jueves, 17 de septiembre de 2015

Entretien avec Jacqueline

Manuel G. Sesma
Saumur, décembre 1944


J´ai préalablement à vous présenter mon ancienne petite amie Mademoiselle Jacqueline. Voici, d´abord, son portrait physique: 27 ans; 1 m 60 cm. de taille; 55 kgs. de poids. Bien faite. Cheveux châtain foncés. Visage ovale. Yeux verdâtres. Bouche petite. Gorge fine. Seins menus. Jambes faconnés au tour. Mains et pieds mignons.
Son port était élégant. Ses gestes, mésurés. Son allure, un peu indolente, mais gracieuse. Somme toute, au point de vue corporel, Jacqueline était une belle demoiselle.
Le moral complétait le physique. Son caractère était doux et ses manières, affables. Son regard serein et un peu absent révélait une âme droite, rêveuse et sentimentale. Au point de vue intellectuel, c´était une jeune fille assez intelligente et assez cultivée. Elle avait fait le baccalaureat de Lettres et elle avait même aspiré à l´agrégation dans l´Université de Paris; mais des revers de fortune familiaux la contraignirent à abandonner ses études et à gagner par la suite son pain. Ce coup dur avait marqué son visage d´un certain air de gravité et avait recouvert son esprit d´un certain vernis de causticité. Mais on voyait bien que ces traits spirituels étaient tout à fait factices et commes des couches superposées à son fond naturel, paisible et gai.
Elle possédait une grosse dose de bon sens et elle mêlait dans sa conversation les observations les plus judicieuses aux boutades les plus hilarantes. C´était évidemment une femme d´esprit. Si elle avait été une dame fortunée, elle aurait dirigé un salon mondain avec l´aisance de Madame Geoffrin.
Malheureusement pour elle – ou heureusement, qui sait...? -, elle n´était à présent qu´une modeste employée de Banque.
Elle travaillait dans un des principaux établissements bancaires de Saumur et elle était elle-même saumuroise. Elle était née au Quartier des Ponts et c´est ici qu´elle demeurait jusqu´à ce que le bombardement de la nuit du 31 Mai au 1er Juin 1944, démolît sa maison, ainsi que la plupart des immeubles du faubourg.  Alors elle vint séjourner provisoirement au village où je demeurais, rélevant du canton de Montreuil-Bellay, mais pas loin de la capitale du Haut Anjou. En réalité ce n´était qu´un séjour partiel, puisque la banque où elle était employée, n´ayant pas été touchée, la jeune fille continua à y travailler. Chaque matin Jacqueline partait de bonne heure avec son vélo, ne rentrant qu´à sept heures du soir. A cette époque malheureuse où tout était désaxé, même les montres, sept heures du soir n´étaient que 17 heures du méridien; et comme alors c´était l´été, il est oiseux de remarquer que la jeune fille, son travail fini, disposait tous les soirs de quelques heures de loisir. Jacqueline en profitait d´ordinaire pour faire une promenade à la campagne ou pour se baigner dans les eaux du Thouet.
En la voyant marcher nonchalamment, habillée d´une jupe “zazon” rouge, parsemée de fleurettes blanches, et d´une blouse à raies fines, blanches et bleues, avec ses souliers blancs, son sac-à-main sport rouge écarlate, son parasol coquet et ses grosses lunettes, d´été, on devinait incontinent qu´elle n´était pas une jeune fille de l´endroit, mais une demoiselle de la ville, installée provisoirement à la campagne. Jacqueline aimait passionnement la lecture et on la trouvait d´ordinaire aux bords de la rivière, ayant pour toute compagnie un livre à la main. Comme je la rencontrais journellement, je commençais au bout de quelques jours à la saluer courtoisement. Ce n´était pas une simple formule de politesse, mais de sympathie. Un penchant obscur, instinctif, me poussait vers cette jeune fille. L´affinité de goûts – puisque j´allais chaque jour, moi aussi, aux rivages du Thouet accompagné seulement d´un bouquin – éveilla à son tour en Jacqueline de pareils sentiments à mon égard. Ainsi donc le soir où je me décidai enfin à lier conversation avec elle, notre sympathie cachée se manifesta, et à partir de ce moment, notre mutuel isolement cessa. Nous commençames à nous retrouver presque tous les jours et une franche amitié – purement platonique aux débuts -, se noua insensiblement entre nous deux. Un jour elle m´exprima son désir d´apprendre l´espagnol. Il n´est pas besoin de dire que je m´offris aussitôt comme professeur et qu´elle m´accepta sur le champ. Bien entendu, désintéressement.
Du moins, au point de vue matériel. Parce qu´à d´autres points de vue, je venais justement de lui laisser entendre que je portais sur elle le plus vif intérêt. Alors dans cet état d´esprit, mon cours d´espagnol à Jacqueline devint en même temps dès le premier moment, un véritable cours de galanterie. Elle était une élève tellement séduisante! C´était évidemment jouer avec du feu et je me brûlai. Avant que je puisse m´en rendre compte exact, je m´en trouvai amouraché complètement. Mais je ne le regrettai point. Tout au contraire. N´était-elle pas la jeune fille la plus adorable...?
Les entretiens, contenus dans ce volume, en sont la preuve. Ils ne sont pas, certainement, les dialogues de Platon ni de Lucien; mais on en dégage, sinon une philosophie, du moins un parfum de poésie: celui de cette fleur exquise de féminité qui a toujours été et continue encore à être la véritable femme française...

I

         Depuis une semaine, je me disais tous les soirs: “Demain j´aborderai cette demoiselle.” Mais le lendemanin arrivait, et je ne l´abordais pas. Pourquoi? Timidité...? Un peu. Bien entendu, ce n´était précisement par peur de l´aborder, mais de ne pas réussir. Sans la connaître encore que de vue, cette demoiselle m´était tout à fait sympathique. Ses saluts me charmaient. Quand je la rencontrais sur mon chemin, je trouvais son “Bonjour, Monsieur” aussi musical qu´un lied de Schubert ou un sonnet d´Heredia. Quel désenchantement si j´essayais de la connaître un peu plus de près et que je fusse déçu ou rejeté...!
Voilà pourquoi j´hésitais à l´aborder. Mais ce troisième dimanche de Juin, je me décidai. Jacqueline se trouvait assisse indolemment sur le gazon, aux rivages du Thouet. Il faisait chaud. Avec sa robe de mouseline polychrome, elle était aussi jolie qu´un papillon. Comme d´habitude, elle lisait. Un frêne la protégeait des rayons solaires. La glace de la rivière refletait sa belle silhouette. Je fis un effort définitif de volonté et je m´approchai d´elle.
-         Bonsoir, Mademoiselle.
Jacqueline leva un moment ses yeux et me répondit avec affabilité:
-         Bonsoir, Monsieur.
-         Toujours à la lecture...? – ajoutai-je.
-         Que voulez-vous? C´est l´unique distraction que l´on peut se permettre ici.
-         En tout cas, c´est une belle distraction. Un livre est le meilleur ami.
-         Du moins, c´est l´ami le moins fastidieux – rectifia Jacqueline.
Cette rectification me molesta. J´y vis une allusion voilée. Alors je l´apostrophai:
-         Ma personne vous importune-t-elle, Mademoiselle...?
Elle comprit par la suite et elle me répondit, d´un sourire charmant:
-         Oh! non, Monsieur. Je vous en prie. Avez-vous trouvé dans mon apostille une allusion mortifiante...?
-         En effet, Mademoiselle. Excusez-moi. Je suis un peu trop susceptible.
-         Mais non, Monsieur. Vous avez tort. Et pourquoi vous vous êtes cru atteint? Mais vous n´êtes pas mon ami...
-         Certes, Mademoiselle.
-         Alors...?
-         Alors... si ma présence ne vous gêne point, me permettez-vous de m´asseoir ici...? conclus-je, encouragé par sa franche explication.
-         Comme vous voudrez – fit-elle un peu surprise. Et ensuite ajouta philosophiquement.
-         La campagne est à tous.
Je m´assis par la suite à un mètre d´elle. A l´ombre du même arbre. Puis, je repris avec courage:
-         Vous êtes très gentille, Mademoiselle. Et vous sentirez-vous à votre tour offensée, si j´ajoute que je ne vous trouve pas non plus une femme fastidieuse, mais au contraire, très intéressante...?
Jacqueline rougit légèrement et me répondit un peu confuse:
-         Vous êtes très galant, Monsieur.
-         Oh! j´entends que c´est une grossièreté que de ne pas être galant envers les femmes.
-         Envers toutes...? – ajouta-t-elle en se reprenant.
-         Du moins envers les jeunes. Et surtout envers les belles.
-         Oh-là-là! Cela veut dire qu´il faut dire toujours de gros mensonges aux femmes jeunes et surtout aux femmes belles.
-         Pas du tout, Mademoiselle. Un compliment n´est pas un mensonge. Surtout lorsqu´il est adressé à une femme jolie.
-         Cela dépend de la classe de compliment.
-         En effet.
-         Par exemple, vous venez de me dire, pour me complimenter, que vous m´avez trouvé une femme intéressante. Mais comment pourrais-je croire à cela, si vous ne me connaissez même pas...?
-         Oh...! oui... Mademoiselle – répliquai-je un peu désarçonné. Je vous connais de vue.
-         Mais cela suffit-il...?
-         Parfois, si.
-         Eh bien, ajouta Jacqueline avec l´aplomb de celui qui est devenu maître de la situation.
-         Eh bien, Monsieur; peut-on savoir quel intérêt avez-vous à mon égard...?
-         Mais oui, Mademoiselle. J´ai intérêt tout d´abord à ce que vous m´expliquez votre théorie des amis ennuyeux et fastidieux.
Jacqueline ferma définitivement le livre qu´elle mantenait toujours ouvert avec l´index de la main droite et le déposant par terre, elle ajouta:
-         Mais c´est une théorie un peu longue, Monsieur...
-         Ça ne fait rien. Donnez-m´en un extrait, s´il vous plaît, Mademoiselle.
-         Mais oui – ajouta-t-elle en ton persifleur. La faune des amis fastidieux peut être réduite à trois espèces.
-         La première...?
-         Celle  des amis qui ne savent nous entretenir que sur l´état du temps ou sur l´état de leur famille...
-         Réellement ils ne sont pas des causeurs très amènes. Et la deuxième...?
-         Celle des amis qui nous accompagnent à un bal et qui dansent à peu près comme un chameau...
-         Dame! Danser avec un chameau ne doit pas être réellement commode. Surtout lorsqu´on est habillée d´une robe longue de soirée.
-         Et surtout lorsque le chameau ne fait qu´abîmer nos souliers et ruminer de temps en temps: “Ah! Mademoiselle, qu´il fait chaud, qu´il fait lourd... Excusez-moi...”.
-         En avant, Mademoiselle. La troisième...?
-         Celle des amis qui nous agacent en nous faisant la cour, alors qu´ils ne nous intéressent pas du tout...
-         Très bien, très bien, Mademoiselle. Mais vous savez, il me semble que vous avez oublié l´espèce la plus intéressante.
-         Laquelle...?
-         Celle des amis que vous aimez réellement, mais qui font la cour à vos amies... Jacqueline se mit à rire avec jovialité et me dit affablement:
-         Ah! le malin que vous êtes...
-         Pas autant que vous, Mademoiselle.
Par la suite, je me levai, prétextant de ne pas me trouver assis à mon aise et je m´approchai un peu plus de Jacqueline. Celle-ci comprit et sourit. Je pensai avec satisfaction:
Cela commence bien, très bien. Tout d´abord, elle ne me trouve pas fastidieux. Il faut qu´elle me trouve ensuite intéressant. Puis, charmant. Puis..., puis..., on verra.
Jacqueline convaincue qu´elle n´aurait plus besoin de lire pour se distraire, reccueillit son volume et fit geste de le mettre dans son sac. Mais je m´interposai:
-         Quel roman vous lisiez, Mademoiselle...?
-         Voyez – me dit-elle, le mettant entre mes mains.
-         Diantre! – m´écriai-je. “Le dernier Abencerage” de Chateaubriand.
-         Le connaissez-vous...?
-         Comment, Mademoiselle! Mais oui: je le connais depuis longtemps et je l´aime.
-         Pourquoi...?
-         Avant tout et surtout parce qu´il parle très bien de l´Espagne et des espagnols.
-         Etes-vous espagnol, Monsieur?
-         Mais oui, Mademoiselle.
-         Je l´avais déjà deviné dans votre accent.
-         Oui: je parle le français comme une vache espagnole, n´est-ce pas...?
-         Oh! non, Monsieur. Ne dites pas ça. Je voudrais bien parler l´espagnol comme vous parlez le français.
-         Vous me flattez, Mademoiselle.
-         Pas du tout. D´autre part, vous savez, cette expression-là vulgaire me deplaît. C´est une corruption grossière du langage.
-         Oui: je le sais, Mademoiselle. Vous disiez auparavant: “Tu parles le français, comme un basque l´espagnol.”
-         En effet. Ce qui est beaucoup plus logique, il me semble. Parce que je pense que les vaches espagnoles ne parlent aucune langue.
-         En effet, Mademoiselle. Elles sont aussi bêtes que les françaises. Mais, vous savez, elles n´ont pas la mauvaise réputation des vôtres.
-         Comment...?
-         Mais oui, Mademoiselle. En France, lorsque vous voulez insulter quelqu´un, parce qu´il a fait quelque saleté ou quelque bêtise, vous vous écriez: “Ah! la vache...”
-         Est-ce qu´en Espagne elles sont des dames aristocratiques...?
-         Oh! non, Mademoiselle.  Nous n´avons pas une opinion si péjorative des vaches...! Mais personne ne s´en prend à leur nom, pour blâmer un voyou ou un malandrin.
-         Me permettez-vous une question curieuse?
-         Je vous en prie.
-         Depuis quand séjournez-vous en France?
-         Depuis février 1939.
-         Ah! je comprends. Vous êtes un réfugié politique...
-         Oui, Mademoiselle.
-         Exactement comme Chateaubriand, lorsqu´il écrivit “Les aventures du dernier Abencerage.”
-         Oh! pas tout à fait, Mademoiselle. Ma signification politique et ma situation de réfugié sont complètement différentes. Certes, Chateaubriand a écrit que “Le dernier Abencerage” est “l´ouvrage d´un homme qui a senti les chagrins de l´exil.” Mais croyez-vous, Mademoiselle, que son pèlerinage à l´Orient fut en effet un véritable exil...? Je n´aurais pas d´inconvenient à sortir les chagrins d´un exil une fois chaque quatre années...
-         Dame! On voit que vous connaissez un peu l´histoire de la littérature française.
-         Un tout petit peu, Mademoiselle.
-         Alors aimez-vous Chateaubriand, Monsieur?
-         Oh! aimer c´est trop. J´admire, d´abord l´artiste; je respecte l´homme; je déteste le politicien.
-         D´accord complet sur le premier point. Chateaubriand reste et restera toujours comme un des sommets de notre littérature.
-         Je le trouve enchanteur.
-         Oui, c´est le mot exact. Quant à l´homme, vous savez, je le trouve un peu trop orgueilleux et surtout un peu trop égoïste.
-         En effet, malgré son mariage romanesque, malgré ses effusions à l´égard de Madame Recamier, malgré le lyrisme cordial qui déborde de toute son oeuvre, croyez-vous que Chateaubriand aima jamais véritablement une femme...?
-         Qui sait...? Le coeur de l´homme est un mystère.
-         Et celui de la femme...?
-         Un labyrinthe... Mais dites-moi: pourquoi détestez-vous le politique...? Il fut honnête et sincère, il fut désintéressé et libéral.
-         Oh! oui; je n´en fais pas question. En outre, à côté de Richelieu, de Villèle et des Polignac, Chateaubriand faisait figure de révolutionnaire. Il n´était pas un vulgaire chauve-souris de l´Introuvable. Mais Chateaubriand commit à notre égard une gaffe impardonnable.
-         La guerre d´intervention en Espagne...?
-         C´est ça.
-         Mais avez-vous lu la justification de Chateaubriand...?
-         Oui, Mademoiselle. C´est à peu près la même que Mussolini pour son intervention armée dans notre dernière guerre.
-         Ah! je ne connais pas cette justification-ci.
-         Pourtant elle a été publiée par l´hebdomadaire parsien “7 jours”.
Mais oui, Mademoiselle. Aux commencements de l´an 1937, l´ambassadeur italien Cerrutti se présenta un beau jour à Leon Blum, alors chef du Gouvernement français, pour lui dire de la part de Mussolini que l´Italie fasciste intervenait en Espagne et continuerait à intervenir à côté de Franco, parce que le Duce ne pouvait pas tolérer l´installation dans la Méditérranée d´un régime bolcheviste...
-         Dame! Je ne savais pas cette histoire.
-         Mais oui, Mademoiselle. Le toupet de Mussolini alla jusqu´à demander à Leon Blum l´acceptation officielle de cette intervention et la promesse que la France ne se mêlerait pas, pour sa part, dans cette affaire.
-         C´est-à-dire, il avait le droit de se mêler; les autres, non...
-         C´est ça. Eh bien, Mademoiselle, la justification de Mussolini est à peu près la répétition de celle de Chateaubriand. Celui-ci envoya en Espagne le duc d´Angoulème avec les “Cent mille enfants de Saint Louis”, parce que la France réactionnaire de Louis XVIII ne pouvait pas non plus tolérer dans mon pays l´installation d´un régimen jacobin... A propos de cette histoire, savez-vous, Mademoiselle, que c´est en rappelant cette intervention qu´on eut le mauvais goût de construire à Paris le Palais du Trocadero, à l´occasion de l´Exposition de 1878...?
-         Ah! non; je ne connaissais pas ce détail.
-         Mais oui, Mademoiselle. Le Trocadero est le nom d´un fort de Cadix où le duc d´Angoulème obtint un succès facile. Paris n´a pas perdu grand-chose avec la disparition de ce monument-là ignominieux.
-         Mon Dieu! Vous ne mâchez pas vos mots, Monsieur...
-         Non, Mademoiselle.
-         Mais le prétexte de Chateaubriand n´était-il pas du moins fondé...?
-         Nullement, Mademoiselle. Le régimen constitutionnel espagnol de 1820-1823 n´était pas du tout jacobin, comme la deuxième République espagnole n´était pas du tout communiste. Mais c´est sous ces prétextes grossiers que la démocratie espagnole fut sauvagement égorgée par les baionnettes étrangères en 1823 et en 1936-39, au bénéfice de la réaction continentale. En 1823, c´était la Sainte Alliance; en 1936-39, ce fut l´Axe fasciste Rome-Berlin.
Mais en 1944, ah! mon Dieu, c´est l´URSS qui est devenue la première puissance d´Europe. Eh bien, toute cette réaction continentale qui applaudit en 1939 notre assassinat politique et qui a tenté par tous les procédés notre assassinat personnel, qu´aura-t-elle a répliquer demain, si la Russie sovietique aidait le prolétariat européen à renverser pour toujours le régime bourgeois, tournant à son avantage le raisonnenement de Mussolini...?
-         Oh! je ne comprends pas grand-chose à la politique, Monsieur.
-         Oui: laissons la politique de côté. Il vaut mieux.
-         En tout cas, en vous écoutant, j´ai constaté que Chateaubriand vous a bien dépeint, les espagnols, dans son roman. Vous êtes fougueux comme Don Carlos et le dernier Abencerage.
-         Bah! c´est une question du climat. En Espagne le soleil tape fort. Il enflamme les têtes et les coeurs.
-         Et Grenade est-elle aussi belle que Chateaubriand la dépeint...? J´aimerais la connaître, surtout l´Alhambra.
-         Mais oui, Mademoiselle. Tout est très beau à Grenade: la ville aux toits roses, la colline gitane de l´Albaicin, les palais de l´Alhambra et du Généralife, le parc de l´Alameda, la plaine de la Vega, les deux rivières, le Darro et le Genil, le massif imposant de Sierra-Nevada, le ciel enchanté, l´air pur et parfumé.
Lisez encore, s´il vous plaît le “Voyage en Espagne” de Théophile Gauthier et la “Terre d´Espagne” de René Bazin, et vous verrez avec quel enthousiasme ils parlent aussi de la fameuse capitale andalouse.
Grenade est en effet une ville de rêve et il n´est pas étonnant qu´elle ait toujours touché profondement l´imagination de tous les esprits qui sentent le sortilège de la beauté.
-         Pourtant mon compatriote Lautrec, en étant invité à chanter une romance dans la fête de nuit à l´Alhambra, il ne chante pas Grenade, mais la France.
Combien j´ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance!
Ma soeur, qu´ils étaient beaux les jours
de France
O mon pays, sois mes amours
Toujours!
-         Mais c´est normal, Mademoiselle. Ce n´était pas pour la première fois que Lautrec visitait l´Alhambra; mais surtout votre compatriote était exilé, et en exil on soupire toujours pour son pays. Que voulez-vous, quoique disent certains antipatriotes théoriques, l´amour de la patrie est aussi naturel que l´amour maternel. On aime son pays comme on aime sa mère: par instinct et aveuglement. Et c´est surtout l´expatriation forcée qui contribue à fortifier ce sentiment. Avant de me réfugier en France, j´étais espagnol cent pour cent. Aujourd´hui je me sens espagnol mille pour mille...
-         Et moi aussi je me sens aujourd´hui plus française qu´avant l´occupation de mon pays par les allemands. Ces quatre années d´humiliation nationale ont exalté mon patriotisme. Si je n´aime pas du tout les collaborateurs, ce n´est précisement pas pour leurs idées fascistes – je m´en fiche de la politique -, mais parce qu´ils n´ont pas honte de tendre la main et même de brosser l´uniforme aux envahisseurs, aux asservisseurs et aux saccageurs de notre patrie...
-         Bravo! Mademoiselle. Me permettez-vous de vous serrer la main...?
-         Avec plaisir.
-         Mais, diable!, savez-vous que vous êtes également aussi fougueuese que don Carlos et qu´Aben-Hamet...?
-         Mais oui: en ce qui concerne l´amour de mon pays.
-         Et pour le reste...?
Jacqueline minauda d´une manière délicieuse et ajouta incontinent:
-         Vous êtes trop curieux, Monsieur...
-         Excusez-moi, Mademoiselle.
On fit une petite pause. J´offris à Jacqueline une cigarette qu´elle refusa. Je l´allumai pour moi. Je repris par la suite:
-         Connaissez-vous exactement le prix de la collaboration franco-allemande...?
-         Non.
-         Prenez-en note, Mademoiselle. Le 31 Mars 1944, la dette de l´Etat et de la Caisse Autonome d´Amortissement s´élevait déjà à la somme fantastique de 1.401 milliards 533 millions de francs...! Ce sont des chiffres officiels[1].
-         Quelle atrocité!
-         Seulement dans le premier trimestre de cette année, c´est-à-dire, du 1 janvier au 31 mars, votre dette publique a augmenté de 68.033 millions de francs. Ajoutez encore celle du deuxième trimestre, qui est en train d´expirer, et vous atteindrez bientôt – et vous ne vous y arrêterez pas encore – les 1. 500 milliards...!!!
-         Mais n´est-ce pas une blague, Monsieur...?
-         Une blague, Mademoiselle...? Vous verrez la suite après la guerre. Le lendemain de l´armistice, le fameux maire de Bordeaux Adrien Marquet – un oiseau de proie très connu aussi dans le tripot élégant du Grand Casino de St. Sébastien en Espagne – vous annonçait en pleurnichant par la radio que vous étiez devenus plus pauvres que Job. Eh bien, après quatre années de collaboration des Marquet et Compagnie, on ne vous a pas laissé même la tuile avec laquelle Job nettoyait ses ulcères...
-         C´est inouï.
-         En effet, Mademoiselle; c´est inouï. Mais, tenez compte que seulement les frais d´occupation vous coûtent chaque jour 400 millions de francs. Pourtant cela ne représente que la dépense de l´Etat. Si vous y ajoutez le saccage des particuliers, c´est-à-dire, les réquisitions et les rafles de toute classe, alors le calcul est impossible.
-         Et nos aïeux se plaignaient amèrement de la guerre du 70...?
-         Oui; le traité de Francfort vous imposa une indemnité de guerre de cinq mille millions, à payer en trois ans. Cette fois vous payez cinq mille millions chaque deux semaines, depuis quatre ans...!
-         Si tous les français savaient cela...!
-         Je pense qu´ils l´apprendrons et qu´ils commenceront à s´acquitter de cette dette sur les biens des collaborateurs. Si j´avais le pouvoir en France, l´affaire serait vite reglée: confiscation inmédiate des biens de ceux qui ont fait des affaires avec les allemands et condamnation aux travaux forcés à perpétuité...
-         Mais en France il n´y a pas de politiques capables de prendre des mesures si radicales...!
-         Croyez-vous? Mais le “Nouvel Etat français” ne s´est-il pas attaqué pendant quatre années aux biens et aux personnes des juifs et des gaullistes, des francmaçons et des communistes...?
En tout cas, c´est une affaire qui ne me regarde pas. Votre politique à vous, les français. Ce n´est pas moi qui payera vos dettes...
-         Laissons de côté ces choses tristes, voulez-vous? Revenons encore au dernier Abencerage.
-         C´est plus agréable.
-         Les espagnols sont-ils pour la plupart aussi amoureux que le maure Aben-Hamet...?
-         En général, oui. Nous aimons et nous haïssons avec la force de notre soleil.
-         Haïr aussi...?
-         Mais oui, Mademoiselle. Haïr est parfois un sentiment aussi noble qu´aimer. Par exemple, je haïs cordialement les traîtres, les oppresseurs et les goujats.
-         Est-ce pour cela que vous haïssez le “Caudillo”...?
-         Juste, Mademoiselle. Parce que la fameuse “libération nationale” de Franco et de la bougeoisie réactionnaire de mon pays est l´entreprise la plus répugnante de trahison, d´oppression et de goujaterie...
Mais ne revenons plus à la politique.
-         C´est ça. Jouez-vous de la guitare, comme don Carlos?
-         Non, Mademoiselle.
-         Et claquez-vous les castagnettes...?
-         Non plus.
-         Mais du moins, vous aimez les corridas.
-         Pas beaucoup.
-         Dame! Je croyais que les espagnols savaient tous courir un taureau, jouer de la guitare et claquer les castagnettes.
-         Oh! non, Mademoiselle. C´est une opinion très répandue en France: mais il n´y a rien de plus faux. Vos romanciers vous ont trompé très littérairement. L´Espagne n´est pas un pays d´opérette, mais un pays européen comme les autres. Naturellement nous avons notre caractère, nos moeurs et notre mentalité à nous. Mais si vous allez un jour dans mon pays comme votre écrivain Francis Carco, avec l´illusion de trouver partout des toréadors, des femmes en mantille et des amoureux chantant des sérénades au son d´une guitare, votre désenchantement sera complet. Nous ne sommes plus au siècle des abencerages, comme vous n´êtes pas non plus au siècles des mignons...
-         Pourtant vous avez toujours des toréadors, des guitaristes et des danseuses gitanes.
-         Ah! oui, comme vous avez des joueurs de boules, des joueurs d´accordéon et des danseurs du genre apache... Chaque pays s´amuse à sa façon.
-         A Paris je vis danser une fois l´Argentine. C´était quelqu´un cette femme-là.
-         En effet, l´Argentine – de son vrai nom Antonia Mercé – a été de notre temps l´interprète la plus géniale des dames classiques espagnoles. Sa renommée était internationale. Elle mourut en 1936, juste à la veille de notre guerre civile. Il se peut qu´en interprétant la “Danse rituelle du feu” de Manuel de Falla, elle se sentit impuissante pour la première fois, pour conjurer les mauvais esprits qui menaçaient de bouleverser notre pays, et cassant pour jamais ses castagnettes, elle s´enfuit à l´au-delà, pour ne pas contempler l´horrible spectable...
-         Mon Dieu! Que vous avez une imagination débordante. J´aimerais bien continuer encore notre agréable conversation, mais voyez. Jacqueline me montra sa montre-bracelet. Il était vingt-deux heures moins le quart.
-         Il faut rentrer – acheva la jeune fille.
On se leva. Le crépuscule était clair et brillant.
-         Voulez-vous que je vous accompagne, Mademoiselle?
-         J´aimerais bien, mais vous savez, je ne veux pas que les pies jasent... Merci beaucoup.
Elle s´en alla. J´attendis un moment en la contemplant.
Dans la butte sillonnée de vignes, Jacqueline se perdit bientôt, comme une magnifique grappe d´or...

II

Je laissai passer trois jours avant de rencontrer à nouveau Jacqueline. Je ne voulais pas non plus donner des prétextes aux jasements des pies. Pas pour moi, c´est entendu: mais pour elle.
Je connaissais déjà la mentalité du village. Quelques mois auparavant je m´étais lié d´amitié avec une famille de l´endroit. A la maison il y avait une jeune fille très aimable. Eh bien, une semaine après, les commères m´avaient déjà fiancé à elle. A la deuxième semaine, elles se mirent à annoncer mon mariage. Et à la troisième...., à la troisième, je me décidai à m´en ficher complètement de leurs bêtes bavardages.
J´eus le pressentiment qu´avec Jacqueline il allait se passer bientôt pareil. Mais pour le moment, il fallait ménager les scrupules de la jeune fille. Elle y verrait une preuve de correction. D´autre part, c´était d´élémentaire astuce de me faire un petit peu l´intéressant. Si je la rencontrais le lendemain, elle pourrait se figurer que j´avais déjà perdu la tête. Et pour le moment ce n´était pas cela. Elle m´avait simplement fait une impression très agréable. C´était tout et c´était assez. La déception que j´avais redoutée, ne s´était pas produite. Le reste viendrait en tout cas après. Il ne fallait pas se précipiter. Quand au quatrième jour, je la retrouvai au même endroit, elle m´accueillit avec une visible complaisance.
-         Je pensais que vous aviez quitté le pays.
-         Pas encore, Mademoiselle.
-         Mais... peut-on savoir ce que vous faites ici, Monsieur? Bien entendu, si cela n´est une indiscrétion.
-         Oh! pas du tout, Mademoiselle. Je ne fais ici que des choses très inoffensives et surtout très spirituelles. Voyez: je pioche, je pellète, je déblaye, je balaye, je débarde...
-         Blaguez-vous...?
-         Pas du tout, Mademoiselle.
-         Mais vous n´avez pas du tout l´air d´un manoeuvre.
-         Que non...? Voyez mes mains.
-         Ta, ta! Ces callosités sont très récentes. Je pense que ce sont les premières que vous avez eues dans la vie.
-         Oh! non. J´en ai déjà eu en France plus d´une fois.
-         Et en Espagne aussi...?
-         Non. Jamais.
-         Ah...! Et quelle était votre profession dans votre pays...? Si cela n´est pas non plus une indiscrétion.
-         Professeur de l´Enseignement secondaire.
-         Et vous travaillez en France comme manoeuvre...! Mon Dieu! quelle métamorphose...! Et n´êtes-vous pas très malheureux en menant cette vie si peu conforme à vos aptitudes et à vos habitudes...?
-         Bah! je prends la chose philosophiquement. Aux débuts, en effet, je souffris terriblement. Je venais de sortir d´un camp de concentration. J´en sortais extenué et on me mit à travailler par la suite comme un forçat. Sous le régime le plus dur et le plus brutal. Justement ici, dans ce département et dans ce canton. Il y a quatre ans.
-         Mais, comment...? Avez-vous été interné et condamné aux travaux forcés...?
-         Condamné judiciairement, non.
-         Et alors...?
-         Alors, Mademoiselle, dans la France des Droits de l´Homme, j´ai fait 16 mois de camp de concentration et 35 mois de travaux forcés sans aucune sentence des tribunaux.
-         Mais qu´aviez-vous fait pour cela, Monsieur...?
-         Rien, Mademoiselle; rien que me battre pendant deux années et demie en défense du Gouvernement légal de la République Espagnole contre les rebelles fascistes et maures, et les envahisseurs allemands et italiens.
-         Et est-ce exclusivement pour cela que vous avez été traité de cette façon...?
-         Exclusivement pour cela, Mademoiselle. Mon casier judiciaire est intact en Espagne et ici. Ma parole d´honneur.
-         Mais cela est inoui...!
-         Inoui...? Pas du tout, Mademoiselle. C´est le traitement courant et le plus bénin, infligé depuis presque six ans à la plupart des réfugiés antisfascistes espagnols. D´autres sauvagement torturés, assassinés, déportés au Sahara ou livrés aux bourreaux de la Phalange espagnole, pour être par la suite fusillés...
-         Mais qui vous a fait toutes ces atrocités...? Les Gouvernements des collaborateurs...?
-         Oui: les Gouvernements de Petain et les gouvernements de la République. Quand je fus interné pour la première fois dans un camp de concentration et que je fus enrôlé pour la première fois dans une Compagnie de Travaillerus, le président du Conseil de Ministres était un radical-socialiste et un francmaçon. Il s´appelait Edouard Daladier. Et le ministre de l´Intérieur était à son tour un autre radical-socialiste et un autre francmaçon. Il s´appelait Albert Sarrant...
-         Alors ce n´est pas physiquement, mais surtout moralement que vous avez dû souffrir.
-         Vous avez déviné, Mademoiselle. Nous avions été toujours – moi comme tous les républicains espagnols – des amis sincères et enthousiastes de la France. Imaginez notre désenchantement et notre tristesse, en nous voyant traités sans acun motif de cette façon inhumaine.
Nous ne pouvions même pas soupçonner que pour le fait d´avoir courageusement combattu, avec trois ans d´anticipation, les mêmes ennemis qui allaient infligér à la France la plus affreuse humiliation de son historie, nous serions traités par les républicains et les francmaçons français comme les pires criminels...!
-         Et nous gardez-vous rancune pour cela?
-         D´abord, je haïs à mort et je haïrai jusqu´à la fin de ma vie les lâches auteurs et executeurs de ces forfaits. Ceux-ci ont coûté la vie à beaucoup de compatriotes et leur sang nous crie: Vengeance!
Mais je n´en veux pas du tout pour cela la France. Heureusement la population civile nous a toujours traité partout avec beaucoup plus d´humanité. Le pauvre peuple français a été enfin de compte victime, lui-aussi, de la même clique d´éléments indésirables: les responsables de la défaite de 1940 et les responsables du pillage national en collaboration de 1940 à 1944...
-         Mais ne pouvez-vous pas retourner en Espagne...?
-         Ah! Oui. Je serais là depuis longtemps, si j´avais voulu.
-         En liberté...?
-         C´est entendu.
-         Et pourquoi vous n´êtes pas rentré...?
Je crois que c´est préférable que de mener cette vie peu agréable.
-         Parce que je ne sais pas capituler, Mademoiselle. J´ai lutté pendant 31 mois contre le fascisme les armes à la main et je ne reconnaîtrai pas le régime ignominieux du “Caudillo” per omnia saecula saeculorum... Nous allons jusqu´au bout, nous, les espagnols. Rappelez l´observation de Chateaubriand: il faut que nous domptons la fortune ou que nous soyons écrasés par elle... pour le moment j´en suis écrasé. Mais j´ai l´espoir de la dompter encore, et sans tarder.
-         Oui, mais en attendant, vous piochez...
-         Et quoi...? Le travail manuel ne deshonore pas. Par surcroît, il fortifie le corps et l´esprit.
-         Mais en outre vous vivez comme un prolétaire.
-         Et j´en suis fier, Mademoiselle. La pauvreté est une école supérieure. Qui n´a pas passé par elle, ne connaîtra jamais la véritable valeur de la vie.
-         Pourtant ceux qui ont passé par elle, ne veulent plus y retourner...
-         Juste; mais ils ne regrettent pas le passage. On y apprend beaucoup de choses. On y apprend surtout à ne pas craindre la pauvreté. Combien de trahissons, de bassesses et de crimes fait commettre chaque jour la peur de la pauvreté!
Pourtant se trouve très souvent dans l´antichambre de la félicité. C´est le Christ qui l´a dit: “Bienheureux les pauvres...”
-         Oui, mais personne ne veut être de cette classe de bienheureux. A commencer par les chrétiens les plus fervents...
-         Cependant je puis vous assurer que c´est dans cette situation que j´ai éprouvé plus d´une fois des moments de véritable félicité. Celle-ci consiste essentiellement dans la satisfaction complète de soi-même. Et bien, je puis vous confier qu´au bout de journées très dures et des circonstances très difficiles, en me jetant à la nuit sur une misérable paillasse, affamé, febrile et exténué, j´ai éprouvé dans moi-même plus d´une fois cette satisfaction intérieure complète.
-         Oui, mais non précisement pour la faim, pour la fièvre et pour l´exténuation, mais parce que vous les aviez maîtrisés et surtout parce que vous vous étiez tiré intacte de l´épreuve la foi qui vous anime. Vous avez un idéal et c´est pour lui que vous consentez tous les sacrifices. Vous avez en outre une espérance: celle de voir triompher bientôt cet idéal et c´est pour elle que vous ne regardez pas les souffrances du combat. Supporteriez-vous allégrement toutes ces épreuves sans savoir pourquoi...?
-         En effet, Mademoiselle. Vous avez une pénétration étonnante.
-         Mais me permettez-vous de vous faire une remarque un peu... cruelle...?
-         Je vous en prie.
-         Etes-vous bien sûr qu´à la fin de la guerre on ne laissera pas tomber les républicains espagnols...? Franco ne bouge pas. Il a même pactisé avec quelques alliés. Et les capitalistes étrangers qui ont beacoup d´intérêts en Espagne, d´après ce que j´ai lu, continueront, bien sûr, à l´appuyer.
-         Mais, Mademoiselle: nous sommes le premier peuple européen qui a osé faire face au fascisme. Nous nous sommes battus contre lui, presque désarmés pendant deux années et demie. Avant qu´un Stalingrand, il y a eu un Madrid. Après la défaite, on a organisé contre nous une repression qui n´a d´exemple que dans les proscriptions de Sylla et dans les massacres de Gengiskhan. Et malgré tout nous tenons encore; nous tenons toujours. Et croyez-vous qu´après la guerre on peut nous laisser tranquillement tomber...? Lorsque le monde entier s´est dressé contre le fascisme, croyez-vous possible qu´on respecte à la fin de la lutte le spécimen fasciste le plus ciminel, le plus rétrogade et le plus méprisable du continent européen...?
Cette manoeuvre répugnante, si jamais elle était essayée, serait la dernière des vilenies. Elle souleverait immédiatement la conscience de tous les hommes libres d´Europe. Sur les champs de bataille d´Espagne fume encore le sang généreux des meilleurs combattants antifascistes des Brigades Internationales: du député communiste du Reigstach, Hans Beile; du lieutenant colonel italien Nino Manetti; de l´écrivain et général hongrois Luckas, et tant d´autres. Non, Mademoiselle. On ne peut pas nous laisser tomber. Et si quelques messieurs s´avisent en ce moment de perpétuer en Espagne le sultanat de Franco et de la Phalange, pour des calculs financiers inavouables, ils se trompent complètemnet. Le cas écheant, le peuple espagnol se suffira à lui tout seul pour venir à bout des petits tyrans et des grands calculateurs... Nous ne sommes pas des éunuques ni des esclaves.
-         Ne vous exaltez pas, Monsieur. Je vous en prie. Je n´ai pas voulu vous froisser.
-         Oh! non, Mademoiselle. Excusez-moi. Mais croyez-vous qu´en remarquant certaines attitudes un peu trop équivoques au courant de cette guerre, je n´ai pas été assailli plus d´une fois par la même pensée...?
Mais c´est une pensée trop absurde. La fin de cette guerre marquera en Europe un règlement de comptes général. Les manoeuvres réactionnaires de l´autre post-guerre ne prospéreront plus. Nous avons bien compris cette fois. Et les malandrins et les maladroits de 1918-1919 ne gâcheront plus la transfortmation sociale du Continent. Le fascisme ne voulait-il pas un ordre nouveau...? Il l´aura; mais non celui qu´il avait pensé...
Mais laissons de côté ces questions. Le temps parlera. C´est l´orateur le plus éloquent. Voulez-vous que nous fassions une petite promenade?
-         Je voudrais bien; mais...
Je dévinai:
-         Toujours les pies...?
Jacqueline sourit. Puis elle ajouta:
-         Dites-moi: en Espagne les pies sont aussi bavardes qu´en France...?
-         Oh! ce genre d´oiseaux est partout pareil et je dois vous dire en honneur de la vérité que l´esprit public à la campagne est beaucoup plus étroit en Espagne qu´en France.
-         Et dans les villes...?
-         Dans les villes il est à peu près comme ici. Mais, vous savez, dans les villes comme dans les villages, la femme espagnole est infiniment moins libre que la française. La femme française est l´égale de l´homme; la femme espagnole, non.
-         Mais c´est vous qui maintenez les femmes dans ce plan d´infériorité.
-         Pas nous précisement. C´est le milieu; c´est l´éducation; ce sont les préjugés; c´est l´atavisme musulman et l´influence catholique.
En tout cas, en compensation, la femme espagnole est mieux protégée juridiquement que la française.
-         Comment!
-         Mais oui, Mademoiselle. Vous vivez encore en grande partie sous le régime juridique du Code Napoleon: un code ayant été inspiré par un despote et par un mari trompé, ne pouvait pas être très favorable aux femmes. Dans la vie publique vous n´avez aucune ingérence légale; et dans la vie domestique, en vous mariant, vous commencez par perdre même votre nom de famille.
-         Est-ce qu´en Espagne les femmes mariées conservent toujours leur nom de jeunes filles?
-         Oui, Mademoiselle; et les enfants portent toujours deux noms: celui du père et celui de la mère.
-         C´est curieux. Ont-elles aussi le droit de suffrage?
-         Exactement comme les hommes, et elles peuvent aussi devenir députés et ministres.
Dans la dernière législature de la République Espagnole, le chef de la minorité communiste à la Chambre des Députés était une femme: Dolores Ibarruri, la célèbre “Pasionaria”, calomniée de la façon la plus vile par tous les reptiles de la presse réactionnaire française. Pendant la guerre civile nous avons eu aussi une femme ministre: l´écrivain libertaire Federica Montseny.
Bien entendu, ce sont des avantages accordés à la femme par nous, les républicains. Autrefois, avec la Monarchie, et à présent, avec Franco, la chose n´est pas pareille.
Voyez un exemple qui va vous cabrer. Dans le code penal de la Monarchie, il y avait un article qui permettait au mari de tuer impunément sa femme, surprise en adultère flagrant.
-         Quelle barbarie! Et si la femme surprenait son mari dans le même cas, avait-elle le droit de le tuer à son tour...?
-         Ah! non.
-         Jolie justice...!
-         Naturellement nous avons effacé cet article ignominieux.
-         Somme toute, entre la protection légale de la femme espagnole et la liberté réelle de la femme française, j´opte pour la deuxième.
-         Je comprends. D´autre part, est-ce que vous avez besoin en France des droits politiques des femmes espagnoles? Pas du tout. D´ordinaire, vous commandez en France les hommes qui vous commandent...
-         C´est ça.
-         Parce que vous valez, en général, autant ou davantage que la plupart de vos hommes.
-         Vous êtes très galant, Monsieur.
-         Ah! ce n´est pas de la galanterie, Mademoiselle, mais de la justice. Je vous parle avec toute objectivité. Une des choses qui me frappèrent, d´abord, lorsque je commençai à connaître un peu la culture et la vie française, fut la personnalité remarquable de la femme. Dans la Littérature, dans la Peinture, dans la Musique, dans le Théâtre, dans la Religion, dans la Politique, dans la Vie Sociale, dans la Guerre même, vous possédez une galerie de femmes illustres comme aucun autre peuple au monde. Il n´y a jamais eu en France un mouvement d´envergure, quoi qu´il en soit, qui n´ait pas mis en avant le nom d´une femme; qu´elle s´appelle Jeanne d´Arc ou Madame Roland, Marie de France ou Berthe Morisot, Hersande de Champagne ou Germaine Taillefer...
La civilisation espagnole est une oeuvre presqu´exclusivement masculine. La civilisation française doit autant aux femmes qu´aux hommes.
-         Merci bien, Monsieur.
-         Pas de quoi, Mademoiselle. Je ne fais que constater une réalité.
Je vais vous ajouter une autre remarque qui n´est pas du tout aussi flatteuse. Les principaux défauts de la Nation française: légéreté, vanité et manque de caractère sont des défauts spécifiquement féminins. La France les doit à cette influence préponderante de ses femmes.
-         Croyez-vous?
-         C´est mon avis personnel. Peut-être je me trompe. Mais je crois que non.
-         Qui sait!
Alors ne voudriez-vous pas que la femme espagnole atteigne le niveau de la française...?
-         Au point de vue culturel, si. Pour ce qui est de l´influence sociale, non.
-         Pourquoi? L´un est conséquence de l´autre.
-         Me permettez-vous de vous dire encore une vérité très peu flatteuse...?
-         Soit.
-         Parce que l´élément féminin est en principe un élément de corruption.
-         Dame!
-         Mais oui, Mademoiselle. L´homme agit en principe par réflexion; la femme, par impulsion. Et les impulsions ne suivent pas d´ordinaire la route royale de la raison, mais les sentiers dévoyés du caprice. Adam perdit le paradis pour condescendre à un caprice de sa femme.
-         Diable! allez-vous argumenter avec la vieille historiette du Genèse...?
-         Et pourquoi pas, Mademoiselle? Cette vieillle historiette est un symbole. Les sociétés, conduites par les caprices des femmes, sont vouées irremédiablement à la corruption, à la décadence et à la ruine. Consultez votre propre histoire.
-         Et que serait-il arrivé, Monsieur, si Adam s´était refusé à mordre la pomme...? Sa société conyugale avec Eve aurait-elle marché un peu mieux...?
-         Ah! je ne sais pas. Demandez-lui à Jehovah, Mademoiselle...
Jacqueline se mit à rire. Je l´imitai. C´était déjà l´heure de partir. On se dit adieu et on se serra la main cordialement. La jeune fille était véritablement jolie avec sa blouse blanche et sa jupe bleue de France. En la voyant s´éloigner d´un pas nonchalant, je pensai que, malgré tout, si elle avait été notre mère Eve et que je m´étais trouvé avec elle dans les jardins de l´Eden, j´aurais agi probablement comme Adam...




[1] “Le Petit Courrier” d´Angers les publia dans son nº du 13 juillet 1944.