pas encore arrivés.
Il était déjà en effet 23 heures et demie.
-
Mais il viendront – intervint
Jacqueline, une des jeunes filles de Brézé.
-
Croyez-vous, Mademoiselle… ?
-
Mais oui, Monsieur. Ils sont allés
d´abord à Varrains jouer dans une fête au profit des prisonniers; mais ils ne
tarderont pas à venir.
-
Vous êtes trop optimiste, Mademoiselle.
Pensez-vous qu´ils vont risquer à cette heure la rencontre de la patrouille de
Chacé… ? J´en doute fort.
Entre-temps la permanence dans la cave n´était pas du tout agréable. Le
froid se laissait sentir vivement; d´autant plus que nous étions stationnés à
quelques mètres seulement d´une des bouches de sortie et d´un carrefour avec
trois directions différentes. Donc il en soufflait toujours pas mal de courant
d´air. La pauvre jeune fille espagnole grelottait comme une hirondelle sous son
maigre manteau à carreaux jaunes.
Soudain on commença à entendre clairement un bourdonnement de moteurs. Nous
sortîmes à l´extérieur, nous les espagnols. C´était l´aviation
anglo-américaine. Les appareils volaient à très basse altitude.
-
S´ils commençaient en ce moment à lâcher
des parachutistes… - fis-je.
Mais ils passèrent vite sans rien lâcher. Au moins, rien de visible.
Et Cuellar de proposer par la suite.
-
Allons faire peur aux allemands… ?
Ceux-ci étaient restés dedans, occupés à masser les jeunes filles de la
Perrière. Sans doute pour leur ôter le froid…
Alors nous fîmes irruption dans la cave, en criant: des
parachutistes ! Des parachutistes !
Les boches restèrent un instant interdits; mais ils se rendirent compte
aussitôt de la plaisanterie.
En tout cas, la chose n´était pas invraisemblable. Depuis l´automne 1941,
des avions anglais avaient lâché à plusieurs reprises des parachutistes dans la
région et d´autre part, les caves du pays étaient le lieu le plus propice pour
cacher non seulement des espions et des résistants, mais des armes, des
munitions et toute sorte de matériel. Malheureusement le Maine et Loire,
département pacifique et bourgeois, n´était pas une pépinière de maquisards,
comme la Corrèze ou la Savoie. Autrement…
Entre-temps la nuit s´écoulait et les musiciens n´arrivaient pas. Bien
entendu ils n´arrivèrent jamais. Alors je proposai à mes camarades :
-
Allons-nous coucher ? Je crois que
ce n´est pas la peine de perdre bêtement ici toute la nuit. Surtout dans ces
conditions.
-
Attends encore – répliqua Padierna.
-
Attends quoi… ? fis-je. Que le bon
Dieu Céleste nous envoie un orchestre de chérubins pour remplacer les
musiciens… ?
En ce moment, les filles de la Perrière que le massage teuton n´avait pas
sans doute réussi à mettre tout à fait en réaction, se prirent par la main et
se mirent à gambader. Le reste de l´assemblée les imita.
-
Accroche-toi à la Monique… - me cria
Padierna.
La Monique était une garce épaisse et dévergondée, plus chaude qu´un
brasero. Mais je n´avais envie de m´accrocher qu´aux draps du lit. Une chaîne
bruyante se forma immédiatement. Je me mis à l´écart. La chaîne se ferma
bientôt, laissant dedans Padierna et Janine, la jeune fille de St.
Cyr-en-Bourg. La ronde commença à tourner. Et les danseurs et les danseuses de
chanter :
Dans ma main droite
J´ai un rosier
Lui fleurira
Le mois de Mai.
Entrez en danse,
Charmant rosier.
Vous embrassez
Qui vous voudrez…
En disant ce refrain, la ronde s´arrêta un moment et Pandiera et Janine
embrassèrent chacun de leur côté une autre jeune fille et un autre garçon.
Ceux-ci prirent place de ceux-là et la ronde recommença à se mettre en branle.
Entre-temps, je me promenais machinalement d´un bout à l´autre du carrefour
en proie à une humeur de tous les diables.
-
Mais pourquoi étais-je venu à cette
réunion saugrenue… ? Pourquoi y restais-je encore… ? C´était idiot.
Pourtant une fois que je me fus éloigné un peu de la ronde, la vision de ce
spectacle me frappa. Cette danse fastasmagorique dans une caverne au milieu de
la nuit et à la pâle lueur de deux lampes, regardée à quelques mètres de
distance, offrait en effet un coup d´œil hallucinant.
Où avais-je vu déjà une scène pareille… ?
Ça y est: en Espagne, à Cogull, dans sa fameuse caverne préhistorique. La
danse nocturne de la cave de Saumoussay n´était-elle pas effectivement une
reproduction vivante de la célèbre peinture paléolithique catalane ?
Mais oui : pareille disposition des danseurs et pareils gestes. Il n´y
avait qu´une seule différence : l´habillement. Mais pour le reste ?
Pas du tout.
Je pensai : Certainement la façon de s´amuser des hommes n´a pas
évolué beaucoup depuis l´âge de pierre jusqu´à l´âge de ciment.
En effet, les gaulois de l´époque romaine qui habitèrent déjà les caves les
plus anciennes de Saumoussay, ne dansèrent-ils pas eux aussi d´une façon
pareille… ? Bien sûr. Quand les garçons et les filles furent bien trempés
de sueur, ils cessèrent de gambader.
-
Et bien, on s´en va maintenant, n´est-ce
pas… ? – dis-je à mes camarades.
-
Attends encore – fut Cuellar.
-
Que tu es pressé, mon vieux ! –
apostilla Ramirez.
-
Que voulez-vous ? Je languis ici de
froid, de sommeil et d´ennui.
-
Espèce de cornichon, danse comme nous –
me récrimina Padierna.
Par la suite, un garçon français tira de sa poche un harmonica et se mit à
en jouer. C´était une valse. J´ôtai mon pardessus avec décision et me mis à
valser avec Nati. L´orchestre et le parquet ne se prêtaient pas à faire des
exhibitions chorégraphiques; mais la jeune fille dansait très bien. Résultat:
cinq minutes après, mon cafard, mon sommeil et mon froid avaient tout à fait
disparu. Et quand une demi-heure plus tard, les assistants résolurent de s´en
aller, c´est moi qui n´aurais pas vu d´inconvénient à rester toute la nuit sur
place. L´optimisme m´avait complètement gagné.
De retour par les catacombes de St. Cyr, je me mis à réfléchir :
C´est drôle ! Pour ne pas être malheureux sur cette planète, les
pattes valent souvent mieux que la tête.
Alors je me rappelai la saillie irrespectueuse d´un ancien élève
madrilène :
-
Détrompez-vous, Monsieur. Toute la
philosophie d´Aristote ne vaut pas « Le
beau Danube bleu… ».
Sans doute mon polisson d´élève exagérait-il un peu. Mais je suis
complètement certain que les jambes agiles de Nati valaient à ce moment plus
que la cervelle des ministres de Vichy…