domingo, 29 de noviembre de 2015

Crépuscule Normand

CRÉPUSCULE NORMAND


A Mademoiselle Jacqueline Lapique

1943. Menneval. Août. Soir.

Bernay, le 2 Octobre 1943

Manuel G. Sesma

Le soleil commençait à se glisser dans le sein de la Terre, comme une médaille d´or dans le sein d´une Belle. Je descendais tout seul à la ville de Bernay par un petit chemin. La mélancolie voilait délicatement mon âme, comme les tuiles du crépuscule les ondulations de la campagne.
Hélas! une journée d´exil en plus....
La 1670ème...!
C´était déjà un peu trop.
Sans doute.
Cependant....
Combien de millions d´êtres humains étaient en ce moment plus malheureux que moi...? Combien de milliers de jeunes hommes, de jeunes filles, d´enfants innocents qui avaient vu le soleil se lever le matin ne pourraient plus le voir se coucher à présent...?
Ah! la guerre, la guerre...
La guerre totale...
La guerre moderne...
La guerre sauvage...
Le cafard dépliait sur mon coeur ses ailes noires comme un corbeau sanglant.
Et la plainte du Patriarche d´Idumée montait spontanément à mes lèvres:
Taedet animan meam vitae meae...
Tout à coup un tableau ravissant s´offrit à mes regards. Ce fut dans une jolie villa. Elle s´appelait “Le Verger” et c´était un enclos symétrique et fleurissant renfermant un hôtel coquet en brique rouge et blanche en tout style normand.
Un petit pavillon y attenant abritait un paon et quelques paonnes. Celui-là se promenait majestueusement sur le tapis émeraude du jardin, comme un petit sultan fastueux et rêveur.
Je m´arrêtai un moment pour le contempler.
Le soleil agonisait à l´horizon entre les bras de deux peupliers géants de la route de Rouen.
Soudain le paon fit un bond, gagna le haut de la blanche barrière de l´enclos et se mit à regarder le soleil en face.
Quel message, quel cantique ou quelle prière adressa en cet instant le plus superbe des oiseaux au plus brillant des astres...?
Mystère.
Connaît-on le secret des réactions sentimentales des bêtes à l´égard de la Nature...?
En tout cas, c´était évident que le joli animal était tombé dans une sorte d´extase religieuse ébloui par la pompe hallucinante du soleil agonisant. Le jardin tout entier resta instantanément en suspens.
La garde verte et rouge des géraniums alignés devant la porte de l´hôtel, retenait son haleine avec émoi.
Des pommiers distillant du sang et de l´or se penchaient avec émotion sur le paon.
Et les nymphes du Verger, couchées indolemment sur les boulingrins, se dressaient petit à petit sans faire du bruit, pour contempler l´étrange spectacle.
Quand le soleil fut enfin sur le point de s´éclipser complètement, le bel oiseau déplia ses ailes, se tourna sur le bout de ses pattes et se lança d´un élan dans l´espace.
Ce geste inattendu me ravit. Et j´eus un instant l´illusion que le paon envoûté du “Verger” était l´âme incarnée de la Beauté terrestre, s´élançant instinctivement vers la Lumière.
Du moins, n´en était-il pas, certainement un symbole parfait...?
Dans la villa, une jeune femme blonde, très blonde, comme le rayons du soleil disparu, se penchait tendrement sur le berceau d´un fils.
Et une jeune fille brune, très brune comme la chevelure de la nuit qui allait tomber, inclinée sur “Le chariot d´or” d´Albert Samain, entendait dans son coeur la berceuse en sourdine d´un pompon qui n´était pas encore conçu, fruit de l´amour d´un homme qui n´était pas encore arrivé...
..........
Avec les derniers rayons du soleil, l´enchantement du “Verger” s´effaça. Et je m´éloignai pas à pas de l´enclos, fredonnant en silence, au dedans, la “Chanson hindoue” de Rimsky-Korsakow...