Entretien avec Jacqueline
Manuel G. Sesma
Saumur, décembre 1944
J´ai préalablement à vous présenter mon ancienne
petite amie Mademoiselle Jacqueline. Voici, d´abord, son portrait physique: 27
ans; 1 m 60 cm. de taille; 55 kgs. de poids. Bien faite. Cheveux châtain foncés.
Visage ovale. Yeux verdâtres. Bouche petite. Gorge fine. Seins menus. Jambes
faconnés au tour. Mains et pieds mignons.
Son port était élégant. Ses gestes, mésurés. Son
allure, un peu indolente, mais gracieuse. Somme toute, au point de vue
corporel, Jacqueline était une belle demoiselle.
Le moral complétait le physique. Son caractère
était doux et ses manières, affables. Son regard serein et un peu absent
révélait une âme droite, rêveuse et sentimentale. Au point de vue intellectuel,
c´était une jeune fille assez intelligente et assez cultivée. Elle avait fait
le baccalaureat de Lettres et elle avait même aspiré à l´agrégation dans
l´Université de Paris; mais des revers de fortune familiaux la contraignirent à
abandonner ses études et à gagner par la suite son pain. Ce coup dur avait
marqué son visage d´un certain air de gravité et avait recouvert son esprit
d´un certain vernis de causticité. Mais on voyait bien que ces traits
spirituels étaient tout à fait factices et commes des couches superposées à son
fond naturel, paisible et gai.
Elle possédait une grosse dose de bon sens et elle
mêlait dans sa conversation les observations les plus judicieuses aux boutades
les plus hilarantes. C´était évidemment une femme d´esprit. Si elle avait été
une dame fortunée, elle aurait dirigé un salon mondain avec l´aisance de Madame
Geoffrin.
Malheureusement pour elle – ou heureusement, qui
sait...? -, elle n´était à présent qu´une modeste employée de Banque.
Elle travaillait dans un des principaux
établissements bancaires de Saumur et elle était elle-même saumuroise. Elle
était née au Quartier des Ponts et c´est ici qu´elle demeurait jusqu´à ce que
le bombardement de la nuit du 31 Mai au 1er Juin 1944, démolît sa maison, ainsi
que la plupart des immeubles du faubourg.
Alors elle vint séjourner provisoirement au village où je demeurais,
rélevant du canton de Montreuil-Bellay, mais pas loin de la capitale du Haut
Anjou. En réalité ce n´était qu´un séjour partiel, puisque la banque où elle
était employée, n´ayant pas été touchée, la jeune fille continua à y
travailler. Chaque matin Jacqueline partait de bonne heure avec son vélo, ne
rentrant qu´à sept heures du soir. A cette époque malheureuse où tout était
désaxé, même les montres, sept heures du soir n´étaient que 17 heures du
méridien; et comme alors c´était l´été, il est oiseux de remarquer que la jeune
fille, son travail fini, disposait tous les soirs de quelques heures de loisir.
Jacqueline en profitait d´ordinaire pour faire une promenade à la campagne ou
pour se baigner dans les eaux du Thouet.
En la voyant marcher nonchalamment, habillée d´une
jupe “zazon” rouge, parsemée de fleurettes blanches, et d´une blouse à raies
fines, blanches et bleues, avec ses souliers blancs, son sac-à-main sport rouge
écarlate, son parasol coquet et ses grosses lunettes, d´été, on devinait
incontinent qu´elle n´était pas une jeune fille de l´endroit, mais une
demoiselle de la ville, installée provisoirement à la campagne. Jacqueline
aimait passionnement la lecture et on la trouvait d´ordinaire aux bords de la
rivière, ayant pour toute compagnie un livre à la main. Comme je la rencontrais
journellement, je commençais au bout de quelques jours à la saluer
courtoisement. Ce n´était pas une simple formule de politesse, mais de
sympathie. Un penchant obscur, instinctif, me poussait vers cette jeune fille.
L´affinité de goûts – puisque j´allais chaque jour, moi aussi, aux rivages du
Thouet accompagné seulement d´un bouquin – éveilla à son tour en Jacqueline de
pareils sentiments à mon égard. Ainsi donc le soir où je me décidai enfin à
lier conversation avec elle, notre sympathie cachée se manifesta, et à partir
de ce moment, notre mutuel isolement cessa. Nous commençames à nous retrouver
presque tous les jours et une franche amitié – purement platonique aux débuts
-, se noua insensiblement entre nous deux. Un jour elle m´exprima son désir
d´apprendre l´espagnol. Il n´est pas besoin de dire que je m´offris aussitôt
comme professeur et qu´elle m´accepta sur le champ. Bien entendu,
désintéressement.
Du moins, au point de vue matériel. Parce qu´à
d´autres points de vue, je venais justement de lui laisser entendre que je
portais sur elle le plus vif intérêt. Alors dans cet état d´esprit, mon cours
d´espagnol à Jacqueline devint en même temps dès le premier moment, un
véritable cours de galanterie. Elle était une élève tellement séduisante!
C´était évidemment jouer avec du feu et je me brûlai. Avant que je puisse m´en
rendre compte exact, je m´en trouvai amouraché complètement. Mais je ne le
regrettai point. Tout au contraire. N´était-elle pas la jeune fille la plus
adorable...?
Les entretiens, contenus dans ce volume, en sont
la preuve. Ils ne sont pas, certainement, les dialogues de Platon ni de Lucien;
mais on en dégage, sinon une philosophie, du moins un parfum de poésie: celui
de cette fleur exquise de féminité qui a toujours été et continue encore à être
la véritable femme française...
I
Depuis une semaine, je me
disais tous les soirs: “Demain j´aborderai cette demoiselle.” Mais le
lendemanin arrivait, et je ne l´abordais pas. Pourquoi? Timidité...? Un peu.
Bien entendu, ce n´était précisement par peur de l´aborder, mais de ne pas
réussir. Sans la connaître encore que de vue, cette demoiselle m´était tout à
fait sympathique. Ses saluts me charmaient. Quand je la rencontrais sur mon
chemin, je trouvais son “Bonjour, Monsieur” aussi musical qu´un lied de
Schubert ou un sonnet d´Heredia. Quel désenchantement si j´essayais de la
connaître un peu plus de près et que je fusse déçu ou rejeté...!
Voilà pourquoi j´hésitais à l´aborder. Mais ce
troisième dimanche de Juin, je me décidai. Jacqueline se trouvait assisse
indolemment sur le gazon, aux rivages du Thouet. Il faisait chaud. Avec sa robe
de mouseline polychrome, elle était aussi jolie qu´un papillon. Comme
d´habitude, elle lisait. Un frêne la protégeait des rayons solaires. La glace
de la rivière refletait sa belle silhouette. Je fis un effort définitif de
volonté et je m´approchai d´elle.
-
Bonsoir, Mademoiselle.
Jacqueline leva un moment ses yeux et me répondit
avec affabilité:
-
Bonsoir, Monsieur.
-
Toujours
à la lecture...? – ajoutai-je.
-
Que
voulez-vous? C´est l´unique distraction que l´on peut se permettre ici.
-
En
tout cas, c´est une belle distraction. Un livre est le meilleur ami.
-
Du
moins, c´est l´ami le moins fastidieux – rectifia Jacqueline.
Cette rectification me molesta. J´y vis une
allusion voilée. Alors je l´apostrophai:
-
Ma
personne vous importune-t-elle, Mademoiselle...?
Elle comprit par la suite et elle me répondit,
d´un sourire charmant:
-
Oh!
non, Monsieur. Je vous en prie. Avez-vous trouvé dans mon apostille une
allusion mortifiante...?
-
En
effet, Mademoiselle. Excusez-moi. Je suis un peu trop susceptible.
-
Mais
non, Monsieur. Vous avez tort. Et pourquoi vous vous êtes cru atteint? Mais vous n´êtes pas mon ami...
-
Certes, Mademoiselle.
-
Alors...?
-
Alors...
si ma présence ne vous gêne point, me permettez-vous de m´asseoir ici...? conclus-je, encouragé par sa franche explication.
-
Comme
vous voudrez – fit-elle un peu surprise. Et ensuite
ajouta philosophiquement.
-
La
campagne est à tous.
Je m´assis par la suite à un mètre d´elle. A
l´ombre du même arbre. Puis, je repris avec courage:
-
Vous
êtes très gentille, Mademoiselle. Et vous sentirez-vous à votre tour offensée,
si j´ajoute que je ne vous trouve pas non plus une femme fastidieuse, mais au
contraire, très intéressante...?
Jacqueline rougit légèrement et me répondit un peu
confuse:
-
Vous
êtes très galant, Monsieur.
-
Oh!
j´entends que c´est une grossièreté que de ne pas être galant envers les
femmes.
-
Envers
toutes...? – ajouta-t-elle en se reprenant.
-
Du
moins envers les jeunes. Et surtout envers les belles.
-
Oh-là-là!
Cela veut dire qu´il faut dire toujours de gros mensonges aux femmes jeunes et
surtout aux femmes belles.
-
Pas
du tout, Mademoiselle. Un compliment n´est pas un mensonge. Surtout lorsqu´il
est adressé à une femme jolie.
-
Cela
dépend de la classe de compliment.
-
En effet.
-
Par
exemple, vous venez de me dire, pour me complimenter, que vous m´avez trouvé
une femme intéressante. Mais comment pourrais-je croire à cela, si vous ne me
connaissez même pas...?
-
Oh...!
oui... Mademoiselle – répliquai-je un peu désarçonné. Je vous connais de vue.
-
Mais cela suffit-il...?
-
Parfois, si.
-
Eh
bien, ajouta Jacqueline avec l´aplomb de celui qui est devenu maître de la
situation.
-
Eh
bien, Monsieur; peut-on savoir quel intérêt avez-vous à mon égard...?
-
Mais
oui, Mademoiselle. J´ai intérêt tout d´abord à ce que vous m´expliquez votre
théorie des amis ennuyeux et fastidieux.
Jacqueline ferma définitivement le livre qu´elle
mantenait toujours ouvert avec l´index de la main droite et le déposant par
terre, elle ajouta:
-
Mais
c´est une théorie un peu longue, Monsieur...
-
Ça ne
fait rien. Donnez-m´en un extrait, s´il vous plaît, Mademoiselle.
-
Mais
oui – ajouta-t-elle en ton persifleur. La faune des amis fastidieux peut être
réduite à trois espèces.
-
La première...?
-
Celle des amis qui ne savent nous entretenir que
sur l´état du temps ou sur l´état de leur famille...
-
Réellement
ils ne sont pas des causeurs très amènes. Et la
deuxième...?
-
Celle
des amis qui nous accompagnent à un bal et qui dansent à peu près comme un
chameau...
-
Dame!
Danser avec un chameau ne doit pas être réellement commode. Surtout lorsqu´on
est habillée d´une robe longue de soirée.
-
Et
surtout lorsque le chameau ne fait qu´abîmer nos souliers et ruminer de temps
en temps: “Ah! Mademoiselle, qu´il fait chaud, qu´il fait lourd...
Excusez-moi...”.
-
En
avant, Mademoiselle. La troisième...?
-
Celle
des amis qui nous agacent en nous faisant la cour, alors qu´ils ne nous
intéressent pas du tout...
-
Très
bien, très bien, Mademoiselle. Mais vous savez, il me semble que vous avez
oublié l´espèce la plus intéressante.
-
Laquelle...?
-
Celle
des amis que vous aimez réellement, mais qui font la cour à vos amies...
Jacqueline se mit à rire avec jovialité et me dit affablement:
-
Ah!
le malin que vous êtes...
-
Pas
autant que vous, Mademoiselle.
Par la suite, je me levai, prétextant de ne pas me
trouver assis à mon aise et je m´approchai un peu plus de Jacqueline. Celle-ci
comprit et sourit. Je pensai avec satisfaction:
Cela commence bien, très bien. Tout d´abord, elle
ne me trouve pas fastidieux. Il faut qu´elle me trouve ensuite intéressant.
Puis, charmant. Puis..., puis..., on verra.
Jacqueline convaincue qu´elle n´aurait plus besoin
de lire pour se distraire, reccueillit son volume et fit geste de le mettre
dans son sac. Mais je m´interposai:
-
Quel
roman vous lisiez, Mademoiselle...?
-
Voyez
– me dit-elle, le mettant entre mes mains.
-
Diantre!
– m´écriai-je. “Le dernier Abencerage”
de Chateaubriand.
-
Le connaissez-vous...?
-
Comment,
Mademoiselle! Mais oui: je le connais depuis longtemps et je l´aime.
-
Pourquoi...?
-
Avant
tout et surtout parce qu´il parle très bien de l´Espagne et des espagnols.
-
Etes-vous espagnol, Monsieur?
-
Mais oui, Mademoiselle.
-
Je
l´avais déjà deviné dans votre accent.
-
Oui:
je parle le français comme une vache espagnole, n´est-ce pas...?
-
Oh!
non, Monsieur. Ne dites pas ça. Je voudrais bien parler l´espagnol comme vous
parlez le français.
-
Vous me flattez,
Mademoiselle.
-
Pas
du tout. D´autre part, vous savez, cette expression-là vulgaire me deplaît. C´est une corruption grossière du langage.
-
Oui:
je le sais, Mademoiselle. Vous disiez auparavant: “Tu parles le français, comme
un basque l´espagnol.”
-
En
effet. Ce qui est beaucoup plus logique, il me semble. Parce que je pense que
les vaches espagnoles ne parlent aucune langue.
-
En
effet, Mademoiselle. Elles sont aussi bêtes que les françaises. Mais, vous
savez, elles n´ont pas la mauvaise réputation des vôtres.
-
Comment...?
-
Mais
oui, Mademoiselle. En France, lorsque vous voulez insulter quelqu´un, parce
qu´il a fait quelque saleté ou quelque bêtise, vous vous écriez: “Ah! la
vache...”
-
Est-ce
qu´en Espagne elles sont des dames aristocratiques...?
-
Oh!
non, Mademoiselle. Nous n´avons pas une
opinion si péjorative des vaches...! Mais personne ne s´en prend à leur nom,
pour blâmer un voyou ou un malandrin.
-
Me
permettez-vous une question curieuse?
-
Je vous en prie.
-
Depuis
quand séjournez-vous en France?
-
Depuis février 1939.
-
Ah!
je comprends. Vous êtes un réfugié politique...
-
Oui, Mademoiselle.
-
Exactement
comme Chateaubriand, lorsqu´il écrivit “Les aventures du dernier Abencerage.”
-
Oh!
pas tout à fait, Mademoiselle. Ma signification politique et ma situation de
réfugié sont complètement différentes. Certes, Chateaubriand a écrit que “Le dernier Abencerage” est “l´ouvrage
d´un homme qui a senti les chagrins de l´exil.” Mais croyez-vous, Mademoiselle,
que son pèlerinage à l´Orient fut en effet un véritable exil...? Je n´aurais
pas d´inconvenient à sortir les chagrins d´un exil une fois chaque quatre
années...
-
Dame!
On voit que vous connaissez un peu l´histoire de la littérature française.
-
Un
tout petit peu, Mademoiselle.
-
Alors
aimez-vous Chateaubriand, Monsieur?
-
Oh!
aimer c´est trop. J´admire, d´abord l´artiste; je respecte l´homme; je déteste
le politicien.
-
D´accord
complet sur le premier point. Chateaubriand reste et restera toujours comme un
des sommets de notre littérature.
-
Je le trouve enchanteur.
-
Oui,
c´est le mot exact. Quant à l´homme, vous savez, je le trouve un peu trop
orgueilleux et surtout un peu trop égoïste.
-
En
effet, malgré son mariage romanesque, malgré ses effusions à l´égard de Madame
Recamier, malgré le lyrisme cordial qui déborde de toute son oeuvre,
croyez-vous que Chateaubriand aima jamais véritablement une femme...?
-
Qui
sait...? Le coeur de l´homme est un mystère.
-
Et
celui de la femme...?
-
Un
labyrinthe... Mais dites-moi: pourquoi détestez-vous le politique...? Il fut
honnête et sincère, il fut désintéressé et libéral.
-
Oh!
oui; je n´en fais pas question. En outre, à côté de Richelieu, de Villèle et
des Polignac, Chateaubriand faisait figure de révolutionnaire. Il n´était pas
un vulgaire chauve-souris de l´Introuvable. Mais
Chateaubriand commit à notre égard une gaffe impardonnable.
-
La
guerre d´intervention en Espagne...?
-
C´est ça.
-
Mais
avez-vous lu la justification de Chateaubriand...?
-
Oui,
Mademoiselle. C´est à peu près la même que Mussolini pour son intervention
armée dans notre dernière guerre.
-
Ah!
je ne connais pas cette justification-ci.
-
Pourtant
elle a été publiée par l´hebdomadaire parsien “7 jours”.
Mais oui, Mademoiselle. Aux commencements de l´an
1937, l´ambassadeur italien Cerrutti se présenta un beau jour à Leon Blum,
alors chef du Gouvernement français, pour lui dire de la part de Mussolini que
l´Italie fasciste intervenait en Espagne et continuerait à intervenir à côté de
Franco, parce que le Duce ne pouvait pas tolérer l´installation dans la
Méditérranée d´un régime bolcheviste...
-
Dame!
Je ne savais pas cette histoire.
-
Mais
oui, Mademoiselle. Le toupet de Mussolini alla jusqu´à demander à Leon Blum
l´acceptation officielle de cette intervention et la promesse que la France ne
se mêlerait pas, pour sa part, dans cette affaire.
-
C´est-à-dire,
il avait le droit de se mêler; les autres, non...
-
C´est
ça. Eh bien, Mademoiselle, la justification de Mussolini est à peu près la
répétition de celle de Chateaubriand. Celui-ci envoya en Espagne le duc
d´Angoulème avec les “Cent mille enfants de Saint Louis”, parce que la France
réactionnaire de Louis XVIII ne pouvait pas non plus tolérer dans mon pays
l´installation d´un régimen jacobin... A propos de cette histoire, savez-vous,
Mademoiselle, que c´est en rappelant cette intervention qu´on eut le mauvais
goût de construire à Paris le Palais du Trocadero, à l´occasion de l´Exposition
de 1878...?
-
Ah!
non; je ne connaissais pas ce détail.
-
Mais
oui, Mademoiselle. Le Trocadero est le nom d´un fort de Cadix où le duc
d´Angoulème obtint un succès facile. Paris n´a pas perdu grand-chose avec la
disparition de ce monument-là ignominieux.
-
Mon
Dieu! Vous ne mâchez pas vos mots, Monsieur...
-
Non, Mademoiselle.
-
Mais
le prétexte de Chateaubriand n´était-il pas du moins fondé...?
-
Nullement,
Mademoiselle. Le régimen constitutionnel espagnol de 1820-1823 n´était pas du tout
jacobin, comme la deuxième République espagnole n´était pas du tout communiste.
Mais c´est sous ces prétextes grossiers que la démocratie espagnole fut
sauvagement égorgée par les baionnettes étrangères en 1823 et en 1936-39, au
bénéfice de la réaction continentale. En 1823, c´était la Sainte Alliance; en
1936-39, ce fut l´Axe fasciste Rome-Berlin.
Mais en 1944, ah! mon Dieu, c´est l´URSS qui est
devenue la première puissance d´Europe. Eh bien, toute cette réaction
continentale qui applaudit en 1939 notre assassinat politique et qui a tenté
par tous les procédés notre assassinat personnel, qu´aura-t-elle a répliquer
demain, si la Russie sovietique aidait le prolétariat européen à renverser pour
toujours le régime bourgeois, tournant à son avantage le raisonnenement de
Mussolini...?
-
Oh!
je ne comprends pas grand-chose à la politique, Monsieur.
-
Oui:
laissons la politique de côté. Il vaut mieux.
-
En
tout cas, en vous écoutant, j´ai constaté que Chateaubriand vous a bien
dépeint, les espagnols, dans son roman. Vous êtes fougueux comme Don Carlos et
le dernier Abencerage.
-
Bah!
c´est une question du climat. En Espagne le soleil tape fort. Il enflamme les têtes et les coeurs.
-
Et
Grenade est-elle aussi belle que Chateaubriand la dépeint...? J´aimerais la connaître, surtout l´Alhambra.
-
Mais
oui, Mademoiselle. Tout est très beau à Grenade: la ville aux toits roses, la
colline gitane de l´Albaicin, les palais de l´Alhambra et du Généralife, le
parc de l´Alameda, la plaine de la Vega, les deux rivières, le Darro et le Genil,
le massif imposant de Sierra-Nevada, le ciel enchanté, l´air pur et parfumé.
Lisez encore, s´il vous plaît le “Voyage en
Espagne” de Théophile Gauthier et la “Terre d´Espagne” de René Bazin, et vous
verrez avec quel enthousiasme ils parlent aussi de la fameuse capitale
andalouse.
Grenade est en effet une ville de rêve et il n´est
pas étonnant qu´elle ait toujours touché profondement l´imagination de tous les
esprits qui sentent le sortilège de la beauté.
-
Pourtant
mon compatriote Lautrec, en étant invité à chanter une romance dans la fête de
nuit à l´Alhambra, il ne chante pas Grenade, mais la France.
Combien j´ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance!
Ma soeur, qu´ils étaient beaux les jours
de France
O mon pays, sois mes amours
Toujours!
-
Mais
c´est normal, Mademoiselle. Ce n´était pas pour la première fois que Lautrec
visitait l´Alhambra; mais surtout votre compatriote était exilé, et en exil on
soupire toujours pour son pays. Que voulez-vous, quoique disent certains
antipatriotes théoriques, l´amour de la patrie est aussi naturel que l´amour
maternel. On aime son pays comme on aime sa mère: par instinct et aveuglement.
Et c´est surtout l´expatriation forcée qui contribue à fortifier ce sentiment.
Avant de me réfugier en France, j´étais espagnol cent pour cent. Aujourd´hui je me sens espagnol mille pour mille...
-
Et
moi aussi je me sens aujourd´hui plus française qu´avant l´occupation de mon
pays par les allemands. Ces quatre années d´humiliation nationale ont exalté
mon patriotisme. Si je n´aime pas du tout les collaborateurs, ce n´est
précisement pas pour leurs idées fascistes – je m´en fiche de la politique -,
mais parce qu´ils n´ont pas honte de tendre la main et même de brosser
l´uniforme aux envahisseurs, aux asservisseurs et aux saccageurs de notre
patrie...
-
Bravo!
Mademoiselle. Me permettez-vous de vous serrer la main...?
-
Avec plaisir.
-
Mais,
diable!, savez-vous que vous êtes également aussi fougueuese que don Carlos et
qu´Aben-Hamet...?
-
Mais
oui: en ce qui concerne l´amour de mon pays.
-
Et pour le reste...?
Jacqueline minauda d´une manière délicieuse et
ajouta incontinent:
-
Vous
êtes trop curieux, Monsieur...
-
Excusez-moi, Mademoiselle.
On fit une petite pause. J´offris à Jacqueline une
cigarette qu´elle refusa. Je l´allumai pour moi. Je repris par la suite:
-
Connaissez-vous
exactement le prix de la collaboration franco-allemande...?
-
Non.
-
Prenez-en
note, Mademoiselle. Le 31 Mars 1944, la dette de l´Etat et de la Caisse
Autonome d´Amortissement s´élevait déjà à la somme fantastique de 1.401 milliards
533 millions de francs...! Ce sont des chiffres
officiels[1].
-
Quelle atrocité!
-
Seulement
dans le premier trimestre de cette année, c´est-à-dire, du 1 janvier au 31
mars, votre dette publique a augmenté de 68.033 millions de francs. Ajoutez
encore celle du deuxième trimestre, qui est en train d´expirer, et vous
atteindrez bientôt – et vous ne vous y arrêterez pas encore – les 1. 500 milliards...!!!
-
Mais
n´est-ce pas une blague, Monsieur...?
-
Une
blague, Mademoiselle...? Vous verrez la suite après la guerre. Le lendemain de
l´armistice, le fameux maire de Bordeaux Adrien Marquet – un oiseau de proie
très connu aussi dans le tripot élégant du Grand Casino de St. Sébastien en
Espagne – vous annonçait en pleurnichant par la radio que vous étiez devenus
plus pauvres que Job. Eh bien, après quatre années de collaboration des Marquet
et Compagnie, on ne vous a pas laissé même la tuile avec laquelle Job nettoyait
ses ulcères...
-
C´est inouï.
-
En
effet, Mademoiselle; c´est inouï. Mais, tenez compte que seulement les frais
d´occupation vous coûtent chaque jour 400 millions de francs. Pourtant cela ne
représente que la dépense de l´Etat. Si vous y ajoutez le saccage des
particuliers, c´est-à-dire, les réquisitions et les rafles de toute classe,
alors le calcul est impossible.
-
Et
nos aïeux se plaignaient amèrement de la guerre du 70...?
-
Oui;
le traité de Francfort vous imposa une indemnité de guerre de cinq mille
millions, à payer en trois ans. Cette fois vous payez cinq mille millions
chaque deux semaines, depuis quatre ans...!
-
Si
tous les français savaient cela...!
-
Je
pense qu´ils l´apprendrons et qu´ils commenceront à s´acquitter de cette dette
sur les biens des collaborateurs. Si j´avais le pouvoir en France, l´affaire
serait vite reglée: confiscation inmédiate des biens de ceux qui ont fait des
affaires avec les allemands et condamnation aux travaux forcés à perpétuité...
-
Mais
en France il n´y a pas de politiques capables de prendre des mesures si
radicales...!
-
Croyez-vous?
Mais le “Nouvel Etat français” ne s´est-il pas attaqué pendant quatre années
aux biens et aux personnes des juifs et des gaullistes, des francmaçons et des
communistes...?
En tout cas, c´est une affaire qui ne me regarde
pas. Votre politique à vous, les français. Ce n´est
pas moi qui payera vos dettes...
-
Laissons
de côté ces choses tristes, voulez-vous? Revenons encore au dernier Abencerage.
-
C´est plus agréable.
-
Les
espagnols sont-ils pour la plupart aussi amoureux que le maure Aben-Hamet...?
-
En
général, oui. Nous aimons et nous haïssons avec la force de notre soleil.
-
Haïr aussi...?
-
Mais
oui, Mademoiselle. Haïr est parfois un sentiment aussi noble qu´aimer. Par
exemple, je haïs cordialement les traîtres, les oppresseurs et les goujats.
-
Est-ce
pour cela que vous haïssez le “Caudillo”...?
-
Juste,
Mademoiselle. Parce que la fameuse “libération nationale” de Franco et de la
bougeoisie réactionnaire de mon pays est l´entreprise la plus répugnante de
trahison, d´oppression et de goujaterie...
Mais ne revenons plus à la politique.
-
C´est
ça. Jouez-vous de la guitare, comme don Carlos?
-
Non, Mademoiselle.
-
Et
claquez-vous les castagnettes...?
-
Non plus.
-
Mais
du moins, vous aimez les corridas.
-
Pas beaucoup.
-
Dame!
Je croyais que les espagnols savaient tous courir un taureau, jouer de la
guitare et claquer les castagnettes.
-
Oh!
non, Mademoiselle. C´est une opinion très répandue en France: mais il n´y a
rien de plus faux. Vos romanciers vous ont trompé très littérairement.
L´Espagne n´est pas un pays d´opérette, mais un pays européen comme les autres.
Naturellement nous avons notre caractère, nos moeurs et notre mentalité à nous.
Mais si vous allez un jour dans mon pays comme votre écrivain Francis Carco,
avec l´illusion de trouver partout des toréadors, des femmes en mantille et des
amoureux chantant des sérénades au son d´une guitare, votre désenchantement
sera complet. Nous ne sommes plus au siècle des abencerages, comme vous n´êtes
pas non plus au siècles des mignons...
-
Pourtant
vous avez toujours des toréadors, des guitaristes et des danseuses gitanes.
-
Ah!
oui, comme vous avez des joueurs de boules, des joueurs d´accordéon et des
danseurs du genre apache... Chaque pays s´amuse à sa
façon.
-
A
Paris je vis danser une fois l´Argentine. C´était quelqu´un cette femme-là.
-
En
effet, l´Argentine – de son vrai nom Antonia Mercé – a été de notre temps
l´interprète la plus géniale des dames classiques espagnoles. Sa renommée était
internationale. Elle mourut en 1936, juste à la veille de notre guerre civile.
Il se peut qu´en interprétant la “Danse
rituelle du feu” de Manuel de Falla, elle se sentit impuissante pour la
première fois, pour conjurer les mauvais esprits qui menaçaient de bouleverser
notre pays, et cassant pour jamais ses castagnettes, elle s´enfuit à l´au-delà,
pour ne pas contempler l´horrible spectable...
-
Mon
Dieu! Que vous avez une imagination débordante. J´aimerais bien continuer
encore notre agréable conversation, mais voyez. Jacqueline me montra sa
montre-bracelet. Il était vingt-deux heures moins le quart.
-
Il
faut rentrer – acheva la jeune fille.
On se leva. Le crépuscule était clair et brillant.
-
Voulez-vous
que je vous accompagne, Mademoiselle?
-
J´aimerais
bien, mais vous savez, je ne veux pas que les pies jasent... Merci beaucoup.
Elle s´en alla. J´attendis un moment en la
contemplant.
Dans la butte sillonnée de vignes, Jacqueline se
perdit bientôt, comme une magnifique grappe d´or...
II
Je laissai passer trois jours avant de rencontrer
à nouveau Jacqueline. Je ne voulais pas non plus donner des prétextes aux
jasements des pies. Pas pour moi, c´est entendu: mais pour elle.
Je connaissais déjà la mentalité du village.
Quelques mois auparavant je m´étais lié d´amitié avec une famille de l´endroit.
A la maison il y avait une jeune fille très aimable. Eh bien, une semaine
après, les commères m´avaient déjà fiancé à elle. A la deuxième semaine, elles
se mirent à annoncer mon mariage. Et à la troisième...., à la troisième, je me
décidai à m´en ficher complètement de leurs bêtes bavardages.
J´eus le pressentiment qu´avec
Jacqueline il allait se passer bientôt pareil. Mais pour le moment, il fallait
ménager les scrupules de la jeune fille. Elle y verrait une preuve de
correction. D´autre part, c´était d´élémentaire astuce de me faire un petit peu
l´intéressant. Si je la rencontrais le lendemain, elle pourrait se figurer que j´avais
déjà perdu la tête. Et pour le moment ce n´était pas cela. Elle m´avait
simplement fait une impression très agréable. C´était tout et c´était assez. La
déception que j´avais redoutée, ne s´était pas produite. Le reste viendrait en
tout cas après. Il ne fallait pas se précipiter. Quand au quatrième jour, je la
retrouvai au même endroit, elle m´accueillit avec une visible complaisance.
-
Je
pensais que vous aviez quitté le pays.
-
Pas encore, Mademoiselle.
-
Mais...
peut-on savoir ce que vous faites ici, Monsieur? Bien entendu, si cela n´est
une indiscrétion.
-
Oh!
pas du tout, Mademoiselle. Je ne fais ici que des choses très inoffensives et
surtout très spirituelles. Voyez: je pioche, je pellète, je déblaye, je balaye,
je débarde...
-
Blaguez-vous...?
-
Pas du tout, Mademoiselle.
-
Mais
vous n´avez pas du tout l´air d´un manoeuvre.
-
Que
non...? Voyez mes mains.
-
Ta,
ta! Ces callosités sont très récentes. Je pense que ce sont les premières que
vous avez eues dans la vie.
-
Oh!
non. J´en ai déjà eu en France plus d´une fois.
-
Et en Espagne aussi...?
-
Non. Jamais.
-
Ah...!
Et quelle était votre profession dans votre pays...? Si cela n´est pas non plus
une indiscrétion.
-
Professeur
de l´Enseignement secondaire.
-
Et
vous travaillez en France comme manoeuvre...! Mon Dieu! quelle métamorphose...!
Et n´êtes-vous pas très malheureux en menant cette vie si peu conforme à vos
aptitudes et à vos habitudes...?
-
Bah!
je prends la chose philosophiquement. Aux débuts, en effet, je souffris
terriblement. Je venais de sortir d´un camp de concentration. J´en sortais
extenué et on me mit à travailler par la suite comme un forçat. Sous le régime
le plus dur et le plus brutal. Justement ici, dans ce département et dans ce
canton. Il y a quatre ans.
-
Mais,
comment...? Avez-vous été interné et condamné aux travaux forcés...?
-
Condamné judiciairement, non.
-
Et alors...?
-
Alors,
Mademoiselle, dans la France des Droits de l´Homme, j´ai fait 16 mois de camp
de concentration et 35 mois de travaux forcés sans aucune sentence des
tribunaux.
-
Mais
qu´aviez-vous fait pour cela, Monsieur...?
-
Rien,
Mademoiselle; rien que me battre pendant deux années et demie en défense du
Gouvernement légal de la République Espagnole contre les rebelles fascistes et
maures, et les envahisseurs allemands et italiens.
-
Et
est-ce exclusivement pour cela que vous avez été traité de cette façon...?
-
Exclusivement
pour cela, Mademoiselle. Mon casier judiciaire est intact en Espagne et ici. Ma parole d´honneur.
-
Mais cela est inoui...!
-
Inoui...?
Pas du tout, Mademoiselle. C´est le traitement courant et le plus bénin,
infligé depuis presque six ans à la plupart des réfugiés antisfascistes
espagnols. D´autres sauvagement torturés, assassinés, déportés au Sahara ou
livrés aux bourreaux de la Phalange espagnole, pour être par la suite
fusillés...
-
Mais qui
vous a fait toutes ces atrocités...? Les
Gouvernements des collaborateurs...?
-
Oui:
les Gouvernements de Petain et les gouvernements de la République. Quand je fus
interné pour la première fois dans un camp de concentration et que je fus
enrôlé pour la première fois dans une Compagnie de Travaillerus, le président
du Conseil de Ministres était un radical-socialiste et un francmaçon. Il
s´appelait Edouard Daladier. Et le ministre de l´Intérieur était à son tour un
autre radical-socialiste et un autre francmaçon. Il
s´appelait Albert Sarrant...
-
Alors
ce n´est pas physiquement, mais surtout moralement que vous avez dû souffrir.
-
Vous
avez déviné, Mademoiselle. Nous avions été toujours – moi comme tous les
républicains espagnols – des amis sincères et enthousiastes de la France.
Imaginez notre désenchantement et notre tristesse, en nous voyant traités sans
acun motif de cette façon inhumaine.
Nous ne pouvions même pas soupçonner que pour le
fait d´avoir courageusement combattu, avec trois ans d´anticipation, les mêmes
ennemis qui allaient infligér à la France la plus affreuse humiliation de son
historie, nous serions traités par les républicains et les francmaçons français
comme les pires criminels...!
-
Et
nous gardez-vous rancune pour cela?
-
D´abord,
je haïs à mort et je haïrai jusqu´à la fin de ma vie les lâches auteurs et
executeurs de ces forfaits. Ceux-ci ont coûté la vie à beaucoup de compatriotes
et leur sang nous crie: Vengeance!
Mais je n´en veux pas du tout pour cela la France.
Heureusement la population civile nous a toujours traité partout avec beaucoup
plus d´humanité. Le pauvre peuple français a été enfin de compte victime,
lui-aussi, de la même clique d´éléments indésirables: les responsables de la
défaite de 1940 et les responsables du pillage national en collaboration de
1940 à 1944...
-
Mais
ne pouvez-vous pas retourner en Espagne...?
-
Ah!
Oui. Je serais là depuis longtemps, si j´avais voulu.
-
En liberté...?
-
C´est entendu.
-
Et
pourquoi vous n´êtes pas rentré...?
Je crois que c´est préférable que de mener cette
vie peu agréable.
-
Parce
que je ne sais pas capituler, Mademoiselle. J´ai lutté pendant 31 mois contre
le fascisme les armes à la main et je ne reconnaîtrai pas le régime ignominieux
du “Caudillo” per omnia saecula
saeculorum... Nous allons jusqu´au bout, nous, les espagnols. Rappelez
l´observation de Chateaubriand: il faut que nous domptons la fortune ou que
nous soyons écrasés par elle... pour le moment j´en suis écrasé. Mais j´ai
l´espoir de la dompter encore, et sans tarder.
-
Oui,
mais en attendant, vous piochez...
-
Et
quoi...? Le travail manuel ne deshonore pas. Par surcroît, il fortifie le corps
et l´esprit.
-
Mais
en outre vous vivez comme un prolétaire.
-
Et
j´en suis fier, Mademoiselle. La pauvreté est une école supérieure. Qui n´a pas
passé par elle, ne connaîtra jamais la véritable valeur de la vie.
-
Pourtant
ceux qui ont passé par elle, ne veulent plus y retourner...
-
Juste;
mais ils ne regrettent pas le passage. On y apprend beaucoup de choses. On y
apprend surtout à ne pas craindre la pauvreté. Combien de trahissons, de
bassesses et de crimes fait commettre chaque jour la peur de la pauvreté!
Pourtant se trouve très souvent dans l´antichambre
de la félicité. C´est le Christ qui l´a dit: “Bienheureux les pauvres...”
-
Oui,
mais personne ne veut être de cette classe de bienheureux. A commencer par les
chrétiens les plus fervents...
-
Cependant
je puis vous assurer que c´est dans cette situation que j´ai éprouvé plus d´une
fois des moments de véritable félicité. Celle-ci consiste essentiellement dans
la satisfaction complète de soi-même. Et bien, je puis vous confier qu´au bout
de journées très dures et des circonstances très difficiles, en me jetant à la
nuit sur une misérable paillasse, affamé, febrile et exténué, j´ai éprouvé dans
moi-même plus d´une fois cette satisfaction intérieure complète.
-
Oui,
mais non précisement pour la faim, pour la fièvre et pour l´exténuation, mais
parce que vous les aviez maîtrisés et surtout parce que vous vous étiez tiré
intacte de l´épreuve la foi qui vous anime. Vous avez un idéal et c´est pour
lui que vous consentez tous les sacrifices. Vous avez en outre une espérance:
celle de voir triompher bientôt cet idéal et c´est pour elle que vous ne
regardez pas les souffrances du combat. Supporteriez-vous
allégrement toutes ces épreuves sans savoir pourquoi...?
-
En
effet, Mademoiselle. Vous avez une pénétration étonnante.
-
Mais
me permettez-vous de vous faire une remarque un peu... cruelle...?
-
Je vous en prie.
-
Etes-vous
bien sûr qu´à la fin de la guerre on ne laissera pas tomber les républicains
espagnols...? Franco ne bouge pas. Il a même pactisé avec quelques alliés. Et
les capitalistes étrangers qui ont beacoup d´intérêts en Espagne, d´après ce
que j´ai lu, continueront, bien sûr, à l´appuyer.
-
Mais,
Mademoiselle: nous sommes le premier peuple européen qui a osé faire face au
fascisme. Nous nous sommes battus contre lui, presque désarmés pendant deux
années et demie. Avant qu´un Stalingrand, il y a eu un Madrid. Après la
défaite, on a organisé contre nous une repression qui n´a d´exemple que dans
les proscriptions de Sylla et dans les massacres de Gengiskhan. Et malgré tout
nous tenons encore; nous tenons toujours. Et croyez-vous qu´après la guerre on
peut nous laisser tranquillement tomber...? Lorsque le monde entier s´est
dressé contre le fascisme, croyez-vous possible qu´on respecte à la fin de la
lutte le spécimen fasciste le plus ciminel, le plus rétrogade et le plus
méprisable du continent européen...?
Cette manoeuvre répugnante, si jamais elle était
essayée, serait la dernière des vilenies. Elle souleverait immédiatement la
conscience de tous les hommes libres d´Europe. Sur les champs de bataille
d´Espagne fume encore le sang généreux des meilleurs combattants antifascistes
des Brigades Internationales: du député communiste du Reigstach, Hans Beile; du
lieutenant colonel italien Nino Manetti; de l´écrivain et général hongrois
Luckas, et tant d´autres. Non, Mademoiselle. On ne peut pas nous laisser
tomber. Et si quelques messieurs s´avisent en ce moment de perpétuer en Espagne
le sultanat de Franco et de la Phalange, pour des calculs financiers
inavouables, ils se trompent complètemnet. Le cas écheant, le peuple espagnol
se suffira à lui tout seul pour venir à bout des petits tyrans et des grands
calculateurs... Nous ne sommes pas des éunuques ni
des esclaves.
-
Ne
vous exaltez pas, Monsieur. Je vous en prie. Je n´ai pas voulu vous froisser.
-
Oh!
non, Mademoiselle. Excusez-moi. Mais croyez-vous qu´en remarquant certaines
attitudes un peu trop équivoques au courant de cette guerre, je n´ai pas été
assailli plus d´une fois par la même pensée...?
Mais c´est une pensée trop absurde. La fin de
cette guerre marquera en Europe un règlement de comptes général. Les manoeuvres
réactionnaires de l´autre post-guerre ne prospéreront plus. Nous avons bien
compris cette fois. Et les malandrins et les maladroits de 1918-1919 ne
gâcheront plus la transfortmation sociale du Continent. Le fascisme ne
voulait-il pas un ordre nouveau...? Il l´aura; mais non celui qu´il avait
pensé...
Mais laissons de côté ces questions. Le temps
parlera. C´est l´orateur le plus éloquent. Voulez-vous
que nous fassions une petite promenade?
-
Je voudrais bien; mais...
Je dévinai:
-
Toujours les pies...?
Jacqueline sourit. Puis elle ajouta:
-
Dites-moi:
en Espagne les pies sont aussi bavardes qu´en France...?
-
Oh!
ce genre d´oiseaux est partout pareil et je dois vous dire en honneur de la
vérité que l´esprit public à la campagne est beaucoup plus étroit en Espagne
qu´en France.
-
Et dans les villes...?
-
Dans
les villes il est à peu près comme ici. Mais, vous savez, dans les villes comme
dans les villages, la femme espagnole est infiniment moins libre que la
française. La femme française est l´égale de l´homme; la femme espagnole, non.
-
Mais
c´est vous qui maintenez les femmes dans ce plan d´infériorité.
-
Pas
nous précisement. C´est le milieu; c´est l´éducation; ce sont les préjugés;
c´est l´atavisme musulman et l´influence catholique.
En tout cas, en compensation, la femme espagnole
est mieux protégée juridiquement que la française.
-
Comment!
-
Mais
oui, Mademoiselle. Vous vivez encore en grande partie sous le régime juridique
du Code Napoleon: un code ayant été inspiré par un despote et par un mari
trompé, ne pouvait pas être très favorable aux femmes. Dans la vie publique
vous n´avez aucune ingérence légale; et dans la vie domestique, en vous
mariant, vous commencez par perdre même votre nom de famille.
-
Est-ce
qu´en Espagne les femmes mariées conservent toujours leur nom de jeunes filles?
-
Oui,
Mademoiselle; et les enfants portent toujours deux noms: celui du père et celui
de la mère.
-
C´est
curieux. Ont-elles aussi le droit de suffrage?
-
Exactement
comme les hommes, et elles peuvent aussi devenir députés et ministres.
Dans la dernière législature de la République
Espagnole, le chef de la minorité communiste à la Chambre des Députés était une
femme: Dolores Ibarruri, la célèbre “Pasionaria”, calomniée de la façon la plus
vile par tous les reptiles de la presse réactionnaire française. Pendant la
guerre civile nous avons eu aussi une femme ministre: l´écrivain libertaire
Federica Montseny.
Bien entendu, ce sont des avantages accordés à la
femme par nous, les républicains. Autrefois, avec la Monarchie, et à présent,
avec Franco, la chose n´est pas pareille.
Voyez un exemple qui va vous cabrer. Dans le code
penal de la Monarchie, il y avait un article qui permettait au mari de tuer
impunément sa femme, surprise en adultère flagrant.
-
Quelle
barbarie! Et si la femme surprenait son mari dans le même cas, avait-elle le
droit de le tuer à son tour...?
-
Ah! non.
-
Jolie justice...!
-
Naturellement
nous avons effacé cet article ignominieux.
-
Somme
toute, entre la protection légale de la femme espagnole et la liberté réelle de
la femme française, j´opte pour la deuxième.
-
Je
comprends. D´autre part, est-ce que vous avez besoin en France des droits
politiques des femmes espagnoles? Pas du tout. D´ordinaire, vous commandez en
France les hommes qui vous commandent...
-
C´est ça.
-
Parce
que vous valez, en général, autant ou davantage que la plupart de vos hommes.
-
Vous
êtes très galant, Monsieur.
-
Ah!
ce n´est pas de la galanterie, Mademoiselle, mais de la justice. Je vous parle
avec toute objectivité. Une des choses qui me frappèrent, d´abord, lorsque je
commençai à connaître un peu la culture et la vie française, fut la personnalité
remarquable de la femme. Dans la Littérature, dans la Peinture, dans la
Musique, dans le Théâtre, dans la Religion, dans la Politique, dans la Vie
Sociale, dans la Guerre même, vous possédez une galerie de femmes illustres
comme aucun autre peuple au monde. Il n´y a jamais eu en France un mouvement
d´envergure, quoi qu´il en soit, qui n´ait pas mis en avant le nom d´une femme;
qu´elle s´appelle Jeanne d´Arc ou Madame Roland, Marie de France ou Berthe
Morisot, Hersande de Champagne ou Germaine Taillefer...
La civilisation espagnole est une oeuvre
presqu´exclusivement masculine. La civilisation française doit autant aux
femmes qu´aux hommes.
-
Merci bien, Monsieur.
-
Pas
de quoi, Mademoiselle. Je ne fais que constater une réalité.
Je vais vous ajouter une autre remarque qui n´est
pas du tout aussi flatteuse. Les principaux défauts de la Nation française:
légéreté, vanité et manque de caractère sont des défauts spécifiquement
féminins. La France les doit à cette influence préponderante de ses femmes.
-
Croyez-vous?
-
C´est
mon avis personnel. Peut-être je me trompe. Mais je crois que non.
-
Qui sait!
Alors ne voudriez-vous pas que la femme espagnole
atteigne le niveau de la française...?
-
Au
point de vue culturel, si. Pour ce qui est de l´influence sociale, non.
-
Pourquoi?
L´un est conséquence de l´autre.
-
Me
permettez-vous de vous dire encore une vérité très peu flatteuse...?
-
Soit.
-
Parce
que l´élément féminin est en principe un élément de corruption.
-
Dame!
-
Mais
oui, Mademoiselle. L´homme agit en principe par réflexion; la femme, par
impulsion. Et les impulsions ne suivent pas d´ordinaire la route royale de la
raison, mais les sentiers dévoyés du caprice. Adam perdit le paradis pour
condescendre à un caprice de sa femme.
-
Diable!
allez-vous argumenter avec la vieille historiette du Genèse...?
-
Et
pourquoi pas, Mademoiselle? Cette vieillle historiette est un symbole. Les
sociétés, conduites par les caprices des femmes, sont vouées irremédiablement à
la corruption, à la décadence et à la ruine. Consultez
votre propre histoire.
-
Et
que serait-il arrivé, Monsieur, si Adam s´était refusé à mordre la pomme...? Sa
société conyugale avec Eve aurait-elle marché un peu mieux...?
-
Ah!
je ne sais pas. Demandez-lui à Jehovah, Mademoiselle...
Jacqueline se mit à rire. Je l´imitai. C´était déjà
l´heure de partir. On se dit adieu et on se serra la main cordialement. La
jeune fille était véritablement jolie avec sa blouse blanche et sa jupe bleue
de France. En la voyant s´éloigner d´un pas nonchalant, je pensai que, malgré
tout, si elle avait été notre mère Eve et que je m´étais trouvé avec elle dans
les jardins de l´Eden, j´aurais agi probablement comme Adam...